À propos d’un document de l’Unidad Popular
Quelques problèmes concernant la lutte contre la dictature militaire chilienne
Dans le régime d'oppression féroce qui règne au Chili après le coup du 11 septembre, les organisations de la classe ouvrière se sont heurtées à des difficultés majeures dans l'élaboration et la diffusion de documents politiques d'ensemble. Au mois de décembre dernier, les représentants de l'Unidad Popular à l'étranger, en commun avec le MIR, ont diffusé un appel contre la répression, qui déclarait, entre autres, que « l'on était en train de construire un mouvement unitaire plus ample, susceptible de mobiliser la grande majorité des Chiliens ». En février 1974, les mêmes représentants publiaient un texte qui expliquait que « les partis populaires augmentaient leur niveau d'organisation et de direction », malgré les mesures barbares adoptées par la dictature, et qui projetaient la formation d'un large front de lutte, y compris par une ouverture vers les secteurs de la Démocratie Chrétienne, hostiles à Frei. Finalement, le premier mai 1974 parut un texte rédigé à l'intérieur du pays, qui esquissa un bilan de la période Allende, analysa la situation actuelle et traça une orientation de lutte.
Une fausse direction
À la question : pourquoi la classe ouvrière chilienne a-t-elle essuyé une défaite si grave ? Le document donne cinq réponses :
- « Un processus de cette nature ne pouvait être toléré par ceux qui avaient contrôlé le pouvoir et la richesse pendant 150 années. »
- Il n'y a pas eu de « direction politique unique, capable de galvaniser les forces du peuple et de permettre d'affronter avec succès les ennemis ». Cela entraîne comme conséquence « l'incapacité de réaliser une politique d'alliance, isolant les ennemis principaux ».
- Des conceptions ultragauchistes dangereuses se sont manifestées, qui « ont exercé des pressions sur l'Unidad Popular et le gouvernement », entravant une politique d'alliance adéquate.
- « Dans le mouvement populaire, il y a eu un manque de compréhension de la situation intérieure et des traits spécifiques des forces armées chiliennes, ce qui a rendu difficile la collaboration du mouvement populaire avec les secteurs patriotiques et constitutionnels des forces armées. »
- « Il y a eu aussi des manifestations d'opportunisme de droite qui se sont concrétisées surtout par une faiblesse dans l'affirmation de l'exigence de modifications radicales dans les structures de l'État bourgeois, des attitudes bureaucratiques, des insuffisances dans la participation des travailleurs à l'exercice du pouvoir, des foyers de corruption administrative, l'insensibilité de certains fonctionnaires du gouvernement face aux problèmes concrets des masses, l'économisme répandu dans des couches du mouvement ouvrier, la tolérance face aux manifestations fascistes, la mobilisation insuffisante des masses pour soutenir les mesures adoptées par le gouvernement populaire. »
À part les protestations sur la perversité de l'ennemi, le premier point développe une analyse imprécise qui déforme l'appréciation globale. Ce fut incontestablement une minorité de la population qui organisa l'opposition à l'Unidad Popular et finalement déclencha le coup d'État. Les classes exploiteuses représentent toujours des minorités, et même des minorités exiguës. Mais le document laisse sous-entendre que la responsabilité appartient à « la droite », aux secteurs les plus réactionnaires, pro-impérialistes et monopolistiques de la bourgeoisie qui, dès le lendemain du 4 septembre 1970, commencèrent leur complot.
Or, dans la première période du gouvernement Allende, les couches décisives de la bourgeoisie ne s'opposèrent pas de front au gouvernement. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'Allende put obtenir au parlement la majorité nécessaire. L'opposition se précisa et se radicalisa par la suite, lorsque la bourgeoisie se rendit compte que la dynamique des conflits sociaux et des mouvements de masse ne pouvait pas être contrôlée par le gouvernement et que, dans ces conditions, même les réformes limitées de l'Unidad Popular créaient une situation où le fonctionnement « normal », sinon l'existence même du système capitaliste étaient sérieusement compromis.
