À quoi ressemble un génocide

par Against The Current
Cour internationale de justice © Lybil BER — CC BY-SA 4.0

Le terme génocide pour parler de la situation à Gaza fait débat. Pourtant, l’analyse historique, juridique et concrète atteste de la réalité de celui-ci. Cette compréhension est nécessaire pour y faire face.

La diffusion en direct et à la télévision de la guerre à Gaza depuis le 7 octobre donne un nouvel éclairage sur des choses qui ne pouvaient pas auparavant être vues en temps réel. Dans leur article intitulé « Gaza : une horrible fenêtre sur la crise du capitalisme mondial »1 , William I. Robinson et Hoai-An Nguyen observent :

« Le vingtième siècle a connu au moins cinq cas de génocide avéré, défini par la Convention des Nations unies comme un crime commis dans l’intention de détruire un groupe national, ethnique, racial ou religieux, en tout ou en partie. Le siècle a commencé par le génocide des Herero et des Nama par les colonialistes allemands de 1904 à 1908 dans ce qui est aujourd’hui la Namibie. Il a été suivi par le génocide ottoman des Arméniens en 1915 et 1916, l’holocauste nazi de 1939-1945 et le génocide [des Tutsis] au Rwanda de 1994. »2  À cette liste pourraient être ajoutés, par exemple, le génocide colonial belge sous le roi Léopold au Congo ainsi que le génocide des Amérindiens aux États-Unis, bien qu’il ait été largement achevé au XIXe siècle.

« Alors que le génocide d’Israël à Gaza est retransmis en direct, les règles de la guerre ne s’appliquent plus, si elles l’ont jamais été, pour Tel Aviv et Washington. Il y a eu plus de morts civiles enregistrées à Gaza au cours des deux premiers mois du conflit – près de 20 000 – que pendant les 20 premiers mois du conflit Russie-Ukraine [l’invasion russe à grande échelle de 2022, note de Against the Current] qui a coûté la vie à 9 614 civils »3 .

Les caractéristiques d’un génocide

Dans l’imaginaire populaire, le terme « génocide » correspond certainement l’appareil de mort industriel nazi, ses wagons à bestiaux et ses chambres à gaz, le meurtre industriel à échelle de masse de victimes contraintes de creuser leur propre tombe, les populations juives des ghettos vouées au transport et à l’extinction. Mais cette horreur ultime du XXe siècle n’épuise pas la définition.

L’article II de la « Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide » des Nations unies (1948) détermine : « le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) Meurtre de membres du groupe ; b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. »

Quatre de ces points (a à d) ont été entièrement documentés dans le recours de l’Afrique du Sud à la Cour internationale de justice sur l’assaut d’Israël contre Gaza (la CIJ est un organe distinct de la Cour pénale internationale, qui a inculpé Vladimir Poutine sur le cinquième point, à savoir l’enlèvement d’enfants ukrainiens en vue de leur « adoption » en Russie.)

En effet, des « mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe » sont avérées, car les femmes et les enfants représentent plus de la moitié des décès à Gaza, l’effondrement du système médical contraint les femmes (50 000 sont enceintes à Gaza) à accoucher sans soins prénataux ou hospitaliers appropriés, et la malnutrition rend l’allaitement pratiquement impossible – tout cela avant l’invasion imminente de Rafah par Israël, et tandis que près de 1,5 million de personnes déplacées à Gaza vivent dans des conditions indescriptibles.

La nature de l’offensive israélienne

Franchement, aux yeux de la grande majorité du monde, parler de génocide est presque une évidence. La défense d’Israël à la présentation de l’équipe juridique sud-africaine était assez pathétique, elle n’a pas réfuté le moindre point factuel. Dépourvu de toute rhétorique, Israël a essentiellement avancé deux arguments : 1. Nous sommes l’État juif né de l’Holocauste, comment peut-on nous accuser de génocide ? 2. Le Hamas a commis des atrocités de masse le 7 octobre, et Israël a « le droit et la responsabilité sacrés de se défendre ».

Le point 1 est une demande d’immunité permanente (Donald Trump n’en serait-il pas fier ?). Et le point 2 n’a rien à voir avec l’affaire portée devant la CIJ, qui traite des accusations portées contre des États. Les dirigeants du Hamas et d’Israël pourraient être inculpés par la Cour pénale internationale, mais le Hamas, en tant qu’entité non étatique, ne peut pas être partie prenante des procédures de la CIJ.

La nature du 7 octobre n’est pas le débat

Avant d’examiner le statut du « droit à se défendre » d’Israël, soyons clairs sur les faits de base, quels que soient ceux qui ressortent en fin de compte des nombreuses affirmations contradictoires sur qui a tué combien de personnes en Israël le 7 octobre. L’aile militaire du Hamas (quoi qu’aient souhaité les autres parties de l’organisation ou les habitant·es de Gaza en général) a mené une attaque terroriste contre un État terroriste. Elle a tué des civils non combattants et, selon des rapports crédibles, a commis des violences sexuelles hideuses et meurtrières.

