Josep Maria Antentas : Tout ce qui a à voir avec l'indépendantisme catalan est l'un des principaux aspects de la crise du régime. Mais la crise c'est aussi tout ce qui est lié au 15M (mouvement des IndignéÃes), aux Marées contre les coupes budgétaires (1), au poids de la crise économique et de la corruption. La crise actuelle nous renvoie également aux limites historiques du modèle d'État qui s'est créé en 1978. Au fond, elle est le reflet de la non-résolution de la question nationale dans l'État espagnol ; même si le modèle des communautés autonomes a permis de gagner du temps, les problèmes historiques de fond restent.
Synthèse
Un des problèmes de l'indépendantisme, tel que l'a illustré le Procés (2), est qu'il en a fait une bataille peu reliée à la crise générale du régime. Il n'a pas articulé sa proposition pour l'avenir à la nécessité de donner une réponse concrète aux problèmes générés par la crise économique et, plutôt que chercher à se rattacher aux luttes contre l'austérité, il a voulu les subordonner à la création d'un État indépendant. C'est une des limites de l'indépendantisme. L'indépendantisme est, paradoxalement, un des facteurs centraux de la crise de régime, mais, en même temps, il a aussi été utilisé par celui-ci dans sa tentative de recomposition autoritaire.
Xavier Puig i Sedano : À ton avis, il y a deux mouvements (15M et indépendantisme) contestant le régime qui ne se sont pas bien compris ?
Josep Maria Antentas : Pour moi c'est là le grand problème de la crise catalane. Le 15M est un moment de refus et de malaise social, qui ouvre une crise politique et qui dessine des perspectives d'avenir. C'est lui qui favorise ensuite le surgissement de projets comme les " Communs » (3) ou Podemos, même s'ils n'en sont pas les produits automatiques. Ce type de processus trace une voie, ébauche une hypothèse. Mais l'indépendantisme trace un autre type de futur, la République Catalane. Ce sont deux propositions qui coexistent face au malaise des gens, dans un scénario de bifurcation des futurs. Je crois que les deux, majoritairement, se sont vus comme des concurrents. Il y a eu des gens qui avaient un pied dans chacun des deux. Mais il n'y a pas eu de dialogue suffisant entre les deux voies. La concurrence s'est imposée par-dessus toute tentative d'articuler les deux.
C'est une des faiblesses de tout ce cycle et, en particulier de l'ensemble des forces de gauche, indépendantistes ou non. Ainsi, la base sociale de l'indépendantisme est restée plus étroite que ce qu'elle aurait pu être et, surtout, son projet a été moins contestataire que ce qu'il aurait pu être, car il n'a aucunement été en dialogue avec l'héritage du 15M, ni en élaboration critique vis-à-vis des politiques d'austérité. Et, à l'inverse, c'est parce que tous ceux qui vont finir par donner naissance aux " Communs » et à Podemos n'ont eu aucune politique active en direction de l'indépendantisme pendant de nombreuses années, se limitant à une position attentiste, que, au moment du 1er Octobre (4), ils sont restés paralysés, sans savoir quoi faire. Au bout du compte ils se sont retrouvés phagocytés par la polarisation. Le manque de dialogue entre ces deux mondes a été une faiblesse stratégique avant et pendant le 1er octobre et c'est un problème pour leurs projets de futur.
Il est clair qu'il y a des personnes des deux côtés qui ne peuvent avoir aucune sorte de dialogue car leurs projets sont antagoniques. Il est évident que le monde de Convergència (5) a toujours essayé d'utiliser l'indépendantisme pour masquer le discrédit de ses coupes dans les budgets. Il a instrumentalisé la vague de 2012 pour pallier l'effondrement de sa légitimité et se doter d'un discours et d'une apparence de projet, qui remplacent la rhétorique ultra néolibérale du défunt " gouvernement des meilleurs » (6) avec laquelle Artur Mas avait gagné en 2010. Mais en général il aurait pu y avoir plus de discussions entre des secteurs de l'indépendantisme et les " Communs » et Podemos. Il me semble que c'est une des limites que nous devons acter au moment de faire le bilan de tout ce qui s'est passé, dans une situation comme celle que nous connaissons actuellement où les deux mouvements sont enlisés.
