Le 7 décembre, Pedro Castillo a été destitué de la plus haute fonction du Pérou, mettant fin à un mandat présidentiel de seize mois marqué par une administration maladroite, le sectarisme et les attaques incessantes d’un Congrès hostile, dirigé par les conservateurs et scandalisé par l’idée même qu’un syndicaliste d’origine indigène occupe le palais du gouvernement.
Pour la plupart des observateurs, la chute de Castillo n’a pas été une surprise, d’autant plus que sa mise en accusation le 7 décembre était la troisième tentative de la droite péruvienne en un peu plus d’un an. Le seul choc provient du désarroi et de la maladresse de Castillo, qui a demandé la dissolution du Congrès pour éviter la mise en accusation, mais qui a déclenché par inadvertance le prétexte constitutionnel nécessaire à sa propre mise en accusation (officiellement, pour empêcher ce qui a été interprété comme le « auto-coup » de Castillo).
On s’attendait moins, en revanche, à la vague d’indignation qui a déferlé sur le Pérou dans les jours et les semaines qui ont suivi la destitution de Pedro Castillo. D’un certain point de vue, les manifestations de rue dans tout le pays étaient compréhensibles : la crise de légitimité qui sévit au Pérou, responsable, entre autres, de l’arrivée au pouvoir d’un instituteur rural inconnu, n’a fait que s’aggraver sous la direction de Pedro Castillo. Les conspirations de la droite et les luttes intestines de la gauche sous son mandat ont encore renforcé le désenchantement de la population à l’égard de la classe politique péruvienne, qui figurait déjà parmi les plus impopulaires du continent américain. Le fait que la remplaçante de Castillo, Dina Boluarte, et son gouvernement non élu, certains diraient illégitime, ait eu l’intention d’aller jusqu’au bout d’un mandat de cinq ans était un pas de trop.
Mais les manifestations au Pérou, qui en sont à leur troisième semaine, sont aussi l’expression des aspirations des nadies, autrement dit des « moins que rien », qui ont placé leurs espoirs dans la personnalité de Castillo. Peu importe ce que Castillo a pu accomplir en tant que chef d’État, peu importe qu’il ne soit pas parvenu à faire avancer les luttes de ses électeurs opprimés, il a incarné la volonté populaire d’une partie importante du peuple péruvien. Pour les manifestants, le message de la destitution de Castillo était clair : les revendications des pauvres, des indigènes, des paysans et des précaires ne sont pas légitimes.
Anahí Durand a occupé le poste de ministre des Femmes et des Populations vulnérables sous le gouvernement Castillo, et a été la témoin direct des tentatives frustrées de l’administration pour construire une base de soutien populaire dans l’arrière-pays péruvien. Elle s’est entretenue avec Nicolas Allen, rédacteur en chef de Jacobin, sur les exigences du mouvement de protestation et sur la façon dont, ironiquement, le plus grand héritage de Castillo a peut-être été de politiser les couches de la société péruvienne qui sont descendues dans la rue, souvent au péril de leur vie.
Nicolas Allen : Nous en sommes à la troisième semaine de manifestations au Pérou, déclenchées par la destitution de Pedro Castillo. Beaucoup avaient prédit que la majorité de droite au Congrès finirait par obtenir gain de cause et destituer Castillo ; d’autres avaient prévu que sa destitution entraînerait des bouleversements sociaux. Mais peu semblaient anticiper l’ampleur et l’intensité de ces protestations, qui demandent la dissolution du Congrès et de nouvelles élections.
Anahí Durand : La plupart d’entre nous savions que la mise à l’écart de Castillo ne serait pas aussi simple que pour les quatre derniers présidents du Pérou [qui ont également été destitués]. Nous savions que cela déclencherait une vague de protestations de la part de ses partisans et des citoyens ordinaires. Mais l’élite économique blanche basée à Lima et la droite politique n’ont jamais reconnu sa victoire et ont tout simplement détesté Castillo – ils ne le reconnaissaient même pas comme leur président et le traitaient d’« âne ». En fait, je pense que cette partie de la société s’est noyée dans sa propre bulle et a cru sincèrement que ses actions n’auraient aucune répercussion.
Prenez, par exemple, Dina Boluarte, qui fait office de présidente. Elle était totalement convaincue que le peuple péruvien l’accueillerait à bras ouverts après la destitution de Castillo. Elle a promis de rester en fonction jusqu’au 28 juillet 2026, puis a pris une photo avec les opposants de Castillo au Congrès, souriant et montrant le signe « V » de la victoire. Quelques jours plus tard, les manifestations ont explosé dans tout le pays, faisant quatre victimes.
