Tout en poursuivant les protestations et en développant les solutions pour aider celles qui décident d'avorter, les mouvements des femmes en Pologne poursuivent l'élaboration d'alternatives à l'État répressif et clérical. C'est en particulier la tâche d'un Conseil consultatif, qui regroupe plusieurs centaines de personnes, à la fois des spécialistes et des militantÃes. Créé à l'initiative de l'organisation Grève nationale des femmes (OSK) à la suite des premières manifestations contre l'interdiction de l'avortement, ce Conseil consultatif se donne pour but l'élaboration des solutions législatives dans les domaines mis en avant par les centaines de milliers de protestataires. Ses travaux concernent plusieurs domaines : les droits des femmes, le travail, l'éducation, la laïcité, la santé et le climat.
La question de la législation concernant l'avortement a été dès le début une des principales tâches de ce Conseil. Le 12 février 2021 - une semaine après que les députéÃes de la Gauche et les organisations des femmes ont déposé un projet de loi qui autoriserait l'avortement jusqu'à la douzième semaine de grossesse - le Conseil consultatif a présenté son élaboration au cours d'une conférence de presse. Il propose la dépénalisation de l'avortement. Le quotidien Gazeta Wyborcza a interviewé trois militantes du Conseil consultatif qui présentaient ce projet. Nous reproduisons cet entretien.
Pour sa part, Marta Lempart, dirigeante de l'OSK, a dit à Gazeta Wyborcza : " Nous sommes actuellement confrontés à une situation dans laquelle un service médical, tel que l'avortement, est régi par les dispositions du code pénal. Il est traité comme quelque chose qui, par définition, serrait un crime. Nous ne nous apercevons même plus que c'est une absurdité, tellement nous nous y sommes habitués.
" Retirer l'avortement du code pénal, c'est-à-dire le dépénaliser, est le strict minimum.
" Il est également temps de dire adieu à l'idée de lois spéciales sur l'avortement - qui réglementent un service médical particulier. Dans tout cela, les femmes sont considérées comme des êtres maléfiques, par définition, à qui il faut imposer des interdictions et des sanctions.
" Nous devrions aller vers le modèle canadien, où l'avortement est simplement un service médical réglementé par des normes de soins de santé, sans lois ni dispositions pénales supplémentaires. " Les Coréennes viennent de le faire, le Chili va dans le même sens. Je suis sûre qu'en Pologne aussi il est possible d'admettre que les femmes savent vraiment ce qu'elles font.
" Mais en tant que Grève des femmes, nous devons utiliser tous les chemins accessibles, soutenir toutes les initiatives sensées - et nous le ferons. Chaque effort nous rapproche de notre objectif, donc de l'avortement légal, sûr et gratuit. »
• Le Conseil consultatif présente son idée sur l'accessibilité à l'avortement en Pologne. Que proposez-vous ?
Monika Frenkiel : Nous demandons la suppression complète des réglementations limitant l'accès à l'avortement et prévoyant des sanctions pour sa réalisation, notamment en droit pénal. Nous ne voulons aucune limite temporelle, ni de conditions, ni d'exigences pour l'obtention d'un consentement à l'avortement.
• Vous voulez dire qu'il n'y aurait pas de dispositions juridiques concernant l'avortement ?
Karo Akabal : Oui. Notre proposition est très progressiste. Elle est sous-tendue par la conviction que les femmes enceintes qui choisissent l'avortement, et les femmes en général, savent ce qu'elles font.
Nadia Oleszczuk : Nous reconnaissons que la femme qui est enceinte a le plein droit de reconnaître qu'elle doit mettre fin à cette grossesse selon sa propre conscience, sa force, sa sensibilité psychique, sa capacité financière.
Monika Frenkiel : Cela signifie que personne d'autre n'a le droit ni les compétences de décider pour une femme si elle a besoin ou non de cet avortement.
• Pourquoi une telle proposition ?
Karo Akabal : Notre tâche, en tant que Conseil consultatif de l'organisation Grève nationale des femmes (OSK), était de nous mettre à l'écoute de l'énergie des manifestations. Nous étions dans la rue, nous avons participé aux manifestations, nous avons lu les banderoles, nous avons écouté les cris qui y étaient lancés, nous avons lu les blogs, les journaux, Facebook, les e-mails qui arrivaient dans les boîtes aux lettres du Conseil consultatif, nous avons parlé aux gens.
Nadia Oleszczuk : Les propositions du Conseil consultatif sont le reflet de ces voix.
