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Chili : Un fossé entre la politique et la société

par Tomás Leighton, José Acevedo

Le triomphe de l’extrême droite aux dernières élections chiliennes fait de ce secteur, opposé au remplacement de la Constitution de 1980, la principale force du nouveau Conseil constitutionnel. Avec une campagne très éloignée du débat constitutionnel et centrée sur des thèmes tels que l’insécurité, le progressisme a subi une lourde défaite qui aura un impact sur le gouvernement de Gabriel Boric.

Depuis quelque temps, le Chili occupait à nouveau une place particulière dans le cœur du progressisme mondial. En 2019, des manifestations sociales contre le néolibéralisme ont débouché sur un processus démocratique visant à abandonner la Constitution imposée par la dictature d’Augusto Pinochet en 1980. 
En 2021, Gabriel Boric, un ancien leader étudiant de 36 ans, a été élu président et a initié ce que certains ont appelé une nouvelle vague de gouvernements progressistes en Amérique latine.
Cependant, en septembre dernier, la population a massivement rejeté dans les urnes le texte constitutionnel qui visait à remplacer l’ancienne Constitution, ce qui a obligé les partis à entamer un nouveau processus beaucoup plus encadré que le précédent. 
Et ce n’était qu’un prélude : lors des élections du nouveau Conseil constitutionnel, le 7 mai dernier, l’extrême droite, représentée par le Parti républicain (PR) de José Antonio Kast, a obtenu 35,41 % des voix. Elle a ainsi dépassé la droite traditionnelle (21,1 %) et battu le progressisme au pouvoir (qui se présentait sur des listes séparées, une erreur qui fera couler beaucoup d’encre). En outre, le PR a obtenu le droit de veto à lui seul et, avec la droite traditionnelle, a obtenu les deux tiers de la représentation pour opposer son veto à toute modification suggérée par la commission d’experts au projet de la nouvelle Constitution.
Tout ceci rend extrêmement difficile un accord entre la gauche et la droite traditionnelle (qui aurait cru qu’une telle possibilité pourrait être souhaitée). Bien que les résultats aient inévitablement miné la position de négociation du gouvernement pour mener à bien un programme qui était déjà compromis par l’absence de majorité parlementaire, il est certain que la majorité d’extrême droite au Conseil constitutionnel n’a pas un chemin assuré vers la victoire lors des prochaines élections présidentielles. En réalité, cette époque d’« identités négatives » et du rejet de tout ce qui a une odeur de pouvoir ont montré tout le contraire : sans expérience et prête à diriger un processus porteur d’espoirs qu’elle ne pourra pas satisfaire, l’extrême droite pourrait être confrontée à son propre processus de décomposition, tout comme la gauche a connu le sien avec la première Convention constitutionnelle.

 

