Une loi vise à libéraliser l'agriculture et à l'ouvrir aux entreprises privées. Des centaines de milliers d'agriculteurs indiens se mobilisent contre cette dérégulation des marchés. Ils craignent de voir le prix de leur récolte chuter et d'être ainsi à la merci des géants de l'agroalimentaire.
Le 26 janvier 2021, en franchissant les barricades de police et en balayant tous les obstacles, les agriculteurs ont réussi à entrer dans le Fort Rouge et à y brandir les drapeaux de leur syndicat. Le mouvement paysan ébranle le cœur même de la société indienne. La bravoure des agriculteurs créé un nouveau précédent. C'est le plus long mouvement de résistance depuis l'indépendance.
Un paysan a déclaré au Guardian : " Nous protestons depuis six mois mais le gouvernement n'a pas pris la peine de nous écouter, nos ancêtres s'en sont pris à ce fort plusieurs fois dans l'histoire. C'était un message pour le gouvernement et nous pouvons le refaire encore et encore si nos demandes ne sont pas satisfaites ».
Contre la marchandisation de l'agriculture
Les paysans protestent contre trois lois agricoles : la loi sur le commerce des produits agricoles, l'accord sur la garantie des prix et des services agricoles et la modification de la loi sur les produits essentiels. Ces lois visent à marchandiser le secteur agricole en éliminant les Comités de commercialisation des produits agricoles (1). Il s'agit de soumettre les prix des produits agricoles à la merci des forces du marché. Le projet de loi réduit également la capacité des paysans de contester les contrats devant les tribunaux, ce qui vise à " augmenter les investissements dans les entrepôts frigorifiques ». Cela encourage la constitution de stocks et accorde des avantages injustes aux grands capitalistes.
L'objectif fondamental des APMC était de veiller à ce que tous les produits agricoles soient déposés puis vendus aux enchères sur un marché public, poursuivant ainsi les " programmes de régulation du marché des produits agricoles » apparus depuis l'indépendance. Ces lois garantissaient un prix de soutien minimum (MSP) pour les récoltes des agriculteurs, fixé par le gouvernement. Grâce aux APMC, une partie plus importante de la population indienne en a bénéficié également. La Food Corporation of India (FCI) est le plus grand acheteur et distributeur étatique de céréales alimentaires ; elle achète chaque année 15 % à 20 % de la production de blé et 12 % à 15 % de la production de riz de l'Inde. Elle fournit de la nourriture - par le biais de divers programmes sociaux gérés par le gouvernement - à un prix subventionné aux couches les plus pauvres de la société. La différence entre le MSP et le prix subventionné est financée par le gouvernement. Ce n'est pas une coïncidence si les États du Pendjab et de l'Haryana ont été l'épicentre de l'actuel mouvement paysan. L'État du Pendjab est la plus grande zone d'approvisionnement de la FCI et, alors que ces deux États représentent 3 % de la superficie de l'Inde, ils produisent près de 50 % de ses excédents de riz et de blé.
Agriculture Politique agricole décentralisée aux Etats. Elle emploie 300 millions de personnes (40 % de la population) dont 150 millions de fermiers indépendants. Neuf paysans sur dix possèdent moins de 0,8 hectares. Rares sont les fermiers à ne pas être endettés en Inde. Une hécatombe silencieuse : en 25 ans, plus de 300.000 paysans se sont suicidés à cause de leur surendettement (1.000 par mois en moyenne). Le suicide est un sujet tabou, vécu comme une honte. Les familles des suicidés sont rejetées et les veuves héritent d'une situation financière catastrophique.
Les lois adoptées en septembre 2020 visent à éradiquer toute interférence de l'État dans l'agriculture et à permettre aux forces du marché de déterminer les prix des récoltes. Cela va libéraliser l'agriculture en limitant le rôle des mandis (voir note 1) et en détaxant les ventes réalisées en dehors des mandis. Cela profitera aux grands distributeurs et aux capitalistes, comme les Ambani (2), tandis que les petits agriculteurs marginaux en seront les victimes. Plus important encore, l'agriculture sous contrat pratiquée par les grandes entreprises acheteuses mettrait les paysans en situation soumise lors des négociations. L'État indien du Bihar est un parfait exemple.Des lois de ce type y ont été appliquées il y a 15 ans : elles ont démantelé l'infrastructure des marchés publics et les paysans ordinaires n'ont jamais profité des soi-disant " marchés ouverts », supposés leur fournir une meilleure rémunération. Selon les statistiques officielles indiennes, l'année dernière, les agriculteurs du Punjab ont vendu au MSP du riz pour environ 25 dollars les 100 kilos, alors que les agriculteurs du Bihar étaient obligés de vendre la même quantité à seulement 16 dollars sur le marché " libre ».