D’autre part, je pense que l’ampleur de ces protestations populaires nous a tous pris au dépourvu, et pas seulement la classe dirigeante péruvienne. Nous, Péruviens, sommes habitué·es à nous considérer comme une société totalement fragmentée où seules des protestations sectorielles ont lieu, et généralement pour des raisons économiques « limitées » : les cocaleros [cultivateurs de coca], les mineurs du Nord, les communautés indigènes de l’Amazonie.
Au lieu de cela, ce que nous avons, c’est un soulèvement à l’échelle nationale. Certes, les épicentres de la protestation se trouvent en dehors de Lima et sont particulièrement concentrés dans le sud des Andes – c’est là que les dix premiers décès ont eu lieu, dans la région fortement andine d’Apurímac. Dans les deux principales villes de cette région, Andahuaylas et Abancay, les manifestations sont très nombreuses et les gens s’emparent des aéroports, des autoroutes et d’autres territoires. Pendant ce temps, l’armée tire à balles réelles sur les manifestants. Trois des manifestants tués dans les premiers jours des protestations étaient des lycéens qui avaient quitté la classe. Un autre épicentre dans le Sud est Arequipa, où l’on compte au moins cinq morts. Ayacucho a également connu dix morts ou plus.
Nicolas Allen : D’une manière générale, quelles sont les composantes de la société qui protestent ?
Anahí Durand : Les secteurs exclus, marginalisés, informels, ruraux et indigènes – ceux-là mêmes qui ont soutenu le président. Les cultivateurs de coca, les travailleurs informels des mines, les forces de sécurité communautaires connues sous le nom de ronderos, les communautés indigènes qui manifestent en grand nombre dans des endroits comme Cajamarca, Ayacucho, Arequipa et Puno, parfois rejoints par des étudiants universitaires et d’autres groupes. La décision de prendre part aux protestations est souvent prise collectivement par la communauté.
Les manifestations sont massives et peuvent devenir violentes : les aéroports, les autoroutes et les zones commerciales ont été saisis par les manifestants.
Après plusieurs jours, le gouvernement de Dina Boluarte a déclaré l’état d’urgence et restreint le droit de réunion et la liberté de mouvement. Son gouvernement a toutefois fini par céder et avancer les élections au 24 avril 2024. Mais ce ne sont pas là les revendications du peuple. Il veut la dissolution immédiate du Congrès, des élections générales et législatives immédiates, et une nouvelle Constitution. Ces demandes sont complètement ignorées.
Pedro Castillo a fait campagne sur la promesse d’une nouvelle Constitution en 2021. Mais depuis lors, le Congrès a fait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher que cela se produise, en recourant à des moyens anticonstitutionnels pour refuser le droit à un référendum. Aujourd’hui, le peuple réclame ce droit plus fortement que jamais.
Bien entendu, la troisième demande du peuple est que Castillo soit libéré. Non seulement Castillo a été mis en accusation, mais il a également été arrêté de manière totalement irrégulière et accusé de « rébellion » [pour avoir demandé la fermeture du Congrès] sans jamais passer par les étapes légales. L’objectif de cette mise en accusation est de l’humilier, lui et ses partisans, et de faire de lui un exemple.
Certains réclament également la restitution de sa fonction présidentielle, bien que cette question ne fasse pas l’objet d’un consensus.
Les manifestants demandent en grande majorité la démission de Boluarte, vice-présidente de Castillo et actuelle présidente en fonction. Ils veulent, au minimum, un gouvernement de tutelle pour superviser la transition jusqu’à la tenue d’élections en 2024.
Dans certaines régions, les manifestations commencent à décroître, principalement à cause de la violence militaire incessante. Les vingt-huit manifestants morts, dont aucun n’était armé ou ne commettait une quelconque forme de « terrorisme », sont simplement considérés par ce gouvernement comme des dommages collatéraux. Le député de droite Jorge Montoya a ouvertement admis que la destitution de Castillo nécessiterait ce genre d’effusion de sang.
Nicolas Allen : En parlant des militaires, il est intéressant de noter le rôle prépondérant des forces armées péruviennes dans les événements récents : d’abord, Pedro Castillo a tenté en vain de faire appel aux militaires lorsqu’il a demandé la dissolution du Congrès ; maintenant, la présidente en exercice a décrété l’état d’urgence et envoyé la police nationale et les forces armées contre les manifestants. Vingt ans après la dictature civile de Alberto Fujimori, soutenue par l’armée, les forces armées péruviennes sont-elles en train de reprendre le devant de la scène politique ?