Une série de va-et-vient constitutionnels


Bien qu’il soit encore trop tôt pour tirer des conclusions sur le comportement électoral, plusieurs éléments doivent être mentionnés. Tout d’abord, l’introduction du vote obligatoire l’année dernière a stabilisé un taux de participation élevé qui modifie complètement la carte électorale. En 2022, le taux de participation était de 86 %, il s’élève cette fois à près de 85 %. Il semble que le désintérêt des citoyens pour le processus constituant actuel, au lieu de se transformer en abstention, se soit exprimé par des votes nuls et blancs : ceux-ci ont représenté 21,54 % du total. En revanche avec le vote obligatoire, le reste des électeurs – qui ne s’étaient pas rendus aux urnes auparavant (ni lors du premier processus constituant, ni lors de l’élection du président Boric, lorsque le vote était encore facultatif) – a opté pour l’extrême droite cette fois-ci.
Cela signifie-t-il un élargissement de la pénétration culturelle du conservatisme au Chili ? Cela dépendra du maintien des bons résultats du PR au fil du temps. Pour l’heure, trois éléments peuvent être avancés. Premièrement, le vote en faveur du rejet du projet lors du dernier plébiscite est similaire au pourcentage de soutien à l’opposition, dans les deux cas autour de 62 %. Deuxièmement, le centre politique s’est finalement effondré après que l’alliance entre la Démocratie chrétienne et le Parti pour la démocratie (PPD, de l’ancien président Ricardo Lagos), appelée « Todo por Chile » (Tout pour le Chili), a décidé de sortir du bloc au pouvoir et n’a remporté aucun siège. Troisièmement, et c’est peut-être le plus important, il semble que l’extrême droite capitalise conjoncturellement un vote de répudiation de l’establishment politique, qui n’est pas très différent de celui qui a mobilisé les électeurs de la nouvelle gauche chilienne ces derniers temps. Comme cela s’est déjà produit dans d’autres pays, ces élections sont déterminées par ce que l’on appelle les « identités négatives », et celui qui les remporte voit son emprise se diluer en un clin d’œil.
Cependant, pour comprendre plus précisément ce que les Chiliens sanctionnent à cette occasion, il est nécessaire de se référer à la série de va-et-vient constitutionnels dont découle le processus actuel. La persistance du problème constitutionnel chilien réside dans le fait que, malgré les multiples réformes qu’elle a subies, la Constitution de 1980 ne sert pas de pacte fondateur de la communauté politique, ni de base pour régler les différends entre les citoyens. En plus de son héritage dictatorial, ce texte a encore dégradé sa légitimité en bloquant les réformes susceptibles de modifier la subsidiarité de l’État.
Après l’explosion sociale d’octobre 2019, le monde pensait que tout cela serait derrière nous avec la Convention constitutionnelle et ses innovations démocratiques révolutionnaires en matière de parité hommes-femmes et de protection de l’environnement. Pourtant, le projet a été sèchement rejeté par près de 62 % des électeurs dans toutes les régions du pays. Si certains accusent encore la campagne de désinformation conservatrice, la vérité est qu’elle n’a réussi qu’en raison d’une erreur stratégique et idéologique de la gauche : la rédaction d’une Constitution a été confondue avec le déploiement et la matérialisation d’un programme gouvernemental progressiste innovant. Le problème structurel de la ratification des nouvelles Constitutions par référendum est que plus le texte est long, plus les électeurs ont de raisons de le rejeter. Dans le cas du Chili, par exemple, une grande partie des nouveaux électeurs issus des secteurs populaires ont interprété la « plurinationalité » comme une atteinte à leur identité patriotique.
Le projet précédent ayant été rejeté, le Congrès national a lancé un nouveau processus beaucoup plus limité par le pouvoir en place. Bien que cela ait été un seau d’eau froide pour les aspirations de la gauche, toute autre chose aurait donné des armes à la droite. Comme ce fut le cas pour la Convention, le nouvel organe a établi des quorums contre-majoritaires, notamment les trois cinquièmes dans une assemblée de 51 élus (l’accord initial prévoyait 50 sièges, auxquels s’ajouteraient des quotas indigènes s’ils obtenaient 1,5 % du total des voix du pays lors d’un scrutin séparé ; ce fut le cas d’Alihuén Antileo, élu sur ce quota). Et, comme ce fut le cas pour la droite auparavant, la sous-représentation du centre-gauche dans le processus actuel signifie que les quorums n’atteindront pas leur objectif de faire avancer les pactes. De plus, la droite avait trois exigences : 12 bases institutionnelles intouchables pendant le processus (comme l’impossibilité d’éliminer le Sénat et la mention explicite de l’existence des forces armées et des carabiniers dans la Constitution, deux points controversés lors de la dernière Convention), une commission d’experts composée proportionnellement par les forces représentées au Congrès et un comité d’arbitres pour assurer la tutelle sur le pouvoir constituant. Le premier paradoxe est qu’avec les résultats électoraux favorables à l’extrême droite, ces contours pourraient, au mieux, donner une certaine influence à la gauche (et non plus aux conservateurs, comme à l’origine) et, au pire, s’avérer sans objet. Le second paradoxe électoral est qu’un parti comme le PR, qui défend la continuité de la Constitution de 1980, s’est vu confier la responsabilité du changement constitutionnel.

 