Mais le dossier soumis à la CIJ ne porte pas sur le caractère de l’attaque du Hamas, mais sur la question de savoir si le terrorisme d’État d’Israël à Gaza équivaut à « l’intention de détruire, totalement ou en partie », sa population.

À titre d’analogie, imaginons que la Chine – avec ou sans provocation – lance une campagne de bombardements et une invasion terrestre dans la province du Xinjiang (le territoire ouïgour) et qu’en un peu plus de trois mois elle tue 1 % (chiffre sous-estimé) de la population, détruise délibérément presque tous les hôpitaux et fasse exploser les ambulances avec des obus de chars, tue plus de 100 journalistes dans des attaques clairement ciblées, ordonne aux civils de se déplacer et les bombarde lorsqu’ils fuient, suggère que la population puisse être transférée « volontairement » et dise ouvertement que la guerre se poursuivra pendant un an.

Il n’est pas difficile d’imaginer comment le monde, le gouvernement et les médias américains appelleraient une telle situation. Et si, par exemple, une puissance comme la Russie fournissait à la Chine les bombes et l’artillerie nécessaires à l’assaut ? Cette analogie suggère que le dossier sud-africain devant la CIJ présentait une lacune : elle ne désignait pas les États-Unis comme partenaires du massacre de Gaza, alors que Washington le finance et le soutient.

Occupation et « droit à se défendre »

Le droit d’Israël à se défendre contre le Hamas est si largement répété, à travers le spectre politique et médiatique, qu’il est considéré comme un axiome. C’est pourquoi il est nécessaire de l’interroger.

En vertu des principes du droit international – même si, dans la pratique, Israël l’ignore, avec la protection des États-Unis – Gaza a le statut de territoire occupé par Israël. Le retrait des colonies israéliennes en 2005, dont la protection était devenue trop couteuse, n’a pas mis fin au contrôle d’Israël sur l’économie de Gaza, qu’il a systématiquement sous-développée et pillée, ni son contrôle sur ce qui pouvait entrer et sortir.

Depuis 2007, lorsque le Hamas a pris le pouvoir à Gaza (à la suite d’une tentative avortée de coup d’État, soutenu par les États-Unis, contre le Hamas), cette bande de territoire de la taille de Detroit, qui compte 2,3 millions d’habitants, est soumise à un siège qui dure depuis 16 ans, avec des approvisionnements alimentaires permettant seulement la survie de la population, et ponctué par des épisodes répétés de bombardements et de destruction des infrastructures par Israël.

Il existe des règles établies régissant l’occupation de territoires en temps de guerre (Quatrième Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, août 1949 : Section III, « Territoires occupés », articles 47-78). Ces règles précisent que la puissance occupante est responsable du bien-être de la population occupée, ce qui signifie que le droit d’Israël à l’autodéfense est limité par le fait qu’il n’a pas plus le droit de bombarder Gaza et sa population qu’il n’a le droit de bombarder ses propres citoyens.

Indépendamment du caractère monstrueusement disproportionné des massacres et des destructions qu’Israël a infligés, et de ses mensonges flagrants concernant la « limitation au minimum des pertes civiles » – alors que le contraire est évident –, il n’avait tout simplement pas le droit de lancer une telle opération militaire.

Conséquences pratiques d’une guerre génocidaire

Nous sommes tout à fait conscients que les statistiques formulées à partir des données concernant les destructions au début du mois de février seront largement dépassées quand cet article sera publié. Même à l’heure actuelle, le bilan de 27 000 morts à Gaza est largement sous-estimé.

Avec les milliers de corps non retrouvés sous les bâtiments détruits, le nombre réel de victimes doit être supérieur à 30 000, et ce avant la propagation rapide et presque inévitable des épidémies dues à l’effondrement des services de santé, au bombardement de presque tous les hôpitaux, à l’absence d’eau potable, à la surpopulation et la famine.

Bien plus de la moitié des structures de Gaza ont été détruites, à tel point qu’il est difficile de voir comment elles peuvent être rendues habitables à nouveau. À cela s’ajoute la démolition culturelle délibérée – la destruction par l’armée israélienne d’universités et de musées contenant des archives et des artefacts inestimables, rivalisant avec ce que l’État islamique faisait en Syrie et en Irak.

Des intellectuels palestiniens de premier plan ont été pris pour cible, ainsi que plus de 100 journalistes et plus de 300 personnels médicaux. L’armée israélienne a tué 94 professeur·es d’université, ainsi que des centaines d’enseignant·es et des milliers d’étudiant·es, dans le cadre de son assaut permanent contre les Palestinien·nes de la bande de Gaza, selon l’Observatoire euro-méditerranéen des droits de l’homme (Euro-Med Human Rights Monitor).