Anahí Durand : Je pense que nous avons trop facilement accepté l’idée que l’armée n’était plus un acteur politique central au Pérou. En effet, après le conflit armé avec le Sentier Lumineux, qui a fait environ soixante-dix mille morts, un certain nombre de militaires ont été condamnés pour crimes contre l’humanité. Je pense que cela nous a amenés à croire naïvement qu’il existait des garanties institutionnelles suffisantes pour tenir en échec les autorités militaires.
La preuve du contraire est évidente : comme vous l’avez mentionné, le président Castillo n’avait manifestement aucun contrôle sur l’élite militaire et lorsque, en désespoir de cause, il leur a ordonné de soutenir son appel à dissoudre le Congrès, ils l’ont tout simplement ignoré. De plus, tout porte à croire qu’avant même qu’il ne donne cet ordre, les haut gradés s’étaient déjà mis d’accord entre eux pour ne pas recevoir d’ordres de l’exécutif sur quelque sujet que ce soit.
Et maintenant, nous avons la nouvelle présidente, Boluarte, qui discute avec les commandants des trois branches de l’armée. On dirait quelque chose de la dictature de Fujimori dans les années 1990 ! Nous ne devrions pas avoir peur d’appeler cela par son nom : un régime civil-militaire.
Nicolas Allen : De toute évidence, tant les législateurs que le président sont des représentants élus. Mais la manière dont les pouvoirs législatif et exécutif péruviens se sont si ouvertement opposés au cours de la dernière décennie semble indiquer l’existence de deux formes très différentes de démocratie : respectivement, l’une plus favorable aux intérêts privés et au clientélisme politique, et l’autre plus « plébiscitaire », ou, ce que vous et d’autres avez appelé la « démocratie plébéienne ». Serait-il juste de caractériser les manifestants de rue comme représentant cette dernière ?
Anahí Durand : Tout d’abord, je ne pense pas qu’il existe un quelconque état de droit démocratique au Pérou. Il suffit de regarder les preuves : un président élu par le peuple n’a pas été autorisé à gouverner, il a été démis de ses fonctions, puis le Congrès a imposé un changement de régime favorable au régime parlementaire, allant jusqu’à modifier la Constitution pour arriver à ses fins. L’équilibre des pouvoirs a été complètement détruit, et la démocratie en est la grande victime. En outre, le message fondamental est que tous les votes ne comptent pas de la même façon. Lorsque le groupe d’électeurs que j’appelle « plébéien » vote pour le changement et se retrouve au pouvoir, le résultat est que ses représentants élus sont complètement discrédités et sabotés. Donc, oui, les manifestants exigent que leur vote compte.
Le terme plébéien peut être compris comme une distinction entre les couches exclues et populaires de l’électorat et le vote urbain, en particulier à Lima, qui est l’épicentre du pouvoir politique traditionnel. Lorsque ces plébéiens traités d’« arrivistes » arrivent dans la capitale, c’est la fin du monde pour l’élite au pouvoir.
C’était là le véritable sens du gouvernement de Castillo : l’ensemble des secteurs informels et exclus – les ronderos, les cocaleros, les mineurs, les chauffeurs de taxi informels, etc. – étaient politisés dans le sens particulier où, tout à coup, ils ne figuraient pas seulement dans l’opposition, mais se voyaient réellement impliqués dans une lutte pour le contrôle de l’État. Évidemment, Castillo avait l’avantage et le désavantage d’appartenir lui-même à ces secteurs : avantage dans la mesure où il pouvait réellement les représenter, mais désavantage dans la mesure où cette appartenance suscite une méfiance instinctive au sein de certaines classes.
La grande et croissante déconnexion entre l’élite de droite à Lima et les régions qui ont massivement soutenu Castillo alimente maintenant les tendances séparatistes, par exemple dans le Sud andin. Les groupes et les intellectuels de ces régions commencent à se demander pourquoi ils devraient rester dans le même pays que Lima, alors que, d’une part, toutes les ressources matérielles sont présentes dans le Sud et que, d’autre part, les provinces sont politiquement négligées. C’est un peu l’inverse de la situation de la région de Santa Cruz en Bolivie.
Malheureusement, plutôt que d’écouter réellement leurs demandes, le gouvernement ne répond qu’en réprimant et en criminalisant les manifestants et les leaders sociaux, en les accusant de corruption ou de terrorisme. Terruqear est le terme que nous utilisons pour ce type de tactique politique au Pérou, dans laquelle la protestation politique est stigmatisée comme une activité terroriste.