Au fur et à mesure qu'elle enregistrait l'échec de son projet de récupération par la voie légale ou semi-légale (élections de mars 1973) et qu'elle constatait que l'obstruction et le sabotage ne suffisaient pas à cette fin et risquaient même de provoquer des ripostes de masse de plus en plus vigoureuses, elle optait pour la solution extrême du putsch. Point très important à rappeler : à partir d'un certain moment, c'est la bourgeoisie tout entière qui se réunifia autour de cette perspective. De même, les groupes dirigeants des forces armées, qui avaient d'abord accepté le cadre constitutionnel et avaient collaboré avec Allende, y compris par la participation à son gouvernement, décidaient d'avoir ouvertement recours à la violence.
Sur la question des carences de direction, surtout dans la réalisation d'une politique d'alliance, des polémiques très vives se sont déjà développées au Chili et hors du Chili. À ce sujet, il faut rappeler tout d'abord que le soutien actif des masses n'a jamais fait défaut au gouvernement Allende. À la veille même du coup d'État, Santiago a été le théâtre d'une mobilisation de masse très puissante. L'analyse critique doit avoir un axe différent.
Les mobilisations ont exprimé un soutien assez général et n'ont pas réussi à imposer des solutions précises, à des échéances cruciales. En deuxième lieu – c'est un point essentiel – il y a eu un déphasage entre les points les plus hauts des mobilisations des masses engagées dans la lutte. Les mobilisations paysannes les plus combatives se sont notamment produites dans la première période, alors que la radicalisation ouvrière a atteint son sommet après le coup avorté du 29 juin 1973. Cela n'a pas été tellement le résultat d'une « incapacité » de direction, mais plus concrètement la conséquence du refus par les partis de l'Unidad Popular d'une stratégie de mobilisation révolutionnaire pour le renversement du système par la destruction de l'appareil d'État bourgeois.
Quant au problème des alliances, il est illusoire de penser que des couches de petits et moyens industriels, ou des couches de la bourgeoisie commerciale, puissent être gagnées comme alliés de la classe ouvrière dans une bataille qui, par sa dynamique, met en danger la base même de leur condition économique et sociale. Le vrai problème est d'exploiter tout le potentiel de lutte des classes exploitées. Cela, l'Unidad Popular ne l'a pas fait et ne pouvait pas le faire étant donné ses prémisses théoriques et politiques.
Le problème était également de donner une perspective concrète aux couches petites-bourgeoises, qui n'avaient pas d'intérêts coïncidant avec ceux des classes dominantes, mais qui se trouvaient dans une impasse, dans la mesure où elles faisaient les frais d'une situation de déséquilibre et de crise économique prolongés. La seule garantie possible était de faire preuve de décision, d'œuvrer pour réaliser le saut qualitatif permettant de rétablir une « normalité » sur des bases nouvelles, sur la base des rapports de production collectivistes et d'une économie planifiée. Cela non plus, l'Unidad Popular, prisonnière de ses schémas, ne pouvait ni voulait le faire.
Les responsabilités de l'ultragauchisme ont constitué un argument de choix des partis communistes, dès le lendemain du coup d'État. Admettons que quelques manifestations d'ultragauchisme se sont effectivement produites. Mais elles n'ont été que tout à fait marginales et elles n'ont joué aucun rôle important dans la dynamique sociale et politique. Si toutefois, l'étiquette d'ultragauchisme est plaquée sur les actions des paysans pour occuper les terres et appliquer d'une façon conséquente la réforme agraire, pour briser les limites de cette réforme qui faisaient le jeu des gros propriétaires et de la bourgeoisie rurale ; si elle est utilisée aussi à l'égard des occupations d'usines et des expropriations imposées par les ouvriers, alors il faut dire que de cet « ultragauchisme », ce sont de larges secteurs des masses, les couches d'avant-garde de la classe ouvrière et de la paysannerie qui s'en sont rendues coupables. Ne serait-ce pas le comble de l'arrogance dogmatique et de l'opportunisme politique, que de condamner pour leur « infidélité » à un schéma préétabli des ouvriers et des paysans qui, après tout, ont agi selon la logique de leurs intérêts de classe, et ont cherché à exploiter les potentialités d'une situation pré-révolutionnaire en affaiblissant leurs adversaires de classe ?
Nous avons déjà parlé de l'évolution de l'attitude des groupes dirigeants de l'armée. Avouons ne pas bien comprendre ce que le « mouvement populaire » aurait dû faire pour démontrer cette « compréhension » à l'égard de l'armée qui, selon le document, lui aurait fait défaut.