Dépassement par l’extrême droite


Le changement de l’hégémonie dans la droite chilienne est complet. Aujourd’hui, Kast est non seulement l’ancien candidat présidentiel de la droite qui a obtenu 44 % au second tour en 2021, mais son parti vient de gagner plus de deux fois plus de représentants que les forces de la droite classique, dont Renovación Nacional (de l’ancien président Sebastián Piñera) et l’Unión Demócrata Independiente (UDI, fondée par Jaime Guzmán, l’un des idéologues de la dictature).
La presse internationale a qualifié Kast de simple adaptation chilienne de populistes tels que Donald Trump ou Jair Bolsonaro, ce qui est logique compte tenu des connexions du PR avec les principales organisations d’extrême droite dans le monde. Sur le plan discursif, depuis 2017, Kast fait appel au danger qui pèse sur les valeurs familiales traditionnelles et la stabilité économique. Et qui les menacerait ? Le réseau classique de conspirateurs et d’ennemis coordonnés : la gauche, les agents politiques, « l’idéologie du genre » et les immigrés. Le discours de l’Alt-Right (droite alternative des États-Unis) qui se répand dans d’autres parties du monde n’est pas différent.
Depuis l’élection de Boric en 2022, le contexte économique, la crise migratoire et la crise sécuritaire (notamment avec la forte croissance de la criminalité à fort impact social) ont non seulement donné lieu à une levée de boucliers contre le gouvernement, mais ont également revigoré des discours tels que celui des Républicains, qui parviennent à être perçus comme des nouveaux venus prêts à déployer une « main de fer » contre la criminalité. En effet, toute la campagne électorale pour le nouveau Conseil constitutionnel a été marquée par des messages sur le sur le relâchement du contrôle de la sécurité, qui n’avaient pas grand-chose à voir avec la Constitution mais servaient au PR à susciter la colère envers le parti au pouvoir.
Mais José Antonio Kast est-il vraiment un outsider ? Contrairement à certains de ses pairs internationaux, c’est un homme politique de longue date qui a exercé des fonctions publiques depuis 1996 et qui, jusqu’à sa première campagne présidentielle en 2017, s’était toujours présenté sous l’étiquette de l’UDI. En particulier, Kast vient du cœur de l’une des cultures politiques les plus traditionnelles de la droite chilienne. Lorsqu’il étudiait le droit à l’Université catholique, Jaime Guzmán était son tuteur, et c’est ainsi qu’il est devenu un militant du Mouvement Gremial, un groupe corporatiste et religieux qui deviendra plus tard le germe du parti. Quant à son frère, Miguel Kast, c’était un Chicago boy formé par Milton Friedman qui fut ensuite ministre de Pinochet. Alors que Guzmán et Miguel Kast étaient sur le point de fonder l’UDI, ce dernier est décédé et la figure de José Antonio a fini par occuper un rôle symbolique fondateur, qui se reflète dans d’innombrables discours et hommages.
Tout ceci est extrêmement révélateur de la manière dont Kast et les Républicains tenteront d’orienter leur groupe au sein du Conseil constitutionnel. Vont-ils continuer à se mettre à dos les autres partis maintenant que c’est leur tour de diriger ? L’actuel président de l’UDI, Javier Macaya, s’est montré confiant quant à leur évolution en faisant remarquer que « près de 90 % des élus républicains sont issus de l’UDI ». Nous ne savons pas quel rôle Kast choisira de jouer avant la conclusion du processus, mais il pourrait présenter certaines différences avec le scénario du populisme de droite sous d’autres latitudes.

 

Progressisme chilien : et maintenant ?


Le Chili a élu le président le plus à gauche depuis le retour de la démocratie mais, dans le même temps, il a élu un Congrès largement à droite. L’effervescence déclenchée par la première élection, peut-être intensifiée par les espoirs liés au processus constituant initial, a été telle que la gauche a commis une erreur stratégique : elle a oublié la seconde élection. Ainsi, au lieu de procéder immédiatement aux principales réformes du programme gouvernemental, profitant de la lune de miel de plus en plus courte des gouvernements, elle a décidé d’attendre les résultats du plébiscite de septembre 2022, pensant que ce triomphe renforcerait le pouvoir de négociation de l’exécutif au Congrès. Cependant, avec le rejet du projet, le bloc au pouvoir s’est retrouvé avec une grande partie du programme gouvernemental en péril et, après les résultats du 7 mai, non seulement l’organe politique le plus à droite depuis des décennies a été élu, mais la position de négociation au Congrès s’est détériorée une fois de plus.
Dans un scénario défavorable, le progressisme doit rapidement se défaire de sa défaite et faire son autocritique, non pas pour s’auto-flageller, mais pour regarder vers l’avenir. Quels sont les éléments du processus constituant qui doivent être préservés et quels sont ceux qui doivent être abandonnés ? Quels sont les consensus nécessaires pour regagner la légitimité de notre vie commune dans le contexte que nous venons de décrire ?
S’il y a une chose qui est claire, c’est que la gauche ne peut pas se désengager du processus constituant. Après tout, c’est la gauche qui a proposé au pays une nouvelle Constitution visant à inaugurer une période de justice sociale. Ainsi, même s’il y a beaucoup de concessions à faire, il serait beaucoup plus préjudiciable de renoncer à un accord avec la droite traditionnelle. D’une part, cela permettrait de parvenir à un consensus sur un texte qui aurait plus de chances d’être approuvé en décembre 2023 et de clore définitivement le processus. D’autre part, cela créerait un précédent pour barrer la route à l’autoritarisme.
L’ère des identités politiques négatives implique également qu’il pourrait y avoir un espace au Chili pour construire une identité contre l’extrême droite, ce qui s’est produit dans une certaine mesure lors du second tour des élections présidentielles de 2021. La question est de savoir si, pour construire un tel antagonisme, il suffit de dénoncer le PR comme « non démocratique » alors qu’il vient de remporter les élections. Il convient plutôt de revenir à l’origine : la raison pour laquelle nous avons entamé ce long chemin de va-et-vient depuis l’explosion sociale, c’était le malaise que suscitait le non respect du principe de la subsidiarité (1) de l’État inscrit dans la Constitution de 1980. Si l’on prend en compte la logique du plébiscite de ratification, qui ne distingue pas article par article mais soumet au vote l’ensemble du projet, alors les anticorps que le nouveau texte peut générer auront le plus d’importance pour le vote final. Si la droite choisit de constitutionnaliser le système rejeté des administrateurs de fonds de pension privés (AFP) ou les institutions de santé de la sécurité sociale (ISAPRE, systèmes d’assurance maladie privés), il est très probable que le rejet l’emportera à nouveau.