Nicolas Allen : Pouvez-vous en dire plus sur la revendication des manifestants concernant la dissolution du Congrès ? Après tout, c’est la tentative de Castillo de faire exactement cela qui a directement conduit à sa mise en accusation. Le Congrès péruvien est réputé impopulaire et corrompu, mais quelles sont les propositions concrètes avancées pour demander sa dissolution ?
Anahí Durand : Le Congrès est l’une des institutions les plus méprisées au Pérou, essentiellement parce qu’il est déconnecté de manière radicale de la réalité sociale ordinaire. Cette déconnexion tient, d’une part, au mode de désignation de l’organe monocaméral : il n’y a que cent trente législateurs pour trente-trois millions de Péruviens, soit moins de la moitié des élus que l’on trouve dans la plupart des pays d’Amérique latine de taille similaire. En d’autres termes, le peuple est grossièrement sous-représenté sur le plan politique, mais, dans le même temps, chaque membre du Congrès entretient son propre fief avec quinze assistants ou plus travaillant sous ses ordres.
Le peuple en a assez du Congrès, car il est devenu un lieu où les politiciens peuvent agir en toute impunité. On pourrait se demander pourquoi le peuple choisit si mal ses représentants élus. Le vrai problème est que, si le peuple en tant que nation est sous-représenté, Lima elle-même est surreprésentée avec trente-cinq membres du Congrès, alors que des régions comme Cusco n’en ont que cinq. Le système de partis péruvien doit également être complètement revu car, dans sa forme actuelle, il empêche les nouveaux acteurs d’entrer en politique.
Aujourd’hui, le Congrès répond directement aux intérêts des entreprises – universités privées, casinos, etc. – et ce n’est pas un hasard si ce sont ces alliances de droite qui ont dressé les plus grands obstacles au gouvernement de Castillo. Trois mois après le début de son mandat, ils avaient déjà essayé de déposer des accusations de destitution, et ils ont pu le faire en modifiant la Constitution à leur convenance. Les mêmes groupes qui se sont battus bec et ongles contre une assemblée constituante manipulent également la Constitution au sein de la commission constitutionnelle du Congrès !
Auparavant, la Constitution autorisait le président à dissoudre le Congrès s’il refusait plus d’une fois de procéder à un vote de confiance – c’est ce que M. Castillo a en fait essayé de faire. Mais le Congrès a modifié cette loi afin que seul le Congrès lui-même puisse déterminer quand un vote de confiance peut être demandé. Lorsque je parlais plus tôt du manque d’équilibre des pouvoirs, c’est précisément ce que je voulais dire. Les Péruviens ordinaires en ont de plus en plus assez de cette « dictature du Congrès » et ont atteint un point de rupture.
Si Boluarte, l’actuelle présidente, avait voulu bien faire pour le peuple, elle aurait renoncé le jour même de la destitution de Castillo et demandé de nouvelles élections dès que possible. Naturellement, elle ne l’a pas fait, car elle a été mise en place par le Congrès pour faire ce qu’il lui demande. Mais le peuple n’acceptera pas que des élections aient lieu en avril 2024, c’est-à-dire dans près d’un an et demi. C’est ce qui motive la demande de dissolution immédiate du Congrès.
Nicolas Allen : Pensez-vous que les manifestations peuvent créer une lame de fond en faveur d’une nouvelle Constitution ?
Anahí Durand : Pour l’instant, je pense que nous devons accepter qu’un processus constituant menant à une nouvelle Constitution ne va pas se faire du jour au lendemain. La Constitution péruvienne a été imposée par Fujimori mais a bénéficié d’un haut degré de consensus parmi les classes dominantes, à tel point que Fujimori a quitté le pouvoir mais que sa Constitution néolibérale perdure.
Cependant, je pense que la demande d’une nouvelle Constitution s’est enracinée dans les classes subalternes et qu’elle peut éventuellement être placée au centre du débat politique. Il suffit de regarder la guerre de l’eau en Bolivie : il y a eu un énorme soulèvement social en 2000, mais ce n’est qu’en 2006 qu’il y a eu une assemblée constitutionnelle. Une histoire similaire pourrait être évoquée à propos de l’Équateur.
Pour l’instant, il existe un sentiment croissant et généralisé que le pacte social de base du Pérou doit être repensé. En ce sens, ce que le peuple demande, c’est simplement un référendum pour décider d’une assemblée constitutionnelle. Bien entendu, le Congrès ne bougera pas d’un pouce sur cette question, a fortiori lorsque des accords lucratifs peuvent être arrangés entre le gouvernement et les grandes entreprises. Avant, les citoyens pouvaient eux-mêmes organiser un référendum ; maintenant, cela dépend des lubies du Congrès qui ne semblent pas très prometteuses, malgré les mobilisations.