• Cela va plus loin que le projet " Avortement sans compromis », présenté la semaine dernière par la Gauche et les organisations de femmes, notamment la Grève nationale des femmes où l'avortement sur demande est autorisé jusqu'à la 12e semaine de grossesse.
Karo Akabal : Nous vous invitons à soutenir toute initiative visant à libéraliser la loi sur l'avortement. Mais avec notre postulat, nous voulons entamer une nouvelle approche sur l'avortement et les droits des femmes en Pologne.
Monika Frenkiel : Nous voulons proposer un langage différent et parler des droits des femmes d'une manière différente de ce qui a été fait jusqu'à présent.
• Comment y parvenir ?
Karo Akabal : En retirant le sujet de l'avortement de la loi, nous le rendrons conforme à ce que nous considérons comme un droit naturel, qui est le droit d'une personne qui devient enceinte de refuser de porter une grossesse.
• À quoi ressemblerait l'accès à l'avortement en Pologne si les changements que vous proposez entraient en vigueur ?
Monika Frenkiel : La femme (ou la personne qui porte la grossesse qu'elle se considère femme ou non) aura le droit de choisir la manière, les conditions et la méthode d'interruption de la grossesse.
Nous voulons que l'avortement médicamenteux soit maintenu aussi loin que possible du système de santé, car nous savons à quel point il fonctionne mal aujourd'hui. Nous demandons l'enregistrement et l'autorisation de circulation du mifépristone (RU 486) - un médicament recommandé par l'OMS comme sûr et améliorant la rapidité et l'efficacité de la procédure en combinaison avec le misoprostol. Il est important que les médicaments pour l'avortement soient disponibles sans ordonnance et qu'une personne enceinte qui décide de se faire avorter à tous les stades de sa grossesse puisse avoir l'accès à sa convenance à un médecin, accès remboursé par l'État.
Karo Akabal : L'ensemble du système médical est censé être un soutien pour les femmes, et non une limitation. Nous rejetons donc l'idée qu'une consultation psychologique soit nécessaire avant un avortement car cela interfère avec la liberté et la dignité et, comme le montrent les exemples d'autres pays, rend l'avortement moins accessible.
• Qu'en est-il du traitement médical des avortements ?
Monika Frenkiel : Nous avons un objectif général : l'avortement doit être remboursé par l'État, sûr, légal et accessible à toutes celles qui en ont besoin. Comment organiser cela ? Nous voulons encore en discuter, principalement avec des experts en procédures médicales.
• Et la clause de conscience ?
Monika Frenkiel : Elle doit être abolie.
• Le droit des médecins à une clause de conscience a été confirmé en 2015 par la Cour constitutionnelle. Alors comment faire ?
Monika Frenkiel : Si sa conscience ne permet pas à un médecin d'effectuer de telles interventions, il doit changer de profession ou de spécialisation. En outre, dans toute situation, lorsqu'un médecin invoque la clause de conscience pour une raison quelconque, nous ne pouvons pas être sûrs d'un traitement conforme aux meilleures connaissances médicales.
• Selon votre proposition, la grossesse peut être interrompue à n'importe quel stade. À ce stade, beaucoup de gens vont probablement se demander : à 30 semaines de grossesse aussi ?
Monika Frenkiel : Cette question suppose que les femmes sont irréfléchies et manquent d'empathie.
La dépénalisation de l'avortement a eu lieu au Canada, et cela nous a servi de modèle. Une telle solution a également été adoptée récemment en Corée du Sud, alors que les femmes coréennes ont protesté avec nous en 2016, tout comme les Argentines, qui ont une nouvelle loi pro-avortement depuis plus d'un mois. Le Chili, lui aussi, s'oriente vers la dépénalisation.
Nous voulons rejoindre ces pays. La dépénalisation fait que l'avortement n'est pas un paragraphe dans le code pénal, mais devient simplement ce qu'il est : une procédure médicale. Commençons à traiter les femmes comme des personnes intelligentes, empathiques et responsables.
Karo Akabal : Faisons confiance aux personnes enceintes. Je suis convaincue qu'elles prendront la décision d'avorter dans les premières semaines de la grossesse. Mais bien sûr, nous nous attendons à une discussion autour de cette proposition. Nous encourageons à imaginer un monde où il n'y aura plus de restrictions à l'interruption de grossesse. Relèverons-nous le défi pour agir justement ?
