Le premier tour des élections présidentielles chiliennes, ainsi que les élections législatives, qui ont eu lieu le 16 novembre dernier, confirment le déplacement de l’électorat du pays andin vers l’extrême droite – le candidat José Antonio Kast s’y affirmant comme leader du bloc des droites – dans un contexte régional marqué par l’expansion des forces réactionnaires. Karina Nohales et Pablo Abufom Silva proposent ici leurs analyses à chaud, en attendant le second tour, le 14 décembre, dans un texte publié initialement en castillan par Jacobin América Latina.
Une droite recomposée et dominante
Tout indique que le Chili sera gouverné pendant les quatre prochaines années par une coalition de partis de droite, menée par l’une de ses fractions les plus radicales, avec José Antonio Kast en tête. Cette droite — le pinochetisme — existe depuis des décennies dans le pays, mais arriverait pour la première fois au gouvernement par la voie électorale, avec le soutien de secteurs populaires et dans un contexte international marqué par l’avancée rapide de forces d’extrême droite.
Les résultats du dimanche 16 novembre illustrent clairement l’ampleur de la victoire de la droite. À l’élection présidentielle, le bloc atteint 50,3 % des voix, réparties entre José Antonio Kast1 (23,9 %, Parti républicain), Johannes Kaiser2 (13,9 %, Parti national libertarien3) et Evelyn Matthei4 (12,5 %, Chile Vamos5).
Dans le même temps, la droite s’affirme comme force majoritaire au Congrès. Sur les 155 sièges de la Chambre des députés, le secteur aligné autour de Kast en obtient 76, contre 64 réunis par la gauche et la centre-gauche. Au Sénat, le bloc atteint la moitié des sièges. Si l’on ajoute les 14 sièges obtenus par le Parti du peuple (Partido de la Gente6), tout indique que la droite au gouvernement pourra constituer une majorité parlementaire capable d’atteindre les 4/7 nécessaires pour promouvoir des réformes constitutionnelles.
Dans ce contexte, la droite traditionnelle — l’Union démocrate indépendante (UDI), Rénovation nationale (RN) et Evópoli, regroupées dans la coalition Chile Vamos — finit par s’aligner derrière Kast après une lutte interne pour le leadership du secteur et au terme d’une défaite retentissante. Leur candidate présidentielle arrive cinquième, derrière toutes les autres candidatures de droite ; le bloc passe de 12 à 5 sièges au Sénat et de 52 à 23 à la Chambre des députés, et l’un des partis de la coalition disparaît.
Loin de toute politique de « cordon sanitaire » — comme appliquée par certains secteurs libéraux-conservateurs dans d’autres pays pour isoler l’extrême droite —, au Chili, la droite traditionnelle maintient des liens historiques et organiques avec le pinochetisme. Cette connexion explique sa rapide subordination au leadership de Kast dans le nouveau cycle politique actuel.
Un progressisme en recul et une campagne sans alternative
La candidate du gouvernement sortant présidée par Gabriel Boric (Gauche-Centre-gauche), Jeannette Jara — du Parti communiste et présentée par le pacte Unidad por Chile7 — s’est imposée avec une majorité étroite dans une campagne qui, bien qu’elle ait été la seule candidature progressiste, n’a pas proposé une véritable alternative de gauche. Les 26,7 % obtenus restent en deçà des attentes générées par sa gestion au ministère du Travail et même en dessous des 38 % qui ont soutenu la proposition constitutionnelle progressiste de 2022.
Il est vrai que Jara faisait face à un scénario défavorable : un contexte international de montée des droites, l’usure d’un gouvernement confronté à une contestation généralisée, et le poids d’un récit anticommuniste très efficace. Mais ni le gouvernement ni la candidate n’ont développé une stratégie claire de confrontation avec l’extrême droite. Au contraire, sur des thèmes sensibles comme la migration et la sécurité, ils ont choisi d’adopter une partie du discours et du programme de leurs adversaires.