Nicolas Allen : L’extrême droite a-t-elle fait une percée dans la crise institutionnelle actuelle ? Je sais que le nouveau maire de Lima, Rafael López Aliaga, a été très souvent comparé à Jair Bolsonaro.
Anahí Durand : Je pense que ce que le Pérou voit, c’est la polarisation et la disparition de tout ce qui ressemble à un centre politique. Il y avait autrefois deux grands groupes de centre-droit au Congrès, le parti Acción Popular et le Partido Morado [Parti violet]. Ces deux partis n’existent plus en réalité. Ils ont vraiment suivi la direction de l’extrême droite sur la question de la destitution, jusqu’à finalement se rallier à l’ensemble de son programme.
Cependant, la droite traverse sa propre crise. Elle manque de leadership et est de plus en plus fragmentée : López Aliaga, que vous avez mentionné, a certes gagné dans les quartiers les plus riches de Lima, mais il s’agissait de l’élection municipale avec le taux de participation le plus bas depuis des années, et son parti a fait de très mauvais résultats ailleurs. La droite n’est décidément pas en bonne position.
Je pense que cette faiblesse peut en fait expliquer le désir de la droite de prendre le contrôle de l’exécutif et de l’utiliser pour criminaliser les leaders populaires, en les empêchant d’être candidats. En d’autres termes, c’est la faiblesse générale de la droite – son incapacité à remporter la présidence lors d’élections honnêtes – qui pousse les factions les plus dures à monter au front.
La gauche et les forces progressistes ne sont pas dans une situation bien meilleure. Malheureusement Castillo est la seule personnalité de ce secteur qui jouit d’une reconnaissance et d’une légitimité nationales – et il est en prison. Il est important de se rappeler que même à son point le plus bas, lorsque les campagnes de diffamation étaient à leur paroxysme, il a conservé un taux d’approbation de 30 %. Cela peut sembler peu, mais beaucoup de politiciens au Pérou n’obtiennent pas plus de 7 % ou 8 % d’approbation. Comparez cela aux plus de 70 % de Péruviens qui pensent que Boluarte a eu tort de se mettre à sa place. Plus précisément, selon un récent rapport de l’Instituto de Estudios Peruanos, le soutien de Castillo est désormais de 45 %. Selon ce sondage, 45 % de la population non seulement soutient Castillo mais est prête à manifester pour le défendre.
Nicolas Allen : En dehors des campagnes d’attaque évidentes de la droite, il semble que le sectarisme de la gauche péruvienne ait également nui à Castillo.
Anahí Durand : Eh bien, il est important de se rappeler que la victoire électorale de Castillo n’a jamais été une victoire de la gauche, j’entends par là les partis idéologiques ou consciemment de gauche du Pérou. C’était une victoire pour les classes populaires, informelles et précaires. Ce qui s’est passé, c’est qu’après sa victoire, il y a eu une tentative de forger un front uni avec la gauche institutionnelle existante.
Perú Libre, un parti officiellement enregistré, qui se décrit lui-même comme marxiste-léniniste, lui a permis de se présenter, tandis que Nuevo Perú, un parti de gauche plus progressiste, a fourni à son gouvernement des ministres techniques. Mais, honnêtement, compte tenu des caractéristiques particulières de Perú Libre et de son leader, cette relation était condamnée dès le départ. Je crois vraiment que le sectarisme de Perú Libre a eu un effet très néfaste sur le gouvernement Castillo.
Pendant ce temps, Nuevo Perú, qui est une gauche plus issue de la classe moyenne et technocratique, n’avait même pas de représentation parlementaire pour fournir à Castillo le soutien politique dont il avait besoin. Pire encore, pour se maintenir « au-dessus de la mêlée », ce parti a fini par adopter une position hypercritique et a pris ses distances avec Castillo.
Avec la destitution, ces deux partis de gauche sont complètement hors du pouvoir. Honnêtement, je pense que tout type de reconstruction d’un mouvement de gauche véritablement populaire au Pérou ne viendra pas des partis de gauche existants. Dans le cas du Pérou, nous, la gauche, devons nous immerger dans le monde populaire et nous reconnecter avec ce niveau de politique. C’est de là que viendront éventuellement les futurs leaders.