Nadia Oleszczuk : Rappelons-nous que ce sont les femmes des petites villes et des villages et celles qui sont moins riches qui souffriront de l'interdiction de l'avortement. Si vous avez de l'argent, vous n'êtes pas concernée par les nombreux obstacles à l'accès à l'avortement - avec un budget adéquat, vous pouvez faire valoir votre droit à l'interruption de grossesse en dehors de la Pologne.
La garantie des droits sociaux, l'égalité de rémunération et de la position sur le marché du travail influenceraient les décisions de poursuivre une grossesse. L'indépendance économique des femmes est une question clé. Les femmes se battent pour cela depuis longtemps. L'histoire indique que le système a été plus enclin à céder sur des questions politiques qu'en ce qui concerne ses bases économiques. Dans le monde moderne, on ne peut pas faire de la politique sérieuse sans les femmes. Vous ne pouvez pas les reléguer aux marges et ignorer l'opinion de la moitié de la société.
Monika Frenkiel : Et, en dehors de la demande concernant l'avortement, nous avons également des demandes concernant l'accès réel à la contraception et à une éducation sexuelle de qualité, ce qui se traduit également par le nombre d'avortements pratiqués - ce sera un système cohérent.
• Votre idée va le plus loin dans la libéralisation, que faire si la majorité de la société veut un accès libre à l'avortement, mais dans un certain cadre ?
Karo Akabal : La tâche du Conseil consultatif n'est pas de négocier des positions, nous représentons les demandes des manifestations de la Grève des femmes. Il ne s'agit pas de savoir jusqu'à quelle semaine de grossesse nous allons gracieusement permettre aux femmes de prendre des décisions concernant leur santé et leur vie. Nous disons que nous ne voulons aucune restriction sur ce sujet. Et ainsi la demande extrémiste d'interdiction de l'avortement n'a plus lieu d'être. Nous sommes déjà ailleurs.
• Vos propositions peuvent-elles être acceptées par la majorité de la population ?
Monika Frenkiel : Nous avons conscience que cela ne se produira pas immédiatement. Nous sommes dans un processus. Lorsque nous sommes descendus dans la rue en 2016, nous avons protesté contre l'interdiction totale de l'avortement. À l'époque, le terme " avortement » lui-même était imprononçable pour beaucoup de gens, entre autres pour des politiciens.
Maintenant, c'est différent. 70 % de la société polonaise souhaite qu'une femme enceinte ait le droit d'avorter si elle concidère qu'elle n'est pas du tout prête à donner naissance.
Karo Akabal : Nous repoussons les limites du discours social. Nous parlons du droit d'une personne à décider de son propre corps et de sa propre vie. Nous demandons que toute la société reconnaisse que nous avons ce droit.
Nous aspirons à une révolution systémique, à la création de nouvelles procédures médicales pour l'avortement, basées sur l'hypothèse que chaque femme et chaque personne prend une décision consciente concernant son propre corps.
Monika Frenkiel : Les médecins donneraient un avis médical mais ils ne pourraient pas décider si une femme peut avorter ou non, le nouveau système doit être conçu de manière à ne pas multiplier les obstacles à l'avortement.
Karo Akabal : Les femmes ont toujours eu, ont et auront toujours le droit de refuser de porter une grossesse, indépendamment de ce que disent les codes à ce sujet.
Il y a toujours eu des avortements, et cela continuera. Toute interdiction de l'avortement inscrite dans la loi est une imposture. Il est temps que l'État et la loi reflètent la réalité.
• Et maintenant, quelle est la suite de cette proposition ?
Nadia Oleszczuk : À partir de jeudi, nous vous invitons à Loomio, la plateforme participative en ligne que le Conseil consultatif auprès de la Grève nationale des femmes utilise pour discuter et élaborer les solutions. Nous voudrons discuter, consulter et donner notre avis ici avec tous les gens qui soutiennent l'OSK. Tout le monde peut se joindre au débat.
Karo Akabal : Le rôle du Conseil est visionnaire, nous devons montrer une large perspective de ce à quoi nous pouvons arriver. Il s'agit peut-être d'un processus pluriannuel, mais nous voulons le mener à bien avec toutes les personnes concernées.
• Pourquoi tant d'hommes veulent-ils s'exprimer sur l'avortement ? Ils avancent par exemple l'idée d'un référendum.
Monika Frenkiel : Les droits humains sont inhérents et ne sont pas soumis à référendum. Le slogan de la grève " Allez vous faire foutre ailleurs » reflète notre attitude face au fait que, pendant des siècles, les hommes ont dit aux femmes ce qu'elles devaient dire, faire et penser.
