Depuis le 24 février 2022, jour où la Russie a envahi l’Ukraine, l’impérialisme a pris une apparence différente. Ce n’est pas la première fois – depuis son origine à la fin du XIXe siècle, l’impérialisme a changé de forme de façon majeure à plusieurs reprises. De grands changements sont intervenus au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, puis avec la montée en puissance de la mondialisation néolibérale dans les années 1980, pour aboutir à « l’hypermondialisation » qui a prévalu approximativement de 1995 à 2008. À chaque fois, les caractéristiques de l’impérialisme que les marxistes avaient considérées comme centrales ont été remises en question. Aujourd’hui, cela se produit à nouveau.
Chaque phase de l’impérialisme a donné lieu à des débats politiques cruciaux et à des divisions au sein de la gauche : sur le « défensisme » contre le « défaitisme » pendant la Première Guerre mondiale, puis pendant la Seconde Guerre mondiale ; sur les attitudes à l’égard des guerres de libération nationale pendant la Guerre froide ; sur une proposition de reconceptualisation de l’impérialisme devenant « Empire » dans la période de mondialisation néolibérale. Aujourd’hui, avec la guerre en Ukraine, il y a des débats sur les sanctions contre la Russie, l’envoi d’armes à l’Ukraine, et les positions prises envers l’expansion de l’OTAN (maintenant et rétrospectivement). Des questions potentiellement similaires se profilent autour du conflit entre la Chine et Taïwan.
Je n’essaierai pas d’aborder toutes ces questions dans cette introduction. Je laisserai la plupart des questions spécifiques autour de la Russie et de la Chine aux trois autres conférences : par Pierre Rousset sur la montée de la Chine, par Hanna Perekhoda et Catherine Samary sur l’Ukraine, et par Ilya Matveev sur la Russie (même si je ne peux pas m’empêcher de dire une chose ou deux sur ces questions).
Je me concentrerai sur les fondements théoriques et historiques généraux. En examinant chacune des phases antérieures de l’impérialisme, j’avancerai quelques propositions sur la question de savoir quelles caractéristiques de ces phases antérieures sont encore valables aujourd’hui et lesquelles ne le sont plus. Étant donné que les trois autres conférences ne porteront pas sur les États-Unis et l’Union européenne, celle-ci accordera une attention particulière aux impérialismes étatsunien et européens – qui n’ont absolument pas disparu !
Points clés
Pour être clair sur ce que je soutiens, permettez-moi d’énoncer quelques points clés.
Tout d’abord, qu’est-ce que les marxistes entendent par impérialisme ? La guerre et la conquête sont bien antérieures aux empires coloniaux du XIXe siècle, à la guerre froide ou à la mondialisation néolibérale. La première vague d’expansion mondiale européenne, lancée par le Portugal du XVe siècle et l’Espagne du XVIe siècle, a même précédé le capitalisme. La conquête britannique de l’Inde et la conquête française de l’Algérie, bien qu’elles aient été menées par des États capitalistes, ne correspondaient pas à bon nombre des caractéristiques clés de l’impérialisme théorisées plus tard par les marxistes.
Pour être très synthétique : à partir du dernier quart du XIXe siècle, l’expansion mondiale – européenne, puis américaine et japonaise –, comme l’ont analysé plusieurs marxistes, s’est caractérisée par une pénétration plus profonde des relations capitalistes dans la production, le commerce et l’investissement dans les régions conquises, et par une domination plus directe des entreprises capitalistes basées dans les pays dominants : les « cartels » et les « trusts » à l’époque de Lénine, les multinationales et les banques aujourd’hui.
Ce sont les principales caractéristiques de l’ordre impérialiste, même s’il a subi plusieurs mutations radicales au cours du dernier siècle et demi. Alors, qu’est-ce qui est spécifique à l’impérialisme actuel ? Par rapport aux années de la guerre froide ou à la période d’hypermondialisation, nous vivons une période d’instabilité accrue, de crises récurrentes et de bouleversements géopolitiques. Pourtant, plus qu’à l’époque de la guerre froide – où les grandes puissances capitalistes et non capitalistes s’affrontaient – l’impérialisme est aujourd’hui un ordre véritablement mondial. À l’exception de quelques États isolés comme Cuba et la Corée du Nord, tous les pays sont désormais essentiellement capitalistes. Et le capitalisme mondial peut et doit être analysé comme un tout. Les États-Unis, l’Union européenne, le Japon, la Chine et la Russie sont des parties contradictoires mais néanmoins intégrantes de cet ensemble.