Nicolas Allen : Dans un récent article, vous avez soutenu que, quoi que Castillo ait fait ou n’ait pas fait au niveau politique, il a utilisé son pouvoir exécutif pour politiser les populations exclues et largement rurales du Pérou. Je me demande si vous pouvez en dire plus sur la manière dont il a fait cela et sur la compatibilité de cette mobilisation politique rurale avec la gauche plus urbaine.
Anahí Durand : Le noyau des soutiens de Castillo, ces 20 % qui lui ont valu une place au second tour en 2021, est composé d’un vote rural constitué d’exclus et de secteurs informels vivant dans la pauvreté ou l’extrême pauvreté. C’est pour cette population qu’il a essayé de gouverner, et il l’a fait de manière plébiscitaire, en se rendant directement dans les localités où vivent les gens ou en remplissant le Palacio de Gobierno à Lima avec des foules de sympathisants. Certains pourraient appeler cela du populisme. Quel que soit le nom qu’on lui donne, c’est une façon de gouverner, et c’est une façon de gouverner avec laquelle les progressistes de la capitale ne sont pas nécessairement à l’aise. Cette partie de la gauche, urbaine et progressiste, doit décider ce qu’elle veut faire de la personnalité de Castillo.
Castillo a toujours été difficile à cerner pour certains milieux universitaires et politiques. Les secteurs les plus progressistes du Pérou ont pu reconnaître qu’il permettait d’identifier et de représenter les secteurs populaires, mais ils n’ont jamais pu comprendre comment il suscitait un soutien aussi intense parmi ses sympathisants, pourquoi ils ont réclamé sa liberté et campé devant la prison où il est détenu.
Certains feront remarquer que Castillo n’a pas réussi à nationaliser les principales ressources naturelles, ou qu’il n’a jamais sérieusement fait avancer la cause de la deuxième réforme agraire. Je leur demanderais : Comment était-il censé nationaliser les ressources sans majorité au Congrès ? Comment allait-il réaliser une deuxième réforme agraire alors qu’il n’avait pas de véritable ministre de l’agriculture ? Le problème était en réalité plus compliqué : c’est en fonction des liens communautaires et familiaux que Castillo avait désigné un certain nombre de ministres – ce qui est tout à fait conforme aux pratiques du monde populaire dont il est issu. Mais, à vrai dire, pourquoi devrait-il confier ces postes à une personne – peut-être plus qualifiée – titulaire d’un doctorat, qui ne l’a même pas soutenu ni lui a montré du respect auparavant ?
La réussite de M. Castillo a été de retirer le pouvoir à Lima en créant un cabinet décentralisé. C’est quelque chose de tout à fait nouveau au Pérou, bien que Rafael Correa en Équateur et Evo Morales en Bolivie aient fait quelque chose de similaire avec leurs gouvernements. Castillo a emmené ses ministres dans les provinces les plus marginalisées et s’est assis avec les autorités locales et les dirigeants communautaires pour discuter de leurs problèmes. Il a essayé d’amener l’État au peuple et de cette façon le politiser, ce qui, dans une société aussi incroyablement dépolitisée, fragmentée et néolibérale que le Pérou, n’est pas une mince affaire. Dans un sens, les protestations actuelles peuvent être considérées comme un héritage partiel de cet effort.
Nicolas Allen : Vous avez vu certaines de ces initiatives de première main lorsque vous étiez ministre des Femmes et des Populations vulnérables dans le gouvernement Castillo. Qu’avez-vous retenu de votre passage au gouvernement ?
Anahí Durand : Ironie du sort, j’ai ressenti un fort sentiment d’impuissance. Il était naïf de penser que l’on pouvait simplement s’emparer du pouvoir avec un rapport de forces aussi faible et que l’on pouvait gouverner efficacement. Encore une fois, pour moi, la principale leçon a été que tout est mis en place pour que rien ne change : après trente ans de néolibéralisme, il y a une forme d’administration gouvernementale et une architecture juridique qui sont complètement sédimentées. D’où l’importance de réaliser des changements politiques substantiels par le biais d’une nouvelle Constitution.
L’autre grande leçon que j’ai apprise, c’est que si vous voulez comprendre comment vous vous en sortez au gouvernement, vous devez garder l’œil sur la mobilisation populaire et l’action à la base et ne pas prêter trop d’attention aux sondages d’opinion. Trop de mes camarades étaient excessivement préoccupés par l’opinion publique, alors que le véritable critère d’évaluation de nos résultats aurait dû être de savoir si nous avions ou non une influence croissante parmi les organisations sociales et politiques.