 

Le dilemme de Kast


Nous avons dit plus haut que le processus constituant a été placé sous la direction de ceux qui ont refusé un processus constituant. Pour illustrer ce propos, un exemple suffit : Luis Silva, le candidat qui a obtenu le plus de voix dans le pays, a indiqué que le PR « ne veut pas d’une nouvelle Constitution ». En résumé, on peut dire que la proposition constitutionnelle du PR est la Constitution de 1980, ni plus ni moins. Cependant, malgré de lourdes défaites électorales cette année et l’année dernière, le plébiscite constitutionnel de 2020 a approuvé avec 78 % des voix la proposition de modifier le texte imposé par la dictature et amendé à de multiples reprises. En d’autres termes, il s’agit d’un chapitre qui ne se refermera probablement pas avec un nouveau rejet.
Comme on peut le voir, la question n’est pas si simple pour le PR. En tant que principale force du Conseil avec 23 sièges, un droit de veto autonome et nécessitant seulement huit voix de plus pour atteindre les trois cinquièmes (quorum pour approuver les articles), c’est lui qui a désormais la responsabilité du déroulement du processus dans la même mesure que le soutien populaire reçu lors du vote. Et même s’il sera plus d’une fois tenté de se dissocier de sa responsabilité, ce qui est certain, c’est que les attentes de dénouement de la crise sociale et institutionnelle du Chili n’ont pas disparu, malgré le fait que la sécurité et l’immigration soient devenues des sujets centraux pour les citoyens.
Contrairement au dernier plébiscite, il n’est plus possible pour la droite de se renforcer grâce à un nouveau rejet. La facilité avec laquelle elle peut obtenir les trois cinquièmes et même les deux tiers avec Chile Vamos signifie que les coûts du processus constituant incomberont en grande partie à la droite. Pour cette raison, il est probable que le pari du PR sera de présenter un projet à approuver en décembre. Cela dépend de la capacité de la droite, mais surtout du PR, à agir de manière modérée. Cela n’est pas impossible si l’on considère que, contrairement à une grande partie de la gauche indépendante élue à la Convention, le RP dispose d’un leader et d’une structure de parti beaucoup plus verticale.
Cependant, ce n’est pas la seule possibilité. Le PR est un nouveau parti, avec de nombreux cadres qui n’ont pas été forgés en politique et qui ne sont pas habitués aux débats institutionnalisés, aux règles de vote, aux apparitions publiques, etc., de sorte qu’ils peuvent commettre les mêmes erreurs de communication et de tactique que celles commises, en abondance, lors de la première Convention constitutionnelle. Nous ne pouvons pas oublier qu’au sein de la Chambre des député∙es, les militants et ex-militants du PR ont été impliqués dans diverses polémiques.
En définitive, si le cheminement de la nouvelle gauche chilienne dirigée par le président Boric connaît des virages dangereux, celui de l’extrême droite de Kast, bien que la voie semble dégagée, est confronté aux risques de l’excès de vitesse. Il devra générer le cadre d’une nouvelle Constitution qui devra être approuvée pour montrer qu’il peut gouverner et générer de la « stabilité », mais il devra faire attention à ce que ses idées « des années 1980 » n’apparaissent pas dans le nouveau texte. En attendant, entre les virages dangereux et les excès de vitesse, un véritable fossé continue de se creuser entre la politique et la société.
 


Tomás Leighton est directeur exécutif de la Fundación Rumbo Colectivo de Chile. 
José Acevedo, avocat, a travaillé au Congrès, à la Convention constitutionnelle et au Secrétariat aux communications du gouvernement chilien. 
Cet article a d’abord été publié par la revue latinoaméricaine Nueva Sociedadde mai 2023 : https://nuso.org/articulo/chile-elecciones-constitucion/
(Traduit de l’espagnol par JM).

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