Cette analyse est une base théorique pour une position politique : une politique anti-campiste, c’est-à-dire une politique qui s’oppose à tous les campismes. Dans cet ordre mondial impérialiste, il n’y a pas de grande puissance « anti-impérialiste », c’est-à-dire de grande puissance qui résiste à la dynamique globale du capitalisme mondialisé. Cela signifie que nous devons reconnaître la réalité des impérialismes russe et chinois et nous y opposer avec intransigeance, sans les considérer comme un moindre mal, puisqu’ils font partie, fondamentalement, du même mal mondial. Simultanément, nous devons rester résolument opposés aux impérialismes américain, européen et japonais, en refusant de les considérer comme un moindre mal – même au niveau régional ou local, par exemple en Ukraine. En d’autres termes, notre analyse doit jeter les bases d’une politique révolutionnaire indépendante de tous les impérialismes.
Pertinence de l’analyse de Lénine
Pour commencer, permettez-moi de revenir à la source. Pour moi, cela signifie revenir à Lénine. Bien que Luxemburg, Boukharine, Hilferding et d’autres aient apporté d’importantes contributions, il y a plus d’un siècle, à la compréhension marxiste de l’impérialisme, je tiens à souligner plusieurs idées clés de Lénine qui, selon moi, sont toujours valables aujourd’hui.
Premièrement, Lénine (comme d’autres marxistes de son époque) avait compris l’impérialisme comme une réalité fondamentalement économique. Dans son analyse, le colonialisme et le militarisme formels sont subordonnés à cette réalité économique.
Deuxièmement – un point souvent négligé – Lénine avait compris l’hétérogénéité des différents impérialismes. Par exemple, à l’époque de Lénine, l’impérialisme tsariste était économiquement faible, et donc particulièrement dépendant de la puissance militaire pour sauvegarder la domination économique du capital russe dans l’empire tsariste. Les capitaux britanniques, allemands et américains étaient tous économiquement assez forts pour exercer un pouvoir au-delà des limites des États qu’ils dominaient ; c’était beaucoup moins vrai pour le capital russe. C’est également moins vrai aujourd’hui pour la Russie de Poutine. Quant à la Chine, malgré la force et le dynamisme de son économie, son impérialisme implique un rôle exceptionnellement fort pour l’État et le parti au pouvoir. Paradoxalement, le capitalisme chinois doit une grande partie de sa résilience à la révolution anticapitaliste qui a forgé cet État et ce parti au pouvoir. L’Union européenne se situe à l’opposé du spectre impérialiste de la Russie : sa force économique est disproportionnée par rapport à ses moyens militaires. Cela signifie que l’UE peut adopter une position apparemment pacifique en Ukraine sans diminuer son pouvoir économique sur ce pays. Pourtant, l’UE est un géant aux pieds d’argile. Sur le plan militaire, l’UE reste très dépendante des capacités américaines – les porte-avions, par exemple – pour projeter sa puissance militaire dans d’autres régions du monde, voire dans une certaine mesure en Europe. Ainsi, alors que l’Europe exerce un pouvoir économique impérial au-delà des frontières de l’UE, elle dépend des États-Unis pour soutenir ce pouvoir sur le plan militaire.
Le point clé ici est que Lénine, tout en analysant les différences entre les États-Unis et la Russie tsariste, les qualifiait tous deux d’impérialistes. Nous devrions faire de même aujourd’hui avec toutes les différentes puissances impérialistes.
Troisièmement, Lénine faisait la distinction entre les impérialismes établis, qui se concentrent sur la défense du statu quo, et les impérialismes montants, plus agressifs, comme l’Allemagne. Pourtant, pendant la Première Guerre mondiale, il a refusé de considérer les puissances plus établies comme la Grande-Bretagne et la France comme moins impérialistes – essentiellement la même position que Trotsky a adoptée concernant la Deuxième Guerre mondiale.
Quatrièmement, Lénine considérait que la principale ligne de démarcation dans le monde était celle entre toutes les puissances impérialistes, d’une part, et les pays et régions dominés par l’impérialisme, d’autre part. Pour lui, il s’agissait d’un clivage structurel, fondé sur des relations permanentes de subordination économique : la position dominante des puissances impériales sur le marché et dans le domaine financier, leur accès privilégié aux matières premières, etc. Et il s’agissait principalement d’un clivage économique, et non juridique. C’est-à-dire que des pays formellement indépendants comme la Chine, la Perse et le Mexique, que Lénine appelait « semi-colonies », étaient toujours dominés par l’impérialisme.