Six mois de lutte
Peu après l'introduction de ces lois en septembre, les paysans ont lancé la campagne Rail Roko (arrêtez les trains). Du 24 septembre au 23 octobre 2020, ils ont réussi à interrompre les services ferroviaires en se couchant sur les voies ferrées et en manifestant. Après n'avoir vu aucune réponse de la part des gouvernements de leurs États, les agriculteurs ont décidé de faire pression sur le gouvernement central pour défendre leur cause.
Des millions de paysans à travers l'Inde ont lancé l'appel de Delhi Chalo (Marche vers New Delhi, capitale de l'Inde). Depuis la fin novembre, les paysans ont réussi à installer des camps autour de Delhi, bloquant les voies d'accès. Le 26 novembre 2020, 250 millions de paysans et de travailleurs ont organisé dans tout le pays le Bharat Bandh (une grève générale de 24 heures) contre les lois sur le travail et l'agriculture. Depuis lors, les agriculteurs continuent le blocus de New Delhi. Les partis d'opposition ainsi que plusieurs célébrités du spectacle ont exprimé leur soutien à la lutte des paysans. Ce mouvement est devenu un point central de la lutte. Malgré tous les obstacles, les paysans ont continué à se battre et ils demandent l'abrogation immédiate de toutes ces lois.
Les médias hégémoniques de droite jouent un rôle scandaleux en tant qu'agents engagés par les classes dominantes en présentant les paysans comme des terroristes qui agissent comme agents de l'étranger pour déstabiliser le pays. Les porte-parole de la bourgeoisie tentent de diffamer la lutte des paysans. Ils les ont qualifiés de séparatistes, manipulés par les partis politiques. La police a tenté de les empêcher de parvenir à New Delhi et les a traités d'irresponsables qui s'en prennent au gouvernement.
Le gouvernement a tenté de les diviser, mais les paysans ont fait preuve d'une résistance sans précédent dans l'histoire récente. Le gouvernement a également accusé les partis politiques d'opposition de saboter la stabilité politique. Un paysan a rétorqué : " Si le Parti du Congrès avait les moyens de mobiliser des centaines de milliers de paysans, y compris leurs femmes et leurs enfants, alors ce parti aurait remporté les élections ».
Premiers reculs du gouvernement
Leur lutte commence à faire reculer le gouvernement. Ce dernier a proposé de suspendre ces lois pour les 18 mois à venir et a même offert d'autres concessions. Mais les paysans veulent l'abrogation totale de ces lois et ils ont demandé qu'une session spéciale du Parlement soit convoquée pour les abroger. Au cours de la deuxième semaine de janvier, la Cour suprême indienne s'est également empressée de sauver la face de la classe dirigeante et a suspendu la mise en œuvre des trois lois agricoles jusqu'à nouvel ordre en décidant de mettre en place une commission. Le comité paysan de coordination All India Kisan Sangharsh a refusé de discuter avec cette commission en expliquant qu'elle était composée des personnes connues pour leur soutien à ces trois lois.
Les paysans demandent entre autres :
• Convocation d'une session spéciale du Parlement pour abroger les lois agricoles ;
• Rendre obligatoires par la loi les prix minimum de soutien (MSP) et l'achat des récoltes par l'État ;
• La garantie que le système conventionnel de passation des marchés publics sera maintenu ;
• Application du rapport de la Commission nationale sur les paysans présidée par M. S. Swaminathan et fixer le MSP à un niveau supérieur d'au moins 50 % au coût moyen pondéré de production ;
• Réduction de 50 % du prix du diesel à usage agricole ;
• Dissolution de la Commission sur la gestion de la qualité de l'air dans la région de la capitale nationale et abrogation de son ordonnance 2020, ainsi que la suppression des sanctions pour brûlage des chaumes ;
• Libération d'agriculteurs arrêtés pour avoir brûlé des résidus du riz au Pendjab ;
• Abolition de l'ordonnance sur l'électricité 2020 [qui accélère la privatisation] ;
• Mise en pratique de la décentralisation : le gouvernement central ne doit pas s'immiscer dans les affaires des États ;
• Retrait de toutes les poursuites contre les dirigeants paysans et libération de ceux-ci.
Contre les privatisations de Modi
L'agriculture est toujours le secteur prédominant en Inde. Selon la Banque mondiale, plus de 40 % de la main-d'œuvre indienne est employée dans l'agriculture. Elle fait vivre près de 70 % des 1,3 milliard habitants du pays. Les pénuries d'eau, les catastrophes naturelles, l'endettement, l'augmentation du coût des intrants, l'inflation à deux chiffres et les homicides commis par les multinationales ont ruiné la vie des paysans. Selon un rapport de l'OCDE publié en 2018, en termes réels, les revenus des agriculteurs n'ont augmenté en moyenne que de 2 % en un an. Les experts indépendants estiment que les revenus des agriculteurs en termes réels sont restés stagnants, voire ont diminué, pendant plusieurs décennies.