La candidate n’a pas non plus cherché à se différencier du consensus néolibéral persistant adopté par toutes les forces institutionnelles depuis la défaite constitutionnelle d’octobre 2022, en commençant par le gouvernement Boric lui-même. C’est l’une des expressions les plus claires de l’avancée de l’extrême droite : elle ne fait pas que convaincre l’électorat, elle parvient aussi à imposer transversalement son agenda.
La surprise du premier tour fut les 19,7 % obtenus par Franco Parisi (1967), candidat du Parti du peuple, un parti qui interpelle les aspirations des classes moyennes à travers un mélange de populisme monétaire, de xénophobie sécuritaire et d’une rhétorique crypto-digitale contre la corruption et les « privilèges » des fonctionnaires. Alors que tous les sondages le plaçaient en cinquième position, il termine troisième, devant Kaiser et Matthei.
Pour sa troisième candidature présidentielle, Parisi triple son score de 2021 et obtient la première place dans les quatre régions du nord, une zone stratégique pour l’industrie minière, fortement marquée par une sensibilité antimigrants et des accents xénophobes en raison du passage frontalier des migrant.es en provenance du continent. Parisi devient donc la principale réserve de votes que Jeannette Jara tentera de capter, ce qu’elle a d’ailleurs explicitement signalé dans son discours du 16 novembre au soir.
Une opposition à reconstruire face au cycle réactionnaire
Les premières analyses montrent une fragmentation territoriale nette du vote. Un rapport du centre Faro UDD indique que Parisi l’emporte dans le « nord minier » (Arica, Tarapacá, Antofagasta, Atacama), Jara obtient la majorité dans le « Chili métropolitain-central » (Région métropolitaine et Valparaíso, ainsi que l’extrême Sud : Aysén et Magallanes) et Kast domine dans la « zone sud-agricole » (O’Higgins, Maule, Ñuble, Biobío, Araucanía, Los Ríos, Los Lagos).
Cette fragmentation se double d’une fracture socio-économique. Un élément critique pour la candidate du gouvernement est que son score dans les communes à revenus faibles et moyens est inférieur à celui enregistré dans les communes à hauts revenus — une tendance inversée pour Kast, dont le vote augmente dans les communes les plus pauvres et baisse dans les plus riches. Ces différences sont encore plus significatives dans une élection au vote obligatoire ayant atteint une participation de 85 %, la plus élevée depuis 1989.
Un autre élément clé pour la seconde manche et pour le prochain gouvernement : sur les 25 partis légalement constitués au moment de l’élection, 14 sont dissous en vertu de la loi sur les partis politiques, qui exige un minimum de 5 % des voix à l’élection des députés, ou à défaut au moins quatre parlementaires élus dans deux régions différentes.
Parmi les 14 partis qui disparaissent, 8 sont de gauche, 4 du centre et 2 de droite. Le résultat est brutal : après cette élection, tous les partis de gauche situés hors de la coalition gouvernementale disparaissent légalement. L’une des causes de ce désastre est l’incapacité à présenter une liste unitaire dans un système électoral — basé sur la méthode D’Hondt — qui récompense les coalitions et pénalise sévèrement la dispersion.
Les processus politiques — y compris électoraux — ont un impact direct sur les émotions collectives, et aujourd’hui cet impact se traduit par un profond découragement au sein de la gauche. Nous savons par ailleurs que l’ascension sociale et électorale de l’extrême droite n’est pas un phénomène exclusivement chilien. Dans la région, cela a eu lieu avec Bolsonaro au Brésil, cela se produit avec Milei en Argentine, et aux États-Unis avec Trump. Le moment actuel exige d’apprendre des expériences des peuples et des gauches qui ont déjà affronté cette avancée réactionnaire depuis le gouvernement. Toutes les trajectoires ne sont pas identiques, mais le dialogue internationaliste est indispensable pour comprendre les tâches qui s’ouvrent dans le prochain cycle politique.