Cette analyse s’applique aujourd’hui à l’Ukraine. L’Ukraine défend sa souveraineté nationale dans la guerre actuelle. Pourtant, son accord d’association de 2015 avec l’UE, qui a mis fin à une période où l’Ukraine était en équilibre entre la Russie et l’UE, l’a obligée à ouvrir son marché aux exportations et aux investissements de l’UE. L’accord obligeait également l’Ukraine à adopter une série de règles européennes alors que, en tant qu’État non membre, elle n’avait pas à participer à leur rédaction. Cela en fait essentiellement une semi-colonie de l’UE. En défendant son indépendance, elle défend également la sphère d’influence économique de l’UE.
La fracture structurelle entre les pays impérialistes et les pays dominés se manifeste également aujourd’hui dans l’impact mondial de la guerre en Ukraine. La guerre provoque des souffrances dans de nombreux pays. Les Européens par exemple, surtout les travailleurs et les pauvres, souffriront beaucoup de la hausse des prix de l’énergie cet hiver. Mais les conséquences pour les pays dépendants sont bien plus dévastatrices. Pendant plusieurs décennies, la production alimentaire nationale a été décimée dans de nombreux pays dépendants par la mondialisation néolibérale, en particulier dans « l’arrière-cour » de l’UE en Afrique, dans les Caraïbes et dans le Pacifique, où l’Europe s’est imposée comme un puissant exportateur agricole. Aujourd’hui, les populations des pays dépendants n’ont plus les moyens de se nourrir dans un monde privé des céréales ukrainiennes. Les gens vont mourir de faim, à une époque où le réchauffement climatique – autre conséquence d’une économie mondiale terriblement inégalitaire – dévaste déjà l’agriculture dans de nombreux pays du Sud.
La résistance est progressiste
Un dernier point concernant l’analyse de Lénine – un point politique clé – Lénine pensait que chaque fois qu’une résistance indépendante à la domination impérialiste se manifeste dans un pays dominé, cette résistance est progressiste et digne d’être soutenue. Sur ce point, il était en désaccord avec l’argument de Rosa Luxemburg selon lequel, à l’ère de l’impérialisme, seul un mouvement socialiste révolutionnaire peut être véritablement indépendant de tous les impérialismes.
C’était l’enjeu du débat entre Lénine et Luxemburg sur le soulèvement de 1916 en Irlande. Lénine soutenait les rebelles irlandais contre l’impérialisme britannique, et il les aurait soutenus même s’ils avaient obtenu des armes en Allemagne, parce qu’il voyait que leur rébellion était indépendante en pratique de toute direction extérieure par une quelconque puissance impérialiste. Il n’y avait aucune comparaison possible entre la situation des rebelles irlandais en 1916 et celle des gouvernements serbe et belge, dont la quasi-totalité du territoire avait été rapidement occupée par l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie et dont les décisions étaient par conséquent très largement subordonnées aux commandements militaires britannique et français.
C’est cette même logique qui sous-tend aujourd’hui le soutien des marxistes à l’Ukraine dans sa lutte contre l’impérialisme russe, même si elle reçoit des armes des pays de l’OTAN. Malgré tous ses défauts politiques, Zelensky dispose aujourd’hui d’une liberté de manœuvre qui exclut de le voir comme un simple larbin de l’OTAN. D’ailleurs, si Zelensky est en dernière analyse un néolibéral de droite – jonglant avec les intérêts impérialistes et les intérêts des oligarques ukrainiens, notamment celui dont l’empire médiatique l’a créé – il n’est pas pour autant une créature de l’extrême droite réactionnaire, malgré les représentations fantaisistes de certains gauchistes parlant d’un « pouvoir fasciste » en Ukraine. En ce sens, nous pouvons être beaucoup moins ambivalents à propos des victoires ukrainiennes sur le champ de bataille qu’à propos, par exemple, de la victoire des talibans sur l’impérialisme en Afghanistan. Vaincre les talibans avec un gouvernement et une armée afghanes fantoches a toujours été sans espoir. Par contre, la résistance ukrainienne n’est en aucun cas sans espoir car le gouvernement ukrainien n’est pas ce genre de régime fantoche.