En un sens, c’était aussi la grande faiblesse du président. Dans son approche de la politique c’était un syndicaliste pur et dur : il travaillait avec les personnes qu’il connaissait dans les syndicats – qui sont eux-mêmes politiquement faibles – et n’a jamais pu vraiment étendre son rayon d’influence au-delà de ces cercles.
C’est un point dont nous avons beaucoup discuté : comment politiser les personnes qui ne le sont pas encore mais qui peuvent jouer un rôle important au sein du gouvernement ? Pedro Castillo a commencé son mandat avec une figure importante dans son cabinet, Héctor Béjar, un vétéran de la gauche qui avait servi dans le gouvernement radical de Juan Velasco Alvarado dans les années 1970 et qui avait travaillé dans ce sens, menant des campagnes pour impliquer toutes sortes de groupes différents dans le mouvement de réforme agraire. Mais la droite l’a immédiatement pris pour cible et, malheureusement, il a été l’un des premiers ministres que Castillo a laissé tomber.
Nicolas Allen : Lorsque Castillo a pris ses fonctions, il y avait un optimisme prudent que le Pérou ferait partie d’une deuxième marée rose qui inclurait le Chili, la Colombie et le Mexique. Cependant, sa mise en accusation a été accueillie avec des réactions mitigées par ces mêmes pays qui constituent le mouvement progressiste latino-américain. Certains gouvernements, comme celui de Gabriel Boric au Chili, ont rapidement reconnu le nouveau gouvernement comme légitime, tandis que d’autres – l’Argentine, la Bolivie, la Colombie et le Mexique, entre autres – ont exprimé leur solidarité avec Castillo. Qu’en pensez-vous ?
Anahí Durand : Andrés Manuel Lopéz Obrador a toujours eu de bonnes relations avec Castillo. Le Mexique a été la première destination à l’étranger de Castillo en tant que président et depuis lors, il a toujours été en bons termes avec le gouvernement mexicain. En fait, les gouvernements du Mexique, de la Colombie, de l’Argentine, de la Bolivie et du Honduras ont tous publié une déclaration commune exprimant leur préoccupation quant à la destitution de Castillo. Tous ces gouvernements ont publié des déclarations marquant une nette distance avec le gouvernement de Boluarte.
Cependant, le plus actif a été Andrés Manuel Lopéz Obrador au Mexique : il a accordé l’asile à la famille de Castillo et n’a pas ménagé ses mots pour qualifier le régime de Boluarte d’autoritaire et de répressif. Il n’a pas non plus hésité à souligner l’implication manifeste des États-Unis dans les événements récents, ou le fait que l’ambassadeur américain au Pérou est un ancien agent de la CIA.
Nous pourrions même considérer ce qui se passe au Pérou comme le début d’un nouvel alignement géopolitique. Le Chili n’a pas tardé à reconnaître le gouvernement de Boluarte, et l’on ne sait pas encore quelle sera la position de Lula. C’est en soi surprenant, car Boluarte n’avait jusqu’à récemment une communication directe qu’avec les États-Unis et les présidents de droite Guillermo Lasso, en Équateur, et Luis Lacalle Pou, en Uruguay. Malheureusement, il semble que le Pérou pourrait faire partie d’un axe de droite reconfiguré en Amérique latine.
* Anahí Durand, spécialiste des mouvements sociaux, de la représentation politique, des peuples indigènes, de l’interculturalisme et du genre, enseigne à la Faculté de sciences sociales de l’UNMSM (Universidad Nacional Mayor de San Marcos) à Lima. Elle a été ministre des Femmes et des Populations vulnérables dans le gouvernement Castillo du 29 juillet 2021 au 2 février 2022 et a été membre du parti Nuevo Perú jusqu’en avril 2022.
Nicolas Allen est directeur éditorial de la revue étatsunienne Jacobin et rédacteur en chef de la revue en langue espagnole Jacobin América Latina.
Cet entretien a d’abord été publié le 9 janvier 2023 par Jacobin : https://jacobin.com/2023/01/protests-peru-defend-democracy-president-pedro-castillo-dina-boluarte
(Traduit de l’anglais par JM).
Déclaration de Súmate*
1. Le coup d’État du 7 décembre, l’escalade de la violence et de la répression par la droite ont été orchestrés au sein du Congrès de la République. Sa représentation parlementaire a été capable, après 17 mois, de mettre en œuvre son plan de coup d’État et de renverser le président Pedro Castillo.