Les hypothèses de l'un et de l'autre sont bloquées. Tout en étant différents, les deux ont transmis l'idée qu'il pouvait y avoir un changement rapide et facile. C'est sans doute important de motiver les gens et de les convaincre que la victoire est possible, qu'ils sont des agents actifs en capacité de changer les choses. Mais ce qui a été démontré c'est que la réalité est plus compliquée et qu'on l'avait simplifiée à l'excès. Pablo Iglesias n'a pas eu sa victoire électorale éclair et l'indépendantisme n'a pas atteint ses objectifs. Quand tes hypothèses sont démenties, tu as le droit de les reformuler et repenser la relation entre le court et le long terme, sans renoncer à tes buts.
Ce dialogue raté entre les deux mondes explique aussi leurs difficultés à repenser le futur alors que c'est une tâche nécessaire pour toute reformulation stratégique sérieuse. Note que généralement les débats sur Podemos ou les " Communs » et sur l'indépendantisme se mènent séparément ; beaucoup des personnes qui y réfléchissent le font seulement depuis l'intérieur d'un de ces espaces, sans guère se préoccuper de développer une vue d'ensemble sur la crise politique ouverte à partir de 2011 et 2012. Et maintenant que ce cycle s'est épuisé et que nous sommes dans une nouvelle phase, encore imprécise, il est important d'avoir une perspective globale dans un moment complexe imposant des difficultés stratégiques à tout le monde.
Xavier Puig i Sedano : Qui est responsable du fait que ces secteurs ne se sont pas rencontrés auparavant ?
Josep Maria Antentas : Au fond cette situation convenait aux deux. Pour l'indépendantisme, c'était plus simple de croire qu'il ne pouvait que se développer et que les non-indépendantistes s'adapteraient ou resteraient hors-jeu. Pour le bloc des " Communs », le plus confortable était de pratiquer une politique attentiste, en pensant que l'indépendantisme irait droit contre le mur. Ce qui à court terme était plus facile, parce que cela leur évitait de se poser des questions complexes, a fini par être préjudiciable à long terme. Le confort apparent du présent a fini par hypothéquer la faisabilité du futur. Cela a été une politique à très court terme.
Xavier Puig i Sedano : Maintenant, les deux mouvements se heurtent à ces réalités ?
Josep Maria Antentas : Oui. Ils se heurtent au fait qu'ils ont des adversaires plus forts. D'une part, l'élan du 15M est épuisé. La voie empruntée initialement par Iglesias, basée sur une victoire électorale rapide, a depuis longtemps fait flop. En Catalogne l'hypothèse des " Communs » de transposer le succès initial sur Barcelone à l'ensemble de la Catalogne et de stabiliser la force acquise aux élections générales de 2015-2016 a échoué et n'est désormais plus crédible. De l'autre côté, l'indépendantisme a vu bloquée l'hypothèse fallacieuse de " la transition », de " la loi contre la loi » et de " la déconnexion » qui ne devaient pas susciter des difficultés du côté de l'État espagnol. Les hypothèses ayant présidé à la fondation des " Communs » et de " Podem » et au développement de l'indépendantisme ont cessé d'être opératoires, y compris sur le terrain de la propagande.
Xavier Puig i Sedano : En fin de compte, ils sont en recul face à des projets plus conservateurs ou plus réformistes, n'est-ce pas ?
Josep Maria Antentas : C'est évident. Paradoxalement, le 1er octobre 2017 a été la crise la plus importante dans l'État espagnol depuis les années 1970. Mais en même temps il a été exploité par les secteurs les plus conservateurs qui se sont renforcés conjoncturellement en utilisant les faiblesses stratégiques de l'indépendantisme. Et cela bien qu'ils n'aient pas de proposition de stabilisation du régime à long terme. Ils ont utilisé le 1er octobre pour tenter de mettre fin à la crise du régime par en haut, de façon autoritaire, mais cela ne résout aucun de leurs problèmes. À court terme, le pouvoir peut avoir l'illusion qu'il dispose d'assez de force pour arrêter, d'en haut, les processus, mais les causes profondes qui ont déclenché la crise politique et sociale sont, dans une large mesure, encore là. Face à cette situation, l'indépendantisme n'a pas de propositions. On parle beaucoup des divisions de l'indépendantisme mais moins du fait qu'aucune des orientations majoritaires en son sein n'a de consistance. En réalité il n'y a aucun réexamen sérieux de la stratégie.