Depuis le lancement des réformes néolibérales en Inde en 1992, la disparité économique s'est accrue. Un rapport récent d'Oxfam a révélé que le 1 % le plus riche de l'Inde détient plus de quatre fois la richesse des 70 % les plus pauvres de la population du pays ; dans le même temps, la richesse totale de tous les milliardaires du pays est supérieure au budget annuel du pays.
L'actuel régime Modi pousse agressivement le pays sur la voie du néolibéralisme en modifiant le droit du travail, en accordant plus de subventions et de facilités aux entrepreneurs, en privatisant et en autorisant les investissements étrangers directs dans tous les secteurs. Avec le slogan " Une nation, un marché », le sarkar (chef, parrain) Modi utilise le nationalisme pour développer une économie entrepreneuriale, privatisée, à travers divers programmes comme la Jan Dhan Initiative (3). Depuis " l'indépendance » jusqu'à l'ouverture des marchés, la croissance du capitalisme indien a été principalement basée sur les interventions de l'État dans l'économie ; aujourd'hui, tout semble s'inverser. Alors que l'Inde est confrontée à la pire crise, encore aggravée par la pandémie de Covid, et à un effondrement de l'économie, le gouvernement Modi fait pression pour la privatisation, et le ministère des finances a préparé le plan de vente des principaux actifs de l'État dans les cinq prochaines années. C'est la principale raison pour laquelle le gouvernement n'investit pas dans l'économie, mais se distancie plutôt. Le gouvernement devait investir 639 milliards de roupies (7,23 milliards d'euros) dans le secteur agricole pour le sauver, mais au contraire, il a réduit son financement ; dans de nombreux États indiens, même les programmes de transferts directs d'argent liquide ont été interrompus. De même, les données sur les investissements publics et privés montrent qu'ils ont diminué. Les investisseurs privés sont plus enclins à investir dans les marchés boursiers, l'immobilier ou les industries numériques.
Avancées et limites de la révolte
La lutte des paysans est un mouvement remarquablement puissant, si puissant que Modi, " l'homme fort du pays » avec tout le pouvoir dont il dispose, n'arrive toujours pas à le contenir. Le mouvement a su s'entourer de la solidarité internationale. Les organisations d'étudiants, les syndicats et la société civile participent également à la solidarité. Le mouvement paysan, qui ne cesse de se développer, attire une grande partie de la population.
Mais malgré tout leur héroïsme et leur bravoure, le mouvement des agriculteurs présente des limites visibles. Bien que les partis communistes et les syndicats participent à ce mouvement, il leur manque une action décisive ou un programme. Nous comprenons que la paysannerie se heurte à des limites objectives, ne serait-ce parce qu'elle est composée de différentes couches. Il y a de grands propriétaires terriens, des propriétaires terriens moyens et des travailleurs agricoles sans terre. Malgré tous les bons sentiments qui entourent ce mouvement, il a des faiblesses tangibles.
Seuls 6 % des paysans parviennent à vendre leur production aux organismes gouvernementaux. Une grande partie des agriculteurs sont encore des paysans sans terre. Par exemple, selon une enquête du ministère de l'agriculture pour 2015-2016, plus de 85 % des agriculteurs possèdent moins de deux hectares de terre. Moins d'un agriculteur sur cent possède plus de 10 hectares. L'endettement des agriculteurs est en hausse, puisque la Banque nationale pour l'agriculture et le développement rural a indiqué en 2018 que 52,5 % de tous les ménages agricoles étaient endettés, avec une dette moyenne de 1 220 euros. Les suicides parmi les agriculteurs sont également très répandus ; le Bureau national d'enregistrement des crimes (NCRB) estime que 28 agriculteurs se suicident chaque jour en Inde. Les six principaux États - le Maharashtra, le Karnataka, l'Andhra Pradesh, le Madhya Pradesh, le Telangana et le Chhattisgarh - représentent 83 % de tous les suicides de paysans. En raison de l'importance de l'économie informelle indienne, la plupart des revenus des agriculteurs durement gagnés sont consacrés au paiement d'un taux d'intérêt élevé aux prêteurs privés. Finalement le paysan finit par vendre ses terres pour rembourser ses dettes.
Les dirigeants du mouvement actuel veulent limiter la lutte aux seules revendications des paysans possédant et cultivant leurs terres. Leurs revendications ne prennent même pas en compte les intérêts des paysans pauvres, des ouvriers agricoles et des artisans. Ils ne se préoccupent pas ou très peu du salaire minimum, des dettes, des catastrophes naturelles ou des pénuries d'eau, etc. Pour ne pas mourir de faim, de nombreux petits paysans travaillent en même temps dans les grandes villes. Les confinements du Covid-19 ont donc eu les pires effets sur leurs moyens de subsistance. Bien que l'État indien ait tenté de détruire le féodalisme en abolissant le système Zamindari (4) dans le pays, de nombreuses régions et comtés subissent encore le système féodal oppressif. Dans une grande partie de l'Inde, les vestiges des pires formes d'esclavage sont encore visibles.