Est-ce qu'on n'avait pas encore assez insisté sur la thèse mystificatrice de la « loyauté constitutionnelle » des militaires et de leur fidélité aux « traditions démocratiques » ? Est-ce qu'on n'avait pas assez recherché la collaboration avec eux, y compris dans les semaines où le coup d'État était en préparation, en facilitant ainsi leur tâche ?
Ou bien considère-t-on responsables de ce « manque de compréhension » ces soldats et ces marins qui ont dénoncé les manœuvres putschistes des officiers fascistes, et qui ont été jetés en prison, pour cette raison, sous le gouvernement Allende ? Pour notre part, nous estimons que ce fut une erreur fatale de miser sur le caractère « exceptionnel » de l'armée chilienne, de renoncer à un travail systématique dans ses rangs. Nous considérons que ce fut une erreur fatale de ne pas s'être préoccupés dès le début de donner à la classe ouvrière et à la paysannerie la seule garantie valable contre un putsch possible sinon probable, à savoir leur armement, la formation d'équipes d'autodéfense dans les entreprises et les quartiers et de milices ouvrières et paysannes.
Quant aux « manifestations d'opportunisme de droite », le moins qu'on puisse dire, c'est que le document s'exprime à leur propos par des euphémismes. Il ne s'agit pas, en effet, de dénoncer des « faiblesses », des « insuffisances », des applications défaillantes d'une orientation jugée correcte pour l'essentiel. Le fond de la question, c'est que, par sa nature même, et à cause de son choix stratégique, l'Unidad Popular n'a pas posé le problème capital de la destruction de l'appareil d'État bourgeois et de la construction de structures de démocratie prolétarienne qualitativement nouvelles, de même qu'elle n'a pas posé le problème de l'expropriation de la bourgeoisie en tant que telle et de la création d'organismes de contrôle ouvrier et de gestion ouvrière. Sans doute quelques erreurs particulières auraient pu être évitées même sans un changement fondamental d'orientation. Mais dans le cadre de cette orientation, l'issue ne pouvait pas être substantiellement différente. Sans la préparation politique et militaire adéquate, l'épreuve de force inévitable ne pouvait pas être gagnée1.
Relance de la collaboration avec la D.C.
Le document brosse dans des couleurs sombres la situation au Chili, caractérisée par une répression barbare et une superexploitation de la classe ouvrière, condamnée à des salaires de famine et constamment menacée par le chômage qui a déjà frappé un pourcentage élevé des travailleurs. En même temps, il dénonce des tentatives de la junte de favoriser certains secteurs (en premier lieu, les forces armées) et même de « créer une catégorie restreinte de travailleurs et de bureaucrates privilégiés ». Cette manœuvre aurait aussi un aspect plus strictement politique : elle impliquerait une ouverture vers des hommes de droite de la Démocratie Chrétienne (DC), qui seraient placés à des postes de responsabilité dans le but de freiner le mécontentement de couches bourgeoises et petites-bourgeoises2.
Par ailleurs, toutes les informations des derniers mois indiquent que la répression est devenue plus sélective, frappant des secteurs plus restreints mais plus essentiels pour l'organisation d'une résistance. L'expérience brésilienne a démontré qu'à certaines conditions, de telles opérations peuvent donner des résultats.
Quelle orientation propose le document pour combattre la dictature et déjouer ses manœuvres ?
La ligne du « front antifasciste », déjà esquissée dans les textes précédents, est ici précisée beaucoup plus explicitement. En effet, non seulement le document affirme « la nécessité d'approfondir l'unité des forces démocratiques, progressistes et révolutionnaires », mais il ajoute que « la participation de la Démocratie Chrétienne à ce front est une nécessité de la plus grande importance ». Parmi les forces armées elles-mêmes – déclare le document – « le peuple trouvera des alliés »3.
Les objectifs immédiats pour lesquels « tous les démocrates doivent marcher unis », en transformant « en des actions de masse le refus des actions de la junte fasciste par l'immense majorité de la nation », sont synthétisés en cinq points : la restauration des droits de l'homme ; la reconquête des droits démocratiques ; la lutte pour la défense du niveau de vie et de l'emploi ; la lutte contre la paupérisation des petits et moyens agriculteurs, commerçants et industriels ; la défense de l'indépendance nationale.