2. Ce projet autoritaire répond à la nécessité de reprendre le contrôle total de l’administration de l’État, en réprimant brutalement l’indignation organisée de la population, qui s’est soldée à ce jour par 28 meurtres (1) et des dizaines de blessés. Le moyen d’y parvenir est la trahison, le double langage de Mme Dina Boluarte qui, hier, avait prêté allégeance à P. Castillo et qui, aujourd’hui, en collusion avec les groupes de pouvoir et leurs représentants politiques, a mis en place un soi-disant gouvernement de transition, soutenu par la police, les forces armées, le Congrès, le pouvoir judiciaire, les médias et même salué par l’ambassadeur des États-Unis, qui a été reçu dans le palais du gouvernement.
3. Afin d’imposer ce projet antidémocratique et anticonstitutionnel et de mettre fin à la résistance populaire croissante, Mme Boluarte a décrété l’état d’urgence, un couvre-feu, le recours aux forces armées et la militarisation des villes importantes du pays. Malgré cela, les peuples et les travailleurs à l’échelle nationale ont redoublé de force, se sont levés une fois de plus, pour arrêter cet assaut réactionnaire, pour défendre la démocratie, en exigeant la dissolution du Congrès (désavoué par plus de 80 % de la population), des élections immédiates, un référendum pour une Assemblée constituante, la démission de Mme Boluarte et la liberté pour Pedro Castillo.
4. Nous dénonçons l’assassinat de nos compatriotes, nous exigeons le jugement et la punition des responsables. Nous considérons Mme Boluarte responsable de ces crimes comme du sort des personnes blessées et détenues par la police et les forces armées. Nous sommes solidaires des familles des victimes et demandons que justice soit faite.
5. Nous dénonçons le raid sur les locaux de Nuevo Perú (NP) et de la Confederación Campesina del Perú (CCP, Confédération paysanne du Pérou) ainsi que les poursuites engagées contre des dirigeants et des paysans présents dans ces locaux.
6. Nous rejetons fermement les accusations de terrorisme avec lesquelles ils ont l’intention de poursuivre les détenus, l’intimidation des militants de NP, le harcèlement de la députée Ruth Luque et d’autres.
7. L’année 2023 sera encore une année de lutte. Les raisons qui ont motivé le sursaut social de décembre restent inchangées : un Congrès absolument discrédité et corrompu ; un exécutif avec une « présidente » qui cherche à se légitimer et à gouverner une dictature civile-militaire en compagnie de la présidente du Congrès et qui n’a pas l’intention de répondre aux demandes du peuple ; un général de police appelant à une marche pour la paix – ce qui est une aberration venant de ceux qui persécutent, tirent et répriment violemment le mouvement populaire, faisant des morts, des blessés et des arrestations. Depuis quand la police est-elle devenue une force délibérative ? Que dit Mme Boluarte ?
8. La trêve est terminée. Une journée nationale de lutte est prévue pour le 4 janvier. Les organisations du Grand Sud préparent des mesures de lutte, y compris une grève générale illimitée. L’Assemblée nationale des peuples (ANP) a appelé à une grève nationale le 14 janvier, la CGTP et d’autres organisations appellent à une journée nationale de protestation.
9. La lutte continue. Nous appelons à promouvoir le mouvement populaire et à y participer activement pour la satisfaction des revendications avancées et en cherchant à construire son référent politique, l’expression unitaire des intérêts du peuple et des travailleurs.
• Non à l’impunité ! Procès et sanctions des responsables de ces morts !
• Dissolution du Congrès, élections anticipées !
• Référendum pour une Assemblée Constituante !
• Démission de Dina Boluarte en tant que Présidente de la République !
• Liberté pour Pedro Castillo !
Lima, 2 janvier 2023
* Súmate est un courant du mouvement politique Nuevo Perú qui se donne pour but « le regroupement de toutes les forces politiques qui se réclament de la défense des intérêts des peuples et des travailleurs d’Amérique latine et des Caraïbes comme première étape pour avancer dans la lutte pour notre seconde indépendance et pour contribuer à la construction et au renforcement de la IVe Internationale ».
Cette déclaration a été publiée le 3 janvier 2023 par le site web de Súmate : https://www.sumate.pe/2023/01/03/sumate-declaracion/ (Traduit de l’espagnol par JM).
1. En date du 11 janvier 2023, au moins 48 personnes ont été tuées lors de manifestations depuis la destitution du président Pedro Castillo selon le Monde (https://www.lemonde.fr/international/article/2023/01/11/au-perou-la-presidente-dina-boluarte-mise-en-cause-pour-la-violence-de-la-repression-policiere_6157484_3210.html)