Alors que les éléments nationalistes visent à confiner ce mouvement aux intérêts de la petite fraction des paysans les plus aisés, l'ampleur du mouvement a également mobilisé les classes ouvrières, les ouvriers agricoles et d'autres couches de la société, avançant vers un programme de classe. Il ne fait aucun doute que ce mouvement a donné une énorme impulsion aux luttes récentes. La classe ouvrière indienne lutte déjà contre la privatisation, les amendements controversés du droit du travail, la baisse des salaires, etc. Le Bharat Bandh (5) était une expression de l'unité ouvriers-agriculteurs, mais la consolidation de différents mouvements en un grand mouvement décisif a besoin de temps. Les partis communistes indiens participent à des grèves, des manifestations et des mouvements, mais leur rôle est plus celui d'un spectateur que d'une avant-garde de premier plan. C'est toujours la classe ouvrière qui peut conduire les autres couches de la société à un changement radical significatif. Les partis communistes en Inde se sont réduits à la seule politique électorale et le renversement radical de la société capitaliste n'est pas à leur programme.
L'Inde a une riche histoire de révoltes ouvrières et paysannes. Pendant l'ère coloniale, les révoltes paysannes ont touché en plein cœur l'impérialisme britannique. De même l'Inde " indépendante » a connu de nombreux et formidables mouvements paysans. Cependant, la dégénérescence de la gauche a laissé la place à des groupes de guérilla comme le mouvement Naxal, qui a émergé du mouvement paysan, puis a repoussé la lutte politique et adopté la voie de la guérilla.
Le mouvement paysan actuel a ébranlé le cœur même de la société indienne. La bravoure des agriculteurs a créé de nouveaux précédents. Il appartient maintenant à l'unité de la classe ouvrière et des paysans de transformer ce mouvement en une rébellion ouverte contre le capitalisme pour ouvrir la voie au renversement révolutionnaire du système actuel et à son remplacement par une économie socialiste.
* Umar Shahid, militant de l'organisation marxiste révolutionnaire pakistanaise The Struggle, est un des animateurs du front Pakistan Trade Union Defence Campaign (PTUDC, Campagne de défense syndicale pakistanaise).
Cet article a été publié le 1er février 2021 par Asian Marxist Review (http://www.marxistreview.asia/india-the-farmers-rise-against-modi-regime/).
Traduit de l'anglais par JM.
2. La famille Ambani est une des plus riches familles en Inde. Les deux fils du milliardaire Dhirubhai Ambani (1932-2002), Mukesh et Anil, se sont partagé le groupe Reliance Industries, classé parmi les 100 plus grands groupes capitalistes mondiaux par le magazine Fortune en 2012.
3. Lancée en août 2014 par le Premier ministre Narendra Modi sous le slogan " mon compte me porte bonheur », cette initiative d'inclusion financière a conduit à l'ouverture de plus de 18 millions de comptes bancaires dès la première semaine. Les banques pouvant facturer les transactions automatiques au-delà d'un certain nombre de fois par mois, cela limite l'accès des gens à leur épargne, alors que près de 650 milliards de roupies (plus de 7 milliards d'euros) ont été ainsi déposées jusqu'à fin août 2017.
4. Les zamindars étaient les dirigeants autonomes et semi-autonomes connus localement sous le nom de Rai, Raja, Maharaja, Rana, Rao, Rawat, Nawab etc. Ils sont devenus des vassaux de l'empereur après la conquête moghole (à partir de 1561) et leurs propriétés terriennes étaient soumises au bon vouloir de l'empereur. Ils avaient la charge de la collecte des impôts, disposant également des forces militaires. La domination coloniale britannique en Inde a consolidé ce qui est devenu connu sous le nom de système zamindari par un règlement permanent de 1793 faisant des zamindars les propriétaires de leurs terres en échange d'un loyer annuel fixe, et en 1857 les armées privées des zamindars ont été abolies. Le système zamindari a été pour la plupart aboli dans l'Inde " indépendante » peu de temps après sa création avec le premier amendement à la Constitution de l'Inde qui a modifié le droit de propriété.
5. À la suite du début de blocus extérieur de New Delhi, commencé fin novembre 2020 par les syndicats paysans, onze partis politiques ont soutenu pour le 8 décembre l'appel au Bharat Bandh - à la fois une grève générale et un appel à la désobéissance civile généralisée.