« L'objectif final », c'est « la chute de la dictature, la destruction de l'État totalitaire et policier qu'elle a créé, la construction d'un nouvel État démocratique, national, pluraliste et populaire, qui développe toutes les conquêtes que le pays et le peuple ont réalisées, qui liquide le pouvoir de l'impérialisme et de la grande bourgeoisie monopoliste et agraire, et qui protège les intérêts des grandes masses nationales en bâtissant une économie nouvelle qui garantisse le développement indépendant du pays. » « La lutte pour la démocratie rénovée – précise encore le texte – est le seul chemin qui amènera le prolétariat et ses alliés à construire une société plus élevée et plus juste, la société socialiste, sur la base d'un processus qui soit appuyé par l'immense majorité du pays. »
Quant aux formes de lutte, elles devront être choisies en rapport avec « la nécessité d'unir toutes les forces démocratiques », dans un contexte où « les possibilités d'expression démocratique se sont progressivement restreintes ». « Toutes les formes acquièrent (dès lors) leur pleine légitimité ». On reste donc dans le vague, et la seule indication explicite va dans le sens d'une condamnation du « terrorisme » et des « actions aventuristes ». Si l'on tient compte du fait que les formules « terrorisme » et « actions aventuristes » sont, pour les auteurs du texte, des notions très amples, il faut en conclure qu'en pratique, du moins pour une période indéterminée, toute forme de lutte armée semble exclue.
Le problème de la perspective stratégique de la lutte contre une dictature n'est pas nouveau dans le mouvement ouvrier. Les partisans de l'orientation définie dans le texte de l'Unidad Popular – l'objectif est la restauration d'un « régime démocratique » – ont toujours expliqué que rejeter leur orientation signifie accepter l'idée que le renversement de la dictature implique automatiquement le renversement du régime capitaliste et l'instauration d'un État ouvrier4. Ce serait, selon eux, une perspective schématique qui empêcherait l'élargissement du front antifasciste.
Or, aucun marxiste révolutionnaire sérieux ne prétend que le renversement d'une dictature – militaire ou fasciste – amène nécessairement et immédiatement la prise de pouvoir par la classe ouvrière (c'est une variante qu'on ne saurait exclure a priori, mais qui, le plus souvent, pour des raisons sur lesquelles nous ne pouvons pas revenir ici, apparaît comme la moins probable). Il n'en découle cependant point que le mouvement ouvrier doive considérer comme sa propre tâche la construction d'une démocratie bourgeoise même « rénovée » ; qu'il doive collaborer à cette entreprise avec la bourgeoisie ou ses secteurs « progressistes » ; que, en d'autres termes, il doive coopérer à la solution de cette crise de direction que la chute d'une dictature représente pour la classe dominante. L'expérience de l'après-guerre en Italie et en France est éloquente en la matière. Les partis ouvriers traditionnels, par leur collaboration à la reconstruction « démocratique », ont permis à la bourgeoisie de surmonter l'une des crises les plus graves de son histoire, de relancer son mécanisme d'accumulation et de restaurer son appareil politique. Logiquement, dès que l'étape cruciale a été surmontée, ils ont été mis à la porte des gouvernements où ils étaient entrés.
Le problème qui se pose à la classe ouvrière est de mener contre la dictature une lutte qui frappe le plus possible le système dans son ensemble, et qui permette d'établir le rapport de force le plus favorable possible aux masses travailleuses. Dans la phase qui suit immédiatement la chute de la dictature, le problème n'est pas de mettre tout de suite à l'ordre du jour la prise du pouvoir. Il s'agit de créer et d'approfondir une situation de dualité de pouvoir donc de développer des organes révolutionnaires de mobilisation et d'organisation démocratiques des masses. Cela signifie, en d'autres termes, que, notamment dans un pays comme le Chili où une expérience cruciale a stimulé une prise de conscience de larges couches de la classe ouvrière, de la paysannerie et de la petite bourgeoisie radicalisée, la perspective ne saurait être celle d'une étape de « démocratisation » ou de « radicalisation » du capitalisme, perspective impliquant une collaboration avec la classe dominante et, en fait, l'acceptation de son hégémonie pour une période indéterminée.