Pas d’illusions envers l’OTAN
Quand on examine les phases ultérieures de l’impérialisme – la guerre froide et la période de mondialisation néolibérale – on peut pointer d’autres points politiques importants.
Après 1945, une caractéristique centrale de l’impérialisme telle que Lénine l’avait analysée ne tenait plus. Lénine avait estimé que les intérêts conflictuels entre les différents capitaux conduiraient inévitablement à des guerres entre les États impérialistes. Entre 1945 et 1991, cela ne s’est pas produit. Il n’y a pas eu de guerre inter-impérialiste un tant soit peu comparable à la Première ou à la Deuxième Guerre mondiale.
En fait, la rivalité économique inter-impérialiste est restée une réalité constante et croissante de la période de la guerre froide. Ce qui était nouveau, c’était le rôle des États-Unis en tant que garant militaire de l’ordre impérialiste dans son ensemble, face à des grandes puissances non capitalistes comme l’URSS et la Chine et face aux révolutions anticoloniales dans des pays comme le Vietnam et Cuba qui sont devenues des révolutions anticapitalistes.
En tant qu’une des dimensions de leur rôle militaire mondial, les États-Unis étaient, entre autres, la puissance centrale de l’OTAN. L’OTAN n’était une alliance « défensive » que dans le sens où elle défendait l’ordre impérialiste. L’engagement des États-Unis à défendre l’Europe occidentale faisait partie intégrante de leur défense du capitalisme dans le monde, même si l’engagement de Washington à défendre les empires coloniaux européens était associé à une volonté d’aller vers un partage du gâteau colonial entre tous les membres du terrain de jeu capitaliste.
Le rôle militaire central des États-Unis a survécu à la guerre froide et, en fait, aux principaux défis du capitalisme en tant que tel. Aujourd’hui encore, en 2022, les dépenses militaires des États-Unis représentent 38 % du total mondial. Et l’OTAN reste aujourd’hui l’un des instruments militaires mondiaux des États-Unis.
La menace militaire soviétique pour l’Europe occidentale était bien plus grande à la fin des années 1940 que ne l’est aujourd’hui la menace russe pour les pays de l’UE. Les troupes soviétiques étaient présentes à Berlin, Prague et Vienne, alors que les troupes américaines qui avaient débarqué en Europe occidentale avaient été rapidement démobilisées sous la pression populaire après 1945. Malgré la dévastation de l’URSS pendant la guerre, la supériorité militaire conventionnelle soviétique a été écrasante par la suite. Le monopole nucléaire américain (qui a pris fin en 1949) était considéré comme vital pour arrêter une avancée soviétique dans une nouvelle guerre, et les communistes français et italiens étaient considérés comme de puissantes cinquièmes colonnes. Poutine, même avec ses liens avec l’extrême droite européenne, n’a rien de comparable aujourd’hui.
L’opposition marxiste à la fondation de l’OTAN en 1949, même parmi les marxistes antistaliniens, dépendait de la compréhension du caractère global de l’ordre impérialiste. C’est toujours vrai aujourd’hui – en fait, c’est encore plus vrai aujourd’hui, maintenant que l’OTAN est devenue « hors zone » afin d’éviter de se retrouver « en faillite ». Le rôle de l’OTAN en Afghanistan de 2001 à 2022 n’a aucun parallèle avec le rôle de l’OTAN en Algérie ou au Vietnam pendant la guerre froide. Cela devrait faciliter l’opposition à l’OTAN aujourd’hui – quand, par exemple, l’adhésion de la Suède à l’OTAN a des conséquences aussi directes sur l’oppression des Kurdes en Turquie (le régime d’Erdogan demande l’extradition de militants kurdes de Suède).
Il convient de noter une autre continuité avec la guerre froide : le dividende économique que le rôle militaire des États-Unis rapporte au capital américain. Cela était manifeste pendant la guerre froide, par exemple en 1985, lorsque Reagan, en contrepartie implicite de la défense américaine de l’Europe, a persuadé l’Europe de soutenir le commerce américain en permettant la dépréciation du dollar. C’était encore évident après la guerre froide, lorsque des multinationales américaines et britanniques comme Shell et BP ont profité de la défaite de Saddam Hussein au détriment des compagnies pétrolières françaises et chinoises, dont les États n’avaient pas soutenu l’effort de guerre américain. Aujourd’hui encore, les entreprises américaines bénéficient en Europe de l’Est d’avantages qu’elles n’auraient pas sans le rôle militaire de Washington dans la région.