De l'autre côté, dans l'espace des " Communs », face aux difficultés, il y a eu non seulement des ruptures internes mais aussi la tentation d'avancer en abandonnant les objectifs. Au bout du compte, c'est un espace qui chaque fois se conçoit plus comme complémentaire du PSOE que comme une alternative en soi. Quand un mouvement reste bloqué, cela implique des risques et des défis. Un des dangers qui te guettent est de rester bloqué dans tes idées datant de la fondation de ton mouvement, de ne pas savoir les adapter et de ne pas aller au-delà. L'autre risque est de commencer à réviser tes hypothèses et de finir par abandonner tes objectifs, souvent sans t'avouer que c'est cela que tu fais, en te persuadant que tu restes fidèle à ton positionnement de toujours et que tu ne fais que l'adapter à la conjoncture. En tant qu'individus, nous avons tendance, de façon inconsciente, à adapter nos attentes aux possibilités réelles, et cette logique fonctionne aussi dans le combat politique. La question est de savoir comment conserver tes buts de départ tout en réexaminant les hypothèses stratégiques pour aller au-delà des limites initiales. Je crois que c'est précisément ce que ni l'indépendantisme majoritaire ni les " Communs » et Podemos ne font actuellement.
Xavier Puig i Sedano : Tu dis dans le livre qu'il faut rediscuter l'identité…
Josep Maria Antentas : Oui, il faut faire un bilan stratégique de ce qu'on est et réfléchir à ce qu'il faut pour avancer d'un pas de plus. Je ne vois pas que l'indépendantisme fasse vraiment cela. Une partie de l'ancienne Convergència qui veut rendre les armes, même si, face à l'immobilisme de l'État espagnol, elle a peu de base objective pour le faire. L'espace de Carles Puigdemont propose une rhétorique républicaine mais avec une pratique autonomiste, beaucoup de symbolique et peu de contenu, cherchant à gagner temps ; l'ANC (7) et les secteurs comme celui de Jordi Graupera (8) veulent maintenir un indépendantisme dur tout en réaffirmant et en accentuant toutes les limites qu'a eues le mouvement. Pour ce qui est d'ERC (9), ils repèrent très bien les problèmes du mouvement mais la solution qu'ils leur donnent ressemble beaucoup, sans doute pas une reddition, mais bel et bien à un abandon de tout scénario de rupture.
La CUP (10) pense s'être maintenue comme la force cohérente qui ne recule pas, mais n'expose pas publiquement les limites du Procés. Elle a toujours été claire, mais il lui a manqué d'interpeller le mouvement avec des propositions stratégiques qui aillent plus loin que la désobéissance, qui modifieraient les paramètres du Procés. Après le 1er Octobre, un discours volontariste a été poursuivi, sans confronter les grandes questions de fond. De ce fait, il me semble très intéressant que ces derniers mois un débat stratégique ait été ouvert. Son résultat sera très important pour tout l'espace alternatif en Catalogne. Le problème intrinsèque du Procés consistait à déconnecter la demande d'indépendance d'une critique de l'austérité et d'une perspective plus large de chute du régime dans tout l'État espagnol. Et c'est l'ANC elle-même qui me semble aborder le moins les limites de la dynamique amorcée en 2012…
Xavier Puig i Sedano : Comment résoudre cela ?
Josep Maria Antentas : L'idée que la revendication d'indépendance est déconnectée de la critique des problèmes d'austérité est condamnée à l'échec. La Catalogne est une société où il y a des visions très diverses, mais beaucoup de gens ont souffert et ont été brisés par la crise. Tu ne peux pas impulser un mouvement très large sans aborder les grands problèmes sociaux minant cette société, suite aux coupes budgétaires qui furent très fortes au début du Procés. Depuis le début il aurait été nécessaire que le mouvement adopte un programme de mesures d'urgence sociale pour faire face à la crise.
Cela dit, si le mouvement l'avait fait, cela aurait créé beaucoup plus de tensions dans la base sociale de Convergència. Le gouvernement d'Artur Mas incarnait des valeurs contraires. Beaucoup de gens ont fait le calcul qu'il était fondamental de ne pas se couper de la droite catalane. Ce faisant, je crois qu'ils ne se sont pas posé d'autres questions qui étaient plus importantes. Par exemple, comment obtenir qu'une grande partie de la gauche catalane fédéraliste (11) se sente associée au projet. Comment attirer aussi une partie de la base sociale la plus populaire qui n'est pas tellement catalaniste. Il me semble que c'est cela qui a été le grand problème du mouvement, il n'y a pas eu un débat approfondi sur quel bloc social il fallait construire.
Après deux années de croissance entre 2012 et 2014, à partir du 9N (12), le mouvement a connu des difficultés pour avancer. Souvent on dit qu'il faut élargir la base. Cela ne me semble pas être un terme correct. Pour moi il faut en voir les limites et reformuler la chose. Le mouvement, pour moi, devrait faire sien, par exemple, un catalogue de mesures de base contre l'austérité et lier la République Catalane à un projet travaillant à la chute du régime dans toute l'Espagne. Je crois que c'est tout cela qui constitue les propositions stratégiques qu'une partie de la gauche devrait mettre sur la table, pas tant parce que ce serait réaliste, là maintenant, de penser qu'elles puissent être prises en charge par les principaux acteurs mais pour donner une perspective, une direction à prendre dans une phase de désarroi.
Xavier Puig i Sedano : Peux-tu expliquer…
Josep Maria Antentas : Il y a eu l'hypothèse, mise en pratique, que, comme ce que veut le mouvement c'est quitter l'État espagnol, il doit simplement accumuler des forces en Catalogne et que ce qui se passe en dehors n'a pas d'importance. Il y a eu un projet unilatéral légitime. Il est logique de commencer en s'organisant. Mais après il faut voir quelles alliances faire si tu ne veux pas te retrouver enfermé dans une perspective stratégiquement très limitée. D'autre part, il y a eu l'hypothèse des " Communs » : nous devons stopper tout unilatéralisme en Catalogne jusqu'à ce qu'il y ait une majorité pour le changement dans tout l'État espagnol. Ni la conception centraliste du changement, ni celle de la rupture "périphérique" ne sont, par elles-mêmes, stratégiquement satisfaisantes et ne prennent en compte toute la complexité de la politique et des sociétés catalane et espagnole.
Le problème est qu'il n'y a pas eu une synthèse des deux points de vue. Ils sont au fond complémentaires, même si leur articulation est complexe et contradictoire. Ce que l'indépendantisme n'a pas su développer est l'idée que la République catalane doit être perçue comme une réalité qui aiderait à ce qu'il y ait une République espagnole à côté, avec laquelle il faudrait établir une relation à préciser. Autrement dit, il n'a pas su défendre l'idée d'insérer cette République catalane en tant que partie d'un mouvement plus large qui fasse tomber le régime de 1978. Ne pas avoir procédé ainsi a facilité la criminalisation du mouvement indépendantiste dans le reste de l'État espagnol, a suscité le désintérêt ou l'hostilité d'une partie de la société espagnole et a permis d'isoler ceux qui étaient solidaires du mouvement dans le reste de l'État.
Octobre 2017 a montré une discordance spatio-temporelle entre la crise catalane et la crise de régime dans tout l'État espagnol et entre les deux axes de la contestation portée par le cycle ouvert en 2011 et en 2012. Il n'y a pas de propositions parfaites mais au moment de penser des reformulations stratégiques et comment mieux organiser la rupture catalane, la rupture globale vis-à-vis du régime et le changement de modèle social, il me semble intéressant de revisiter des points de vue comme ceux qu'offraient, avec des différences, des personnalités comme Joaquim Maurin ou Andreu Nin (13) dans les années 1930, non pour les extrapoler anachroniquement dans le présent mais pour essayer de réfléchir aujourd'hui en se donnant plus de perspectives.
Xavier Puig i Sedano : N'est-il pas déjà trop tard ?
Josep Maria Antentas : Depuis 2012, sept années ont passé et cinq depuis le 9N. Si les choses avaient été faites autrement, nous serions dans une autre situation. Maintenant, en prenant acte de la situation où nous sommes, quel est le pas suivant à faire ?
Pour les uns il s'agit d'opter pour une résistance à outrance, " numantienne » (14), et d'aller toujours de l'avant sans faire d'analyse du rapport de forces. Pour d'autres il s'agit de rendre les armes ou, tout au plus, d'essayer de se donner un horizon de tiède réforme progressiste-démocratique.
En réalité, si tu te places du point de vue de l'indépendantisme, le plus nécessaire serait de se réinventer pour se débarrasser des défauts initiaux du mouvement. Si tu te places du point de vue des " Communs » ou de Podemos, maintenir le caractère contestataire de leurs projets reviendrait à renverser, chose objectivement impossible, la dynamique déjà initiée avec Vistalegre (15), dans le cas de la formation d'Iglesias et lors de la naissance même, ratée, de " Catalunya en Com· ». Toutes ces questions de fond sont évidemment liées à la conjoncture et à la nécessité immédiate de donner une réponse unitaire et contestataire à la sentence du Tribunal suprême (16)…
Xavier Puig i Sedano : Dans le livre, tu parles du concept d'Eurocommuns…
Josep Maria Antentas : Oui, en faisant un peu la comparaison avec l'eurocommunisme des années soixante-dix, en utilisant le terme qui s'employait alors pour expliquer la politique qu'avaient adoptée les partis communistes - italien, espagnol et français - quand ils ont évolué vers une social-démocratisation de leur programme et vers une voie plus électoraliste, tout en maintenant, en même temps, une structure interne rigide et bureaucratique. L'espace des Communs a assumé, de façon assez rapide, cette lecture plus électorale, plus institutionnelle, plus normalisatrice de son existence, et c'est ainsi qu'on peut parler d'une tendance à devenir " Eurocommuns ».
Je crois aussi que leur comportement le 1er octobre ne peut pas être compris séparément de cela. Lorsqu'une crise politique de cette ampleur se produit, le fait qu'une force politique théoriquement rupturiste joue un rôle aussi tiède au lieu d'essayer de l'approfondir dans un sens constituant plus favorable à son programme, a aussi à voir avec la croissante institutionnalisation de sa vision des choses. Cela ne veut pas dire que c'est devenu un parti totalement assimilable aux partis traditionnels, mais cela confirme que l'orientation qu'ils ont prise s'est progressivement épuisée et continuera à épuiser son potentiel émancipateur.
Xavier Puig i Sedano : Cette évolution des " Communs » ne rend-elle pas encore plus difficile la construction d'une alliance avec l'indépendantisme ?
Josep Maria Antentas : Il me semble qu'il y a peu de chances qu'ait lieu le dialogue nécessaire entre l'indépendantisme et les " Communs ». De plus, dans la phase actuelle de désarroi et de défaite, il pourrait apparaître caricatural, comme un dialogue entre deux espaces qui ont perdu leur élan rupturiste. En revanche, leur collaboration, dans la période antérieure, avant octobre 2017, aurait pu être offensive. Mais tout le débat sur l'appui au gouvernement de Pedro Sánchez, que nous avons eu au cours des derniers dix-huit mois, a été une caricature de cette alliance entre " Communs » et indépendantistes. Une chose est de développer ensemble des synergies pour la rupture, autre chose est de collaborer pour s'adapter à la logique du moindre mal face au Parti populaire.
Xavier Puig i Sedano : Tu parles aussi du manque de rapports entre les gens de la CUP et ceux des " Communs »…
Josep Maria Antentas : Cela me semble important. Et plus encore quand pratiquement personne n'en parle. Ce sont deux espaces politiques qui, malgré leurs différences, ont partagé une vision critique des politiques d'austérité et des partis majoritaires ; beaucoup de leurs adhérents ont partagé des espaces de militantisme social… De tous les dialogues manqués, c'est un de ceux qui ont manqué le plus et qui ont été les moins revendiqués. Évidemment, quand il y a une compétition électorale, il est normal qu'il y ait des tensions, mais que ces deux espaces aient eu une politique aussi différente et qu'ils n'aient pas pu dialoguer est problématique. C'est révélateur d'une fracture dans les secteurs sociaux les plus critiques du néolibéralisme. Il s'agit, cependant, dans une certaine mesure, d'un débat de la phase antérieure, qui nous permet de tirer le bilan des années qui sont derrière nous. Même s'il porte sur une question qui reste à résoudre, nous en sommes désormais à une autre étape.
Xavier Puig i Sedano : Personne n'a cru à l'unité populaire ?
Josep Maria Antentas : Chacun l'a interprétée à sa façon, en utilisant ce concept ou un autre, et l'a comprise fondamentalement comme une unité autour de son propre espace et de son propre programme. C'est légitime et, en partie, logique. La question est de savoir comment, tout en agissant dans ce sens, on peut en même temps aller plus loin. Il me semble que c'est une des questions qui expliquent beaucoup des limites de ces années. On aurait pu pousser à créer plus de passerelles favorisant le dialogue et la discussion. Parce qu'au fond, nous voyons aujourd'hui que tous les secteurs politiques alternatifs, quand ils font référence aux luttes du passé récent, ont des difficultés et un besoin partagé de se réorienter. Il n'est pas très clair de savoir vers où aller et personne n'a de propositions impeccables, nous devons donc retrouver une certaine humilité collective pour avancer dans ce sens de la réorientation.
Ce qui me semble pertinent aujourd'hui, c'est de réfléchir à la façon de construire un nouvel espace de convergence en Catalogne qui réunisse tous ceux qui se situent en dehors de la logique institutionnaliste et veulent faire de la politique en termes de rupture, maintenir vivante l'énergie rupturiste du double cycle - 15M et Procés - qui s'achève, et être partie prenante des nouvelles radicalités et autres mouvements émergents. Et dans la perspective possible d'une nouvelle crise économique, il sera décisif d'avoir pu franchir cette étape…
Xavier Puig i Sedano : À quoi te réfères-tu quand tu dis que l'indépendantisme a fait preuve d'un fétichisme de l'État ?
Josep Maria Antentas : C'est l'idée que, face aux problèmes, un État est la solution. C'est une proposition qui est très discutable en soi. Un État indépendant n'est une garantie de rien : cela dépend du rapport de forces, des politiques conduites. On a promu l'idée qu'avec un État à nous on pourrait faire tout ce qu'il est impossible de faire maintenant. En réalité il n'en est pas ainsi. Il n'y a pas besoin d'un État pour arrêter une expulsion d'un logement et en avoir un ne garantit pas que cette expulsion n'aura pas lieu. Par ailleurs, un État qui est dans l'euro et qui signe le Traité de libre-échange transatlantique, a une souveraineté très limitée, et les politiques économiques sont définies par la Banque centrale européenne ou le gouvernement allemand. Il y a eu beaucoup de cette fétichisation conceptuelle qui considérait que l'État était garant de tout, sans que l'on se pose beaucoup la question de savoir ce qu'est un État et quel rôle il joue dans la période actuelle, ni quelles relations il y a entre les États, les organismes internationaux et le pouvoir financier.
Synthèse
L'indépendantisme, à part celui qui est lié à la CUP, n'a pas discuté de ce qu'est la souveraineté sur le terrain monétaire ou économique par exemple, alors qu'il a beaucoup parlé de sa volonté d'être souverain. Si tu y réfléchis bien, c'est contradictoire. C'est là aussi une des limites de son projet, il a développé une vision très simpliste de ce qu'est la souveraineté, la démocratie et la relation entre les deux. La souveraineté a été comprise exclusivement d'un point de vue national et non en termes de souveraineté populaire, et la démocratie l'a beaucoup été dans des termes de politique représentative et très peu dans le sens d'une auto-organisation sociale ou de la capacité de décider dans tous les domaines de la vie sociale - après des décennies où le néolibéralisme a drastiquement réduit les compétences de décision de la politique conventionnelle.
Xavier Puig i Sedano : Cette volonté de prendre comme priorité le pouvoir d'État est aussi un des problèmes de Podemos ?
Josep Maria Antentas : Il ne s'agit pas de refuser de prendre le pouvoir d'État. La question est de savoir qu'en faire quand tu le prends et de voir que le gouvernement n'est qu'une partie du pouvoir de l'État et qu'y accéder n'a de sens que si cela sert à initier un processus de transformation sociale. Inévitablement ce processus ne sera ni linéaire ni simple et se heurtera aux résistances du pouvoir économique et des structures de l'État. Arriver au gouvernement pour finir par t'y adapter comme a fait Alexis Tsipras en Grèce… Soit tu as un projet de rupture avec les pouvoirs économiques, soit tu finis par t'adapter.
Podemos a joué avec l'idée qu'il pourrait y avoir quelque chose d'intermédiaire entre la rupture et l'adaptation complète, mais son évolution a été très claire. Au bout du compte, tu gagnes des élections et tu arrives au gouvernement de l'État et, si tu n'es pas prêt à avoir une politique de confrontation avec les pouvoirs économiques, qu'est-ce que tu fais ? Devant les difficultés à obtenir une victoire éclair, nous avons vu comment Podemos a modifié sa raison d'être dans un double sens, d'abord en abandonnant progressivement les aspects les plus rupturistes de son programme et, ensuite, en cessant d'avoir pour objectif d'être une alternative au PP et au PSOE pour postuler à être l'associé mineur de Pedro Sánchez.
Son argument est que faire partie d'un gouvernement avec le PSOE permettrait de garantir des politiques de changement mais en réalité les politiques qui pourraient y être faites par Podemos seraient dérisoires. Et en même temps, Podemos devrait avaler toutes les contradictions du PSOE qui entreraient directement en collision avec la nature même de Podemos et la perception qu'en a l'opinion publique. Pour des raisons différentes, l'indépendantisme et Podemos ont avancé des propositions stratégiques limitées. L'indépendantisme pour ne pas vouloir parler de modèle économique et social, et Podemos pour avoir dessiné une conception très électoraliste du changement et pour avoir formulé des alternatives très superficielles.
Xavier Puig i Sedano : Autre chose qui interroge, c'est comment a été compris l'internationalisme au sein de l'indépendantisme ?
Josep Maria Antentas : En général il n'a pas accordé beaucoup de poids à l'internationalisme, il a seulement regardé vers l'extérieur dans un sens diplomatique, cherchant des soutiens internationaux institutionnels. Ce manque de perspective est très lié au fait de n'avoir rien à dire sur la crise de l'Union européenne. L'indépendantisme n'a guère situé son projet dans le cadre de la crise actuelle de l'UE et des crises politiques qui ont secoué beaucoup de ses États membres. Au sein de l'indépendantisme, il y a bien une vision internationaliste minoritaire, celle de la CUP, mais entendue fondamentalement comme une solidarité entre les mouvements d'émancipation des nations sans État et beaucoup moins comme une alliance internationale des classes subalternes.
En tout cas, avoir une perspective internationaliste, quelle que soit la façon dont on comprend ce concept et quelle que soit l'option choisie, est la base d'un projet émancipateur et d'autant plus dans le monde actuel. Il nous faut aller vers un nouvel internationalisme des 99 % qui essaie d'une manière ou d'une autre de donner une réponse coordonnée de tous les mouvements des subalternes. Le développement du nouveau féminisme et celui du mouvement pour la justice climatique en sont aujourd'hui des exemples remarquables.
Pourtant, la plupart des collectifs et des organisations qui luttent pour l'émancipation sont très centrés sur la politique dans les frontières de leur État, en partie à cause de la profondeur des crises politiques qui ont secoué de nombreux de pays depuis 2011. Mais il est nécessaire de renforcer les mobilisations et les initiatives internationales. Pour moi cela ne veut pas dire se désintéresser de la politique locale et concrète ou de la question nationale. On crée souvent une fausse opposition entre internationalisme et question nationale alors que, en réalité, la défense du droit à l'autodétermination des peuples est la condition incontournable pour une solidarité authentique, en particulier par des mouvements faisant partie de nations et d'États qui nient ce droit à d'autres.
* Josep Maria Antentas est professeur de sociologie à l'Université autonome de Barcelone. Il vient de publier Espectros de Octubre (Spectres d'Octobre) aux éditions Sylone, où il analyse les dernières années du processus indépendantiste catalan, invitant à la réflexion tant sur l'indépendantisme que sur le monde des " Communs ». Xavier Puig i Sedano est journaliste. Cet entretien a d'abord été publié par El Temps du 20 septembre 2019 (https://www.eltemps.cat/article/8105/les-hipotesis-fundacionals-dels-co…). Traduit du catalan par Fabrice Thomas et Antoine Rabadan.
2. Procés est le nom donné en Catalogne à l'ensemble du mouvement en faveur de l'indépendance qui a connu sa plus forte ascension entre 2012 et 2017.
3. " Communs » ou " Catalunya en com· », nom générique donné à la mouvance politique qui s'est regroupée en Catalogne au cours du Procés de montée de la revendication d'indépendance à partir de 2014. Elle regroupe principalement des gens clairement à gauche et non indépendantistes, mais en principe favorables au " droit à l'autodétermination ». La figure la plus connue est Ada Colau, maire de Barcelone. En plusieurs occasions et en différents endroits, des secteurs de " Podem » (Podemos en Catalogne) s'y sont associés.
4. 1er Octobre (2017), jour du référendum pour l'indépendance réprimé par l'État espagnol où des centaines de milliers de personnes se sont mobilisées pour imposer " le droit de décider » en Catalogne.
5. Convergència, parti historique de la droite " indépendantiste » catalane créé en 1974 par Jordi Pujol. Très longtemps au pouvoir sur une politique libérale et sur fond de corruption. Remplacé en 2016 par le PDeCat (Parti Démocrate européen catalan) de Puigdemont.
6. Une formule de campagne électorale utilisée par A. Mas, leader de Convèrgencia, en 2010.
7. ANC, Asamblea Nacional Catalana. Principale organisation socio-culturelle catalane très liée au PDeCat ; a joué un grand rôle dans toutes les mobilisations indépendantistes. Avec " Omnium », l'autre association socio-culturelle plus marquée " à gauche » dont le leader, Jordi Cuixart, est un des indépendantistes en prison depuis octobre 2017.
8. Jordi Graupera, journaliste et philosophe, a été candidat indépendantiste, cette année, à la mairie de Barcelone.
9. Esquerra Republicana Catalana (Gauche républicaine indépendantiste, ERC) est la force montante du bloc dirigeant de l'indépendantisme.
10. Candidaturas de Unidad Popular (Candidatures d'unité populaire, CUP) est une organisation d'extrême gauche de l'indépendantisme, qui se définit comme anticapitaliste.
11. Fédéraliste, qualificatif donné à ceux qui, tout en étant pour le droit à l'autodétermination et favorables à une structure réellement fédéraliste de l'ensemble de l'État espagnol, ne sont pas pour autant favorables à l'indépendance de la Catalogne.
12. 9 novembre 2014 (9N), première " consultation » populaire à double question qui a recueilli près de 2 millions de voix en faveur de l'indépendance.
13. Joaquin Maurin (1896-1973) et Andreu Nin (1892-1937), révolutionnaires catalans en rupture avec le stalinisme qui ont fondé et dirigé le Parti ouvrier d'unification marxiste (POUM).
14. Une résistance désespérée en référence au siège de l'antique Numance pendant les guerres puniques.
15. Vistalegre est le lieu à Madrid où se sont déroulés les congrès de Podemos, dits Vistalegre I et Vistalegre II. Lors du premier, Pablo Iglesias a remporté la majorité autour d'une structuration peu démocratique du parti et d'une orientation visant à remporter à court terme les élections.
16. Le Tribunal suprême de l'État espagnol a condamné les douze dirigeants du Procès à 104 ans et six mois de prison pour les crimes de sédition et de détournement de fonds (12 à 13 ans), de sédition (de 9 ans à 12 et six mois) et de désobéissance (1 an et 8 mois). Il s'agit d'une peine très sévère qui ne s'en tient pas aux faits, mais à l'histoire construite par les commandants de police, le juge d'instruction, les pouvoirs de l'État, y compris le roi, et les médias publics.