La perspective doit être celle d'une crise pré-révolutionnaire ou révolutionnaire, déterminée en dernière analyse par l'impossibilité de la bourgeoisie de surmonter les contradictions structurelles de son système. D'où la nécessité de se préparer pour donner à la crise cette issue positive que les partis traditionnels se sont avérés incapables de donner. La conquête du pouvoir par le prolétariat peut ne pas être à l'ordre du jour immédiatement après le renversement de la dictature. Mais elle est inscrite dans les tendances objectives et doit être l'objectif stratégique de cette étape, indépendamment des médiations et des mesures tactiques qui seront nécessaires.
De cette prémisse découle la réponse à la deuxième question : la nature du « front antifasciste ». Il n'y a pas de doute qu'une politique unitaire est une nécessité primordiale correspondant aux sentiments les plus élémentaires des masses écrasées par la répression et la surexploitation. Mais l'unité doit être réalisée sur une base de classe. Il faut construire le front unique des ouvriers, des paysans, des autres couches exploitées de la population. Ce front ne peut pas inclure la bourgeoisie, dont l'opposition éventuelle à la dictature a un objectif stratégique qualitativement différent de celui du mouvement ouvrier. Cela ne signifie pas que le mouvement ouvrier ne doit pas exploiter les contradictions politiques de la classe dominante ou qu'il regrette que des secteurs bourgeois s'opposent à la dictature. Cela ne signifie pas non plus qu'il doive rejeter des convergences éventuelles dans l'action. Cela signifie qu'il ne doit pas établir une alliance politique, réaliser un front commun, sous peine de dénaturer son action et de renoncer aux perspectives stratégiques d'une lutte révolutionnaire. À ce sujet, le mouvement ouvrier international a fait des expériences multiples et absolument claires – malheureusement, il n'y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.
La définition de telles perspectives confirme à quel point l'autocritique sur les « manifestations d'opportunisme de droite » est partielle et tactique. En réalité, les auteurs du texte ne semblent avoir tiré aucune leçon de l'expérience tragique du 11 septembre 1973. Ou pis encore, ils en ont tiré une, c'est dans un sens diamétralement opposé à ce qu'il fallait faire. Ils proposent aujourd'hui l'unité avec le parti qui a représenté, dès le début des années '60, les couches décisives de la bourgeoisie chilienne et qui a assumé une responsabilité de premier plan dans la préparation politique du coup d'État.
Ils confirment en même temps le projet stratégique qui fut à la base de leur action passée : l'alliance avec des secteurs de la bourgeoisie ; la construction d'un État « démocratique et pluraliste » ; la définition d'une « étape démocratique et anti-impérialiste » de la révolution, le passage au socialisme étant remis à une étape ultérieure, nettement séparée. Ils se refusent d'admettre la vérité élémentaire que les mêmes contradictions qui ont éclaté à l'époque d'Allende et qui ont conduit à la défaite, éclateraient une deuxième fois, si après le renversement éventuel de la dictature, le mouvement ouvrier maintenait les mêmes orientations fondées sur les mêmes prémisses erronées. À moins que les auteurs du texte ne poussent leur « rectification » jusqu'à renoncer à toute mesure réformiste susceptible de créer des tensions, et d'accepter une hégémonie politique de la Démocratie Chrétienne. Dans ce cas – c'est une hypothèse purement théorique – le cours des événements pourrait être différent, à condition que les masses ne déjouent pas ces jolis calculs. Mais nous ne pensons pas que les dirigeants de l'Unidad Popular envisagent une telle variante.
Pour une orientation révolutionnaire
Le document du premier mai 1974 va provoquer des polémiques dans la gauche chilienne où des secteurs amples ont acquis une conscience critique très vive au cours des luttes des dernières années5. Mais son orientation sera largement acceptée dans la mesure où elle est formulée par l'Unidad Popular et notamment par le PC – qui dispose du réseau de cadres et de militants de loin le plus solide – et elle compte sur l'aval de forces internationales et elle peut apparaître comme une réponse à l'exigence unitaire qui surgit quasi spontanément dans des conditions de lutte si dures. C'est pourquoi la critique systématique et constante de ces conceptions est une tâche importante des marxistes révolutionnaires.