• Comment vous êtes-vous retrouvées dans ce Conseil consultatif ?
Nadia Oleszczuk : Aujourd'hui, plus de 500 personnes sont actives au sein du Conseil. Ces personnes se sont portées elles-mêmes candidates et le recrutement était libre, ou elles ont été recommandées par des organisations sociales ou par l'OSK elle-même. Le Conseil a un caractère expert et militant. Ce ne sont pas des " vieux cons ». Nous luttons contre l'opinion omniprésente de ces " vieux cons » dans l'espace public. En disant " vieux cons », j'ai à l'esprit une catégorie symbolique, derrière laquelle se cachent des caractéristiques telles que le sexisme et le paternalisme.
Karo Akabal : Je me suis présentée au Conseil en réponse à un appel des dirigeantes de la grève, qui disaient qu'il y avait des questions à discuter et à réinventer. Je savais que je m'engageais à travailler dur, et c'est ainsi.
• Et ça ressemble à quoi ?
Karo Akabal : Comme il sied à une organisation révolutionnaire, nous utilisons dans notre travail de nombreuses formes d'action progressistes qui impliquent le plus grand nombre de personnes possible. Nous avons discuté du sujet de l'avortement au sein d'une équipe de plusieurs personnes. Les quatre personnes les plus impliquées dans les travaux sont responsables du contenu final du postulat, mais tout ce dont nous parlons aujourd'hui a été discuté à de nombreuses reprises au sein du Conseil et par des experts extérieurs. L'étape suivante consiste à présenter la proposition à l'ensemble de la communauté des grévistes.
Monika Frenkiel : Nous avons eu des dizaines de discussions en ligne, principalement sur Zoom. Nous lisions des documents et des recommandations, nous vérifions les solutions qui fonctionnent dans le monde. Nous avons discuté de chaque idée, nous avons ajouté de nouvelles idées, nous avons fait des résumés, etc. Nous travaillions plusieurs dizaines d'heures par semaine. Il y avait des étapes où je dormais une ou deux heures par nuit pour recueillir des commentaires, donner des avis sur des idées et préparer des propositions pour l'étape suivante de la discussion.
Karo Akabal : Le projet nous prend de nombreuses heures par jour. Je dirige une école en ligne, que j'ai confiée à une équipe ces deux derniers mois. J'ai trois enfants et un petit-fils qui me soutiennent dans ce que je fais maintenant et comprennent que je dois m'y consacrer.
• Que se passera-t-il si cette proposition est rejetée ?
Karo Akabal : Nous nous adressons à des centaines de milliers de personnes. La démocratie participative consiste à écouter les opinions. Notre objectif est de sensibiliser le public à l'avortement. Pour ma part, je suis enthousiaste à l'idée de voir ces réactions.
Nadia Oleszczuk : L'objectif à long terme des travaux du Conseil c'est un concept d'élaboration des politiques de la base vers le sommet, où la société co-gouverne l'État. Le produit du travail du Conseil sera une liste de choses que le gouvernement et l'opposition doivent faire, comme l'ont demandé les manifestantÃes et celles et ceux qui ont soutenu la grève des femmes. Rappelons-nous que les gouvernements sont censés agir au service des gens.
Monika Frenkiel : Notre proposition est une réponse à l'appel des politiciens : " Parlons-en ». Alors, discutons.
Propos recueillis le 11 février 2021 à Varsovie
* Nadia Oleszczuk, étudiante et militante du syndicat Alternatywa zwiazkowa (Alternative syndicale) fondé en juin 2019, est modératrice de l'équipe " Travail » au sein du Conseil consultatif de la Grève nationale des femmes.
Monika Frenkiel, philologue, critique littéraire, journaliste, est membre de l'équipe " Avortement et santé sexuelle » du Conseil consultatif.
Karo Akabal, fondatrice de Sex & Love School (un projet éducatif national qui met en œuvre un programme complet d'éducation sexuelle pour les femmes adultes depuis 2014) et militante pour les droits des femmes et une nouvelle culture sexuelle est modératrice de l'équipe " Droits des femmes » au sein du Conseil consultatif.
Cette interview, réalisée par les journalistes du quotidien Gazeta Wyborcza, Anita Karwowska et Waldemar Paś, a été publiée le 12 février par ce quotidien : https://wyborcza.pl/7,162657,26775363,rada-konsultacyjna-przy-strajku-kobiet-zadamy-calkowitego.html
(Traduit du polonais par JM).
1. Voir le dossier dans Inprecor n° 679/680 de novembre-décembre 2020.