La mondialisation et ses mutations
En bref : nous vivons, et nous ne vivons pas, dans le monde impérialiste que Lénine a décrit. Nous vivons, et nous ne vivons pas, dans le monde de la guerre froide.
Vivons-nous encore dans la période de la mondialisation néolibérale ? Pour répondre à cette question, il faut distinguer la mondialisation néolibérale qui a commencé avec Thatcher, Reagan et la crise de la dette de 1982, de la période ultérieure d’« hypermondialisation » (pour reprendre le terme inventé par l’économiste Dani Rodrik).
Après la chute de Saigon en 1975 et la libération de Managua lors de la révolution nicaraguayenne de 1979, le néolibéralisme a restauré l’hégémonie mondiale du capital trilatéral (États-Unis/UE/Japon). Cela est dû en partie au fonctionnement « normal » de la concurrence capitaliste internationale réelle, qui tend généralement à aggraver l’inégalité mondiale en favorisant les pays et régions riches par rapport aux pauvres (comme l’explique Charles Post dans un article à paraître dans Spectre). En partie aussi (selon l’analyse de Claudio Katz), elle est due à un nouvel ensemble de mécanismes de transfert de valeur : endettement forcé, politiques d’ajustement structurel, y compris l’ouverture forcée des marchés, rapatriement accru des bénéfices des multinationales, limitation des prérogatives des États dépendants, etc.
Quelle que soit la manière exacte dont cela s’est produit, la mondialisation néolibérale a largement inversé les gains relatifs réalisés par les pays dépendants pendant la guerre froide, en grande partie en raison de l’espace géopolitique et politique ouvert par la rivalité américano-soviétique.
Le néolibéralisme a réaffirmé le caractère impérialiste de l’ordre mondial. Cela va à l’encontre de la thèse de Thomas Friedman selon laquelle « le monde est sans relief », c’est-à-dire que la puissance nationale fait beaucoup moins de différence économique dans un monde globalisé – et de la thèse d’Antonio Negri et Michael Hardt selon laquelle nous vivons tous dans un « Empire » moins différencié, sans centre dominant. Les fantasmes des années 1990 sur le Brésil ou l’Afrique du Sud dépassant les États-Unis et l’Europe ont volé en éclats. Même l’Inde, qui compte plus d’un milliard d’habitants, a toujours un PIB (en termes nominaux) inférieur à celui de l’Allemagne, qui compte quelque 80 millions d’habitants. Le monde n’est pas horizontal, il est fortement hiérarchisé.
En outre, malgré toutes les tensions et ruptures économiques de ces dernières années et de ces derniers mois, la Russie et la Chine sont toujours intégrées dans l’économie capitaliste mondiale. Même si les États-Unis, l’UE et le Japon font beaucoup plus pour réduire leur dépendance stratégique à l’égard de la Russie et de la Chine – comme ils vont probablement le faire – leur « découplage » présumé a encore beaucoup de chemin à parcourir.
La Russie, par exemple, a toujours une économie extractiviste orientée vers l’exportation. Même si le capital chinois est devenu un concurrent sérieux pour d’autres capitaux en Afrique et en Amérique latine, il est toujours en concurrence selon des conditions qui ont été largement dictées par le capital occidental dans les années 1990. En ce sens, nous vivons toujours dans un monde néolibéral.
Mais quelque chose de crucial a changé. La période antérieure à 2008 – la domination politique mondiale pratiquement complète par le capital multinational – est terminée. Et la période de consentement de la Russie et de la Chine à un ordre conçu par l’Occident est terminée. Les conflits inter-impérialistes s’intensifient. Il est important de voir que cela est vrai dans tous les domaines, de tous les côtés des lignes de partage internationales qui se creusent. Vladimir Poutine n’est pas Boris Eltsine, Xi Jinping n’est pas Deng Xiaoping – et en même temps, Trump et même Biden ne sont pas George H.W. Bush.
Biden n’a pas rétabli les instances d’appel de l’Organisation mondiale du commerce [qui ne peuvent pas fonctionner depuis que Trump a refusé de nommer de nouveaux juges], il n’a pas démantelé les sanctions contre la Chine, il n’a pas rejoint la Cour pénale internationale. On assiste à une recomposition durable dans les principaux États impérialistes de ce que Nicos Poulantzas appelait le « bloc de pouvoir » : le rapport de forces au niveau étatique entre différentes fractions du capital.