Finalement, dans une situation comme celle qui existe aujourd'hui au Chili, toute initiative de lutte contre la dictature présuppose une sensibilité extrême envers les exigences, les états d'esprit, les revendications même les plus élémentaires des masses, et elle exige un travail de propagande systématique et patiente. Toute lutte qui frappe la dictature et ouvre des brèches, même modestes, doit être soutenue et stimulée. Si la moindre possibilité d'actions semi-légales s'esquisse, il faut l'exploiter. Nous ne connaissons pas assez directement la situation des derniers mois et d'ailleurs, même sur place, ce n'est pas facile d'avoir une vue d'ensemble. Toutefois, il nous semble évident qu'une étape de réorganisation, d'accumulation de forces, de rétablissement de contacts avec des secteurs de masse, est absolument nécessaire. Les révolutionnaires ne sauraient sous-estimer ces tâches préalables. En même temps, ils ne devront laisser subsister la moindre équivoque sur un point fondamental. Il ne suffit pas d'expliquer, en général, comme le fait le texte de l'Unidad Popular, que toutes les formes de lutte sont légitimes. Il faut affirmer que la dictature militaire ne pourra pas être renversée sans lutte armée et sans l'initiative indispensable sur ce terrain aussi, des avant-gardes révolutionnaires.
Quelles seront les formes spécifiques de lutte armée aux différentes étapes, quels choix précis devront être faits, c'est l'objet de discussions très vives. Ce n'est pas le but de cet article d'esquisser une réponse qui ne pourra être le résultat que d'une élaboration collective des révolutionnaires chiliens qui ont vécu d'une façon consciente les expériences dramatiques des dernières années.
- 1
Si le résumé que nous connaissons jusqu'ici (presse de l'AFP du 21 juin 1974) est exact, une critique des « manifestations d'opportunisme de droite » aurait été faite récemment par les porte-paroles de la bureaucratie soviétique (dans un article de la revue Problèmes de la Paix et du Socialisme). Allende est accusé, notamment, de ne pas avoir agi avec décision face aux organismes de l'appareil d'État qui avaient entrepris une action d'obstruction, de « n'avoir appliqué aucune mesure d'exception contre le Congrès et les organismes judiciaires ». Sa défaite serait due « à l'absence de forces populaires réellement révolutionnaires ». Ce que la revue Problèmes du PC semble ignorer, c'est que ces « carences » étaient la conséquence logique d'une définition de la nature de la révolution chilienne et d'une orientation stratégique, que la bureaucratie soviétique et les PC sous son influence ont toujours défendue (sous Staline et après Staline). Mais cela correspond à une vieille tradition. Lorsqu'une orientation que les dirigeants soviétiques ont imposée ou défendue conduit à la faillite, ils prennent leurs distances, critiquent les applications pratiques, cherchent des boucs émissaires et passent sous silence leur propre responsabilité.
- 2
De telles manœuvres sont aussi dénoncées dans un texte diffusé à Santiago par le PC à la mi-juin 1974, texte qui explique que des personnalités ont déjà obtenu des postes importants.
- 3
Le texte contient aussi une ouverture unitaire à l'égard des organisations de la gauche en dehors de l'Unidad Popular. En fait, il est clair que le PC et le PS ont tout l'intérêt d'inclure le MIR dans un « front antifasciste », pour se couvrir sur leur gauche.
- 4
Au fond, le texte reprend la problématique qui domine dans les partis communistes depuis quarante années, après le rejet des conceptions de la « troisième période », qui étaient caractérisées par un schématisme aberrant notamment concernant l'inévitabilité de la victoire du prolétariat après le renversement du fascisme. Trotsky et l'Opposition de Gauche ont polémiqué dès le début contre de telles conceptions.
- 5
Au moment d'écrire cet article, nous ne sommes pas informés des conditions où le texte a été rédigé et diffusé. Des groupes socialistes dans l'émigration ont exprimé leur désaccord. Le MAPU, également dans l'émigration (Italie), a fait allusion à une série d'objections qui auraient été avancées à un premier projet et a affirmé que le MAPU n'aurait pas souscrit au texte tel qu'il a été publié. Il ne faut pas oublier qu'à la veille du coup les divergences au sein de l'Unidad Popular s'étaient sérieusement aggravées et que l'on était arrivé presqu'à une rupture. Toutefois, le problème qui se pose aujourd'hui n'est pas tellement de débattre des questions tactiques particulières mais de remettre en discussion les orientations de base, ce que ni le MAPU ni la tendance socialiste d'Altamirano n'ont fait d'une façon conséquente.