Dans l’immédiat, en vue du second tour présidentiel du 14 décembre, il importe de savoir si le score final de Kast a ou non de l’importance. Appeler à voter pour Jara implique d’expliquer pourquoi le faire malgré une position profondément critique envers elle et son camp, et pourquoi le faire malgré la forte probabilité d’une défaite. L’argument est en réalité simple : après tout, une politique de transformation radicale commence rarement dans des conditions favorables, et pourtant nous persistons.
La première tâche politique dans cette conjoncture est de déployer une pédagogie antifasciste, rappelant l’importance de mobiliser toute notre force pour empêcher que la version la plus extrême du programme d’exploitation ne s’impose sans contrepoids et sans résistance. Il est crucial que celles et ceux qui se sentent aujourd’hui découragés puissent se retrouver dans une réflexion commune et répondre à l’appel à reprendre l’organisation et la mobilisation. Pour construire une base large d’opposition au futur gouvernement d’extrême droite, il ne revient pas au même de perdre, ou de « bien perdre » : il faut perdre la tête haute et avec la plus grande clarté stratégique possible.
La reconstruction de nos forces et l’élaboration d’une réponse à la crise du point de vue de la classe travailleuse — face à un fascisme décomplexé comme à un progressisme en déroute — exigeront un travail programmatique sérieux, qui devra se développer dans l’action des mouvements populaires, et non uniquement dans les centres de pensée ou les bancs parlementaires. Face au programme conservateur, autoritaire, nationaliste, patriarcal et capitaliste de la droite chilienne, les mouvements populaires devront se constituer en première ligne de défense et en principale tranchée depuis laquelle organiser une contre-offensive.
Publié initialement dans Jacobin América Latina le 18 novembre 2025. Traduit de l’espagnol (chilien) pour Contretemps Web par Christian Dubucq.
- 1
José Antonio Kast (1966). Homme politique chilien d’extrême droite, fondateur du Parti républicain (2019), formation conservatrice, nationaliste et autoritaire revendiquant explicitement l’héritage du pinochetisme. Ancien député (2002–2018), il a déjà été candidat présidentiel en 2017 et 2021.
- 2
Johannes Kaiser (1976). Député et personnalité politique chilienne issue de l’ultra-droite libertarienne. Cofondateur du Parti National Libertarien (2024), il s’est fait connaître par des positions antiféministes, anti-immigration et par sa proximité idéologique avec Javier Milei.
- 3
Parti National Libertarien (Partido Nacional Libertario). Formation politique chilienne apparue en 2024 dans le sillage de la vague libertarienne latino-américaine. Il prône un ultralibéralisme économique, un État minimal et une ligne sécuritaire très dure.
- 4
Evelyn Matthei (1953). Économiste et politicienne chilienne, membre de l’Union Démocrate Indépendante (UDI). Ministre à plusieurs reprises, ancienne sénatrice et finaliste de l’élection présidentielle de 2013. Représente la droite conservatrice classique.
- 5
Chile Vamos. Coalition de droite traditionnelle formée en 2015, regroupant principalement trois partis : UDI (Unión Demócrata Independiente), conservatrice et historiquement liée au pinochetisme ; Renovación Nacional (RN), droite libérale-conservatrice ; Evópoli, centre-droit libéral. Cette coalition a gouverné sous les présidences de Sebastián Piñera (2010–2014 ; 2018–2022).
- 6
Le “Parti du peuple” (Partido de la Gente), malgré son nom, est un mouvement populiste de droite qui canalise le mécontentement social dans une direction antipolitique et néolibérale, loin de toute perspective réellement populaire ou émancipatrice.
- 7
« Unidad por Chile » est la coalition électorale formée autour du Frente Amplio (coalition puis parti réunissant des forces socialistes, féministes et écologistes issues des mobilisations étudiantes), du Parti communiste et de mouvements sociaux progressistes.