Dans cette nouvelle situation, les rivalités entre les blocs impérialistes sont complexes et en constante évolution. D’un certain point de vue, par exemple, l’invasion de l’Ukraine par Poutine a rendu un grand service à l’impérialisme américain. Elle a restauré le prestige des États-Unis à un moment où la défaite afghane l’avait sérieusement entamé. Elle a poussé les États-Unis et l’UE dans les bras l’un de l’autre, alors que Trump avait fortement distendu les liens américano-européens, et a soudainement facilité l’augmentation des budgets militaires de l’OTAN (malheureusement).
Mais les tensions antérieures entre les blocs ont fait place à de nouvelles tensions. L’Europe est aujourd’hui divisée entre des pays comme le Royaume-Uni et la Pologne, qui ont tendance à suivre la ligne agressive des États-Unis, et des pays comme la France et l’Allemagne, qui restent moins enclins à couper tous les ponts avec la Russie. Les répercussions de cette guerre continueront d’être vastes et imprévisibles.
Quoi qu’il en soit, on assiste à un virage nationaliste, qui se traduit par la montée de l’extrême droite, mais pas seulement. Il se reflète dans la montée du racisme et de la xénophobie dans le monde entier. Et il existe un cercle vicieux de conflit entre le « fémonationalisme » – pour reprendre le terme de Sara Farris concernant l’instrumentalisation des droits des femmes par les gouvernements impérialistes et la droite – et l’idéologie patriarcale plus traditionnelle. Le même cercle vicieux de conflit existe entre « l’homonationalisme » (pour utiliser le terme de Jasbir Puar désignant l’instrumentalisation similaire des droits LGBTI) et ce que j’appelle l’hétéronationalisme : l’instrumentalisation de l’idéologie anti-LGBTI par des régimes plus ou moins « anti-occidentaux » (par exemple, Poutine, Orban). Il s’agit là aussi d’une dimension des lignes de démarcation qui se dessinent aujourd’hui dans le monde. Pourtant, il s’agit à bien des égards d’un écran de fumée idéologique, des deux côtés, dans ce qui est encore un ordre impérialiste unifié.
Autodétermination
Je laisserai aux trois autres conférenciers le soin d’exposer les implications spécifiques de tout ceci pour les conflits actuels sur le continent eurasien. Mais je voudrais terminer par un point politique primordial.
Aujourd’hui comme à l’époque de Lénine, les marxistes doivent être les champions de l’autodétermination. En même temps, aujourd’hui comme il y a un siècle, notre défense de l’autodétermination doit être guidée par la compréhension qu’aucune puissance impérialiste ne peut être considérée comme un allié.
Aujourd’hui, en Ukraine, il est compréhensible et justifié que les Ukrainiens souhaitent obtenir des armes de l’OTAN pour se défendre. Mais comme Gilbert Achcar l’a souligné, les plans américains et britanniques visant à utiliser l’Ukraine pour punir et contraindre la Russie sont à la fois dangereux – étant donné les risques ahurissants de guerre nucléaire – et futiles, car en fin de compte une victoire militaire ukrainienne complète sur la Russie est impossible tant que le régime de Poutine reste en place. En définitive, le seul espoir d’une libération nationale ukrainienne totale réside dans la solidarité internationale avec l’opposition russe. Cela signifie que le nationalisme stupide (dans ce cas précis) des boycotts culturels et sportifs anti-russes est la dernière chose dont les Ukrainiens ont besoin. Il en va de même des sanctions qui font du tort aux travailleurs russes, tout en laissant les oligarques et les multinationales de l’énergie accumuler des bénéfices excessifs mal acquis. L’histoire a démontré à maintes reprises que les mesures qui font souffrir les civils ne sont efficaces que pour les rallier au gouvernement de leur pays.
Cela signifie qu’aujourd’hui comme il y a un siècle, une politique de libération nationale doit être une politique anti-impérialiste généralisée : une politique d’internationalisme révolutionnaire.
Nous reproduisons ici la retranscription de la première des quatre conférences en ligne organisées par l’IIRE sur « les formes changeantes de l’impérialisme » après le déclenchement de la guerre en Ukraine.
Cette conférence a eu lieu en anglais le 20 août 2020 et a été publiée dans Against the Current n° 221 de novembre-décembre 2022 : https://againstthecurrent.org/atc221/imperialism-transformed/
(Traduit de l’anglais par JM).