Celui-ci a souligné que « les actions d’Israël s’inscrivent dans le cadre de ses politiques publiques visant à rendre inhabitable la bande de Gaza et à en expulser ses résident·es palestinien·nes… en instaurant une atmosphère coercitive, dépourvue des services de base et de ce qui est nécessaire pour survivre, c’est-à-dire en réduisant à néant la sécurité physique et la stabilité psychologique de la population, ce qui pourrait finalement forcer les habitant·es de la bande de Gaza à évacuer ».

Des conséquences politiques sur la durée

Cette organisation de défense des droits humains basée à Genève a déclaré qu’Israël « a ciblé des universitaires, des scientifiques et des intellectuels de la bande de Gaza lors de raids aériens délibérés et ciblés sur leurs maisons, sans préavis »4 . Ces chiffres horribles seront dépassés dans quelques semaines, mais ils laissent présager d’autres conséquences désastreuses.

1. Les peuples du Moyen-Orient et du monde musulman ne pardonneront jamais à Israël ce qu’il a fait pour imposer une seconde Nakba à la Palestine – même si l’Arabie saoudite et d’autres royaumes pétroliers ont joyeusement l’intention de reprendre la « normalisation » des relations à la première occasion.

2. Dans la politique étatsunienne et mondiale, le massacre de Gaza a provoqué une hémorragie du soutien à Joe Biden parmi les Américain·es d’origine arabe ainsi que parmi la base électorale progressiste et chez les jeunes juifs. Pendant ce temps, Benyamin Netanyahou et Vladimir Poutine attendent les élections américaines, dans l’espoir de voir revenir Donald Trump – avec tout ce que cela implique pour les États-Unis, le monde et la catastrophe environnementale mondiale.

3. Même avec des informations incomplètes, il est clair que l’armée israélienne à Gaza et en Cisjordanie commet des actes de sauvagerie sadique, notamment des exécutions de prisonniers non armés – rappelant les atrocités commises par l’armée russe à Boutcha et dans d’autres villes ukrainiennes – ainsi que la destruction d’ambulances avec des obus de chars, et des fusillades aléatoires dans la rue, dont nous avons eu connaissance à partir du moment où trois otages israéliens évadés en ont été les victimes.

Cela indique la présence significative d’une extrême droite profondément raciste au sein des forces de défense israéliennes, qui va alimenter la crise politique latente en Israël. L’obscène conférence de célébration « La colonisation apporte la sécurité et la victoire », une conférence en faveur du « dépeuplement » de Gaza et d’une recolonisation israélienne, montre que les forces fascistes au sein du gouvernement israélien n’ont plus besoin de cacher leurs intentions. La coalition formée autour de Netanyahou étant de plus en plus menacée par l’extrême droite et la désillusion générale de la population, la lutte à l’intérieur d’Israël risque d’être marquée par davantage de violence, tant à l’encontre des communautés palestiniennes qu’entre les forces politiques israélo-juives.

4. Le danger d’une guerre régionale beaucoup plus vaste, que ce soit au Liban avec le Hezbollah ou avec l’éventuelle implication directe des États-Unis et de l’Iran, s’accroit à mesure que le massacre de Gaza se poursuit, bien qu’il soit difficile d’évaluer le niveau de la menace.

5. À l’heure où nous écrivons ces lignes, nous ne savons pas ce qui se passe dans les négociations semi-secrètes concernant une « pause » prolongée de deux mois et l’échange d’otages et de prisonniers. Nous ne saurons pas non plus, si un tel accord se concrétise, quelles pourraient en être les clauses secrètes. Ce qui est clair pour le mouvement propalestinien et pacifiste, c’est que si une telle pause se produit, il sera impératif d’intensifier la lutte pour un cessez-le-feu immédiat et permanent jusqu’à ce qu’il devienne politiquement impossible pour le gouvernement américain de permettre à Israël de reprendre le massacre.

À l’heure où nous mettons sous presse, l’armée israélienne déclare que son assaut à grande échelle sur Rafah se poursuivra si tous les otages ne sont pas libéré·es avant le début du ramadan. Pendant ce temps, même si les grands médias américains montrent beaucoup moins que ce que le reste du monde peut voir, l’affichage quotidien sur nos écrans de la destruction de Gaza et de la Palestine se poursuit. En 2024, nous pouvons donc dire « à quoi ressemble un génocide » – et que nous en subirons les conséquences pendant des décennies.

 

Mars 2024

Against the Current est la revue bimensuelle de Solidarity (États-Unis). Elle est animée notamment par des militant·es de la IVe Internationale. Traduit par AL.

  • 1 a ghastly window into the crisis of global capitalism », 15 janvier 2024, The Philosophical Salon.
  • 2Traduction par Des nouvelles du front.
  • 3Ces chiffres continuent d’augmenter et ne sont que des estimations, souvent partielles.
  • 4« Gaza Civilians, Under Israeli Barrage, Are Being Killed at Historic Pace », Lauren Leatherby, The New York Times, 26 novembre 2023.