Après sa réélection récente dans les primaires de Podemos Andalucía en tant que candidate à la présidence de la Junte d'Andalousie et juste avant les vacances d'été du Parlement régional, nous avons discuté avec Teresa Rodríguez du projet politique d'Adelante Andalucía (En avant l'Andalousie), du rôle des mouvements sociaux dans les processus de changement et des aspirations des citoyens.
Elle venait de vivre quelques semaines d'une intense activité : présentation du projet Adelante Andalucía dans les différentes provinces, primaires au sein de Podemos Andalucía qui, malgré les débats avec la direction fédérale de son parti, l'ont confirmée en tant que leader de cette formation, et la clôture de la session du Parlement andalou.
Paco Aguaza : Tu as été réélue avec les trois quarts des votes dans les primaires de Podemos Andalucía et cela sans l'appui de l'appareil fédéral. Quels en sont les éléments clés ? Qu'est-ce que ta candidature a offert aux militants ?
Teresa Rodríguez : Je pense que c'est un second tour de la IIe Assemblée citoyenne andalouse (1). Lors de cette assemblée, nous avons réfléchi à la nécessité de franchir une deuxième étape dans la construction de Podemos Andalucía, une étape qui nous fait passer sur la voie lente, prendra plus de temps, comme nous l'avons dit.
Podemos s'était engagé sur la voie rapide. L'intention était d'obtenir des victoires rapides au cours d'intenses périodes électorales, en tirant parti d'un cycle d'usure des forces politiques du régime, d'une crise ouverte du régime, d'un sentiment de désillusion d'une grande partie des classes populaires, d'indignation et de volonté de changement. Une fois ce cycle électoral achevé, une voie lente s'est imposée, avec d'autres forces du changement, qui essayent de construire des alternatives dans chacune des " comarcas » (provinces) de l'Andalousie, non pas depuis des mois, ni en trois ans, comme Podemos, mais depuis des décennies.
Synthèse
C'est pour cette raison que la IIe Assemblée citoyenne andalouse a demandé l'autonomie de Podemos Andalucía et, maintenant, nous avons avancé un projet stratégique, celui d'une confluence, qui a été avancé également au cours de ces primaires. C'est pourquoi la décision concerne non seulement une façon de conduire l'opposition parlementaire, mais aussi une opposition très nette au PSOE, à ce qu'il représente, et la décision d'éviter l'illusion institutionnelle, de penser que nous serions en mesure de changer les choses seulement en faisant partie du gouvernement, même si c'est avec le parti socialiste. Nous avons pris une position très claire concernant le PP et le PSOE en Andalousie, en considérant que ce sont des forces du régime.
D'autre part, nous avons la volonté de construire en Andalousie un processus avec son identité propre, prolongeant les décennies, sinon les siècles, de la lutte andalouse pour combler le fossé avec le reste du pays et du continent. Ce n'est possible qu'à travers un processus de prise de conscience, de confiance en soi, et d'un programme spécifique pour mettre fin à cette situation d'inégalité.
Paco Aguaza : La convergence avec Izquierda Unida (Gauche unie) n'est pas étonnante. En Andalousie elle apporte une base électorale notable, en particulier rurale. Mais les alliances avec Primavera Andaluza (Printemps andalou) ou Izquierda Andalucista (Gauche andalouse) sont plus récentes et ce sont des partis ayant une certaine implantation sociale et culturelle qui ne se traduit pas forcément en termes de votes. Qu'est-ce que ces formations andalousistes apportent à Adelante Andalucía ?
Teresa Rodríguez : Leur apport est très important, car elles ont préservé la tradition la plus saine de l'andalousisme. Ce sont les secteurs les plus critiques de l'époque du Parti andalou (PA). Lorsque ce dernier a décidé de gouverner avec le PP et le PSOE et avec qui voulait de lui, il a pris le drapeau andalou, mais il a abandonné celui de la gauche et de la transformation sociale. Ces secteurs se sont opposés clairement à la droitisation du PA, poursuivant ensuite leur voyage dans le désert tout en préservant ce drapeau vert et blanc, qui a toujours un sens aujourd'hui. Ils apportent quelque chose de fondamental à une force aussi jeune : l'enracinement dans les aspirations historiques du peuple andalou et, de plus, ils l'ont fait de manière très généreuse. Ce sont avant tout des camarades femmes, mais aussi des hommes, qui mettent à notre disposition un héritage dont ils se sont occupés durant des années, en étant minoritaires. Ils ont contribué à notre projet commun, sans rien demander d'autre en retour que collaborer au processus de changement dans notre région. Pour moi, cela a une grande valeur.
Au sein du groupe parlementaire de Podemos Andalucía, nous avons également commencé à nous rapprocher de cette réalité à travers José Luis Serrano, qui a été député de Grenade et est décédé après un an au Parlement andalou. Il venait aussi de cette tradition andalouse, qui a préservé le drapeau de la manifestation historique du 4 décembre de Grenade et qui nous a également apporté cet héritage.
C'est aussi à travers notre relation avec les personnes du Syndicat andalou des travailleurs (SAT), telle Mari Garcia Bueno, d'El Coronil, qui a aussi apporté ce féminisme rural et andalou, qui a une grande valeur, car l'andalousisme est ici très lié à la lutte pour la terre et aux combats du Syndicat des ouvriers agricoles (SOC) et du SAT.
Et je suis aussi intéressée personnellement, car j'ai vécu cela de près, mon père étant membre du Parti socialiste d'Andalousie (PSA).
Au-delà de cela, la nécessité d'avoir notre propre discours andalou a commencé à se faire sentir rapidement. Parce que nous pensions que, même si nous sommes capables de gouverner en Andalousie, nous devons remettre en cause les structures au-delà des prérogatives d'un gouvernement autonome. Car l'Andalousie est en position périphérique et perdante de sur le marché étatique, mais aussi européen, et sa structure de la propriété de la terre fonde un autre type de faiblesse et de vulnérabilité de notre économie…
Si nous ne sommes pas en mesure de toucher aux structures qui entrent au plus profond de la répartition du pouvoir dans notre pays, nous ne pourrons pas changer la réalité de l'Andalousie, même si nous employons les ressources de manière plus saine, sommes plus transparents, gérons mieux, assainissons l'administration et économisons des ressources pour réinvestir dans les services publics. Non. Il y a une structure sous-jacente qui doit être touchée, qui va au-delà de ce qu'un gouvernement autonome peut faire. Et cela ne peut être fait que par un peuple conscient de cette réalité et avec une volonté claire de le changer.
Paco Aguaza : Comment ces aspirations se concrétisent-elles dans un projet politique ?
Teresa Rodríguez : Il s'agit de la réforme agraire que notre pays attend depuis des siècles. Ainsi que d'un pari stratégique en faveur des énergies renouvelables, où nous pourrions être en pointe et exportateurs. Et cela implique de disposer de ressources suffisantes pour mener à bien cette transition énergétique qui pourrait faire de l'Andalousie le moteur d'une économie en développement endogène, en instance depuis des siècles dans notre pays. Avec une réforme fiscale permettant de collecter des ressources suffisantes pour mettre en marche une telle économie, à partir d'investissements publics, de manière à ce qu'elle commence à fonctionner.
Évidemment, cela passe aussi par le soutien public aux expériences de circuits courts de production et de consommation, d'une agriculture écologique, qui existent déjà en Andalousie. Des expériences d'une production écologique locale qui doivent bénéficier de la commande publique et être boostées par elle. Et pas seulement dans l'agroalimentaire, mais également d'autres biens et services : l'économie locale, des coopératives de crédit, des systèmes qui peuvent en quelque sorte commencer à tisser un réseau faisant autorité. L'Andalousie en a besoin - et contrairement à d'autres territoires ne l'a jamais eu - pour commencer à réfléchir sur les possibilités de combler le fossé.
Synthèse
Paco Aguaza : Pour y parvenir, suffira-t-il de former un gouvernement en Andalousie ?
Teresa Rodríguez : Non.
Paco Aguaza : Que faudrait-il d'autre ?
Teresa Rodríguez : Ce serait un levier pour activer d'autres mécanismes qui doivent se produire au sein de la société civile, qui encouragent certains comportements économiques et sociaux, qui facilitent, renforcent, exportent et diffusent les expériences qui existent déjà - celles des coopératives de fourniture d'énergie, des coopératives de consommation, des coopératives de production, des monnaies sociales… Une administration entièrement à la disposition des expériences de changement et des bonnes pratiques qui ont déjà lieu dans notre pays serait déjà un pas en avant.
Mais ce n'est pas suffisant. Nous aurions également besoin d'une administration et d'un État capables de mettre la vie au centre et de miser sur une économie capable de générer de l'emploi dans la dignité - et cela dépasse le niveau de l'autonomie andalouse.
Je crois que, comme c'est le cas en ce qui concerne les femmes, les politiques qui bénéficient aux Andalous bénéficient également à toute la grande partie des classes populaires car, historiquement, nous sommes aussi dans une position de vulnérabilité. Par conséquent, le changement ne doit pas se produire en Andalousie seulement, mais aussi en Espagne et en Europe, si nous voulons le réaliser.
L'engagement de politiques sociales est un engagement pour le développement de l'Andalousie, car chaque fois qu'il y a des choix politiques qui précarisent et réduisent les services publics et leurs budgets, ils nous nuisent tout particulièrement. Parce qu'ils frappent le plus les femmes, les personnes handicapées, les communautés et les gens les plus vulnérables.`
Paco Aguaza : Nous avons parlé des axes de l'action politique d'Adelante Andalucía, si vous parvenez à gouverner. Mais quelle serait la mesure prioritaire ?
Teresa Rodríguez : Les mesures prioritaires sont nombreuses. Je crois que la première chose à faire au moment d'arriver au gouvernement - non pas la prioritaire, mais celle par laquelle il faut commencer - c'est de réaliser un audit de l'administration. L'administration publique andalouse est un appareil disposant d'un énorme pouvoir, gaspillé du fait de la construction d'un dispositif qui confond le parti, les gouvernements et l'administration. Il faut donc d'abord réviser la machine qu'on veut utiliser pour changer la réalité en Andalousie. Ensuite, cela conduira certainement à l'alléger ou à la renforcer là où elle a été trop réduite. Cela implique un grand effort que de défaire les réseaux et les structures du pouvoir clientéliste et para-administratif, sur lesquelles on ne peut pas s'appuyer.
Le gouvernement doit faire de la politique. Souvent il est vu comme un appareil bureaucratique ou technocratique, mais ce n'est pas vrai. Un gouvernement doit être politique, il doit imaginer les nécessaires transformations d'une réalité injuste. C'est son rôle. Ce n'est pas un appareil administratif comme trop souvent on essaye de nous le faire croire à propos du gouvernement andalou. Mais pour cela l'administration doit être professionnalisée, sinon nous avons un gouvernement bureaucratico-technocratique et une administration très politisée. Il faut retourner cette tortilla-là.
Paco Aguaza : La participation citoyenne c'est l'essence de Podemos. Comment se ferait le transfert aux citoyens du pouvoir de décision et de gestion ?
Teresa Rodríguez : Il y a plusieurs façons. Fondamentalement, pour moi, ce serait le mélange entre ce que Pablo Soto a fait à la mairie de Madrid et ce que Nacho Murgui a fait dans les quartiers - avant même de présider la Fédération des associations de quartier de Madrid. Je crois que c'est un mélange de participation par internet, d'application des nouvelles technologies pour la participation politique, et de réunions, de participation aux délibérations, de conseils construits autour de la prise en charge des services publics.
J'ai une expérience de l'enseignement. Il fut un temps, au début, lorsque la démocratie a pénétré le domaine de l'éducation, les conseils d'école avaient un poids bien plus grand que maintenant dans l'organisation de la vie de ces centres. Cela a été volé à ces conseils scolaires pour être donné au directeur, qui doit agir comme un bureaucrate ou un commissaire politique de l'administration publique. La même chose a lieu dans le secteur de la santé, dans les services sociaux et dans toute l'administration publique andalouse.
Nous devons rétablir les conseils de participation dans les centres de santé, qui rassemblent à la fois des usagers et des professionnels ayant pour but d'animer et orienter la vie de ces centres, car ils doivent être bien plus que des lieux fournissant des services - ce sont des espaces de socialisation et d'émancipation citoyenne. De plus, en ce qui concerne les décisions ponctuelles les plus importantes, il est aussi possible de faire appel à une très large participation par internet.
Paco Aguaza : Nous avons vu ce que serait l'action politique d'un gouvernement autonome si Adelante Andalucía obtenait une victoire électorale. Néanmoins, les sondages ne dessinent pas ce panorama, mais plutôt celui où le PSOE-A emporterait les élections, sans obtenir pour autant la majorité absolue. À ce stade, envisagez-vous la possibilité de laisser le terrain à une alliance entre le Parti populaire (PP) et Ciudadanos (Cs) pour renverser un parti qui gouverne l'Andalousie depuis près de quatre décennies ? Ou, au contraire, envisagez-vous un soutien possible à un gouvernement socialiste pour empêcher que le PP et Cs ne forment un gouvernement ?
Teresa Rodríguez : Nous avons défini notre attitude de manière très précise et sûre pour qu'aucune incertitude ne soit possible. Jamais, ni par action ni par omission, nous ne permettrons la constitution d'un gouvernement de la droite, si cela peut dépendre de nous. Ni du PP ni de Ciudadanos. Car ce serait une sorte d'exercice final de la frustration politique : ne pouvant pas changer l'Andalousie en faisant confiance à la prétendue gauche incarnée par le PSOE, nous ferions le choix d'un vote punitif. C'est une des postures les plus fréquentes dans ce pays et nous ne voulons pas qu'elle se reproduise en Andalousie.
Nous sommes fiers de la résistance historique des peuples de l'Andalousie face à la droite, même si cela a eu pour effet de générer une sorte de monstre bureaucratique politiquement défiguré comme le gouvernement andalou actuel. Mais l'aspect positif, c'est que nous sommes la seule communauté autonome qui a résisté à la droite tout au long de son histoire démocratique et nous n'allons pas mettre fin à cette tradition d'une barricade insurmontable pour la droite.
Cela dit, nous n'allons pas entrer dans un gouvernement du Parti socialiste, si nous devions accepter son investiture tout en n'étant pas en mesure d'avoir une majorité. Dans certains endroits, tels que Cadix, ce sont eux qui ont dû voter pour notre investiture. Si nous étions dans ce cas, nous le ferions et nous les obligerions à négocier notre soutien pour chaque budget et chaque loi. Nous travaillerions chaque amendement de chaque décret. Ce serait un travail parlementaire intense qui, à mon avis, pourrait également être intéressant. Nous serions toujours en contact avec la société civile, avec ceux qui avancent depuis longtemps des revendications concrètes.
Paco Aguaza : Quelle devrait être la relation de l'Andalousie avec le noyau de l'État espagnol et avec ses périphéries ? Et comment l'appliquer à un parti politique tel que Podemos ?
Teresa Rodríguez : Eh bien, nous avons un projet de transformation qui va au-delà de l'Andalousie, entre autres parce que le cadre de notre lutte va bien au-delà de l'État espagnol lui-même. Nous comprenons qu'il faut combattre les politiques de l'Union européenne, qui constitueront également le barrage ultime contre le changement. Même si les pas que nous faisons vers le changement sont décidés démocratiquement, nous devrons faire face au blocage de l'UE. Je me souviens des déclarations de Jean-Claude Juncker affirmant que les Grecs n'avaient pas le droit de décider démocratiquement de sortir ou pas des traités de l'UE - c'est contradictoire terme à terme, mais de fait c'est ainsi. Notre espace de lutte c'est l'État espagnol et c'est aussi l'Union européenne.
Je crois qu'il y a un apport historique fondamental de l'Andalousie pour la configuration démocratique de ce pays et pour la reconnaissance des nationalités historiques, où l'Andalousie a joué un rôle important dans la reconquête des droits par la mobilisation et le référendum.
Les revendications qui sont bonnes pour le peuple andalou le sont aussi pour la majorité des classes populaires du reste du pays, ce qui a des similitudes avec le mouvement féministe. Les revendications du mouvement féministe ne concernent pas que les femmes, elles mettent la vie au centre et font du bien à la grande majorité des classes populaires. Pour l'Andalousie par rapport à l'ensemble de l'État, c'est la même chose.
Il faut également repenser l'État espagnol à partir d'un point de vue plus coopératif et moins centraliste, de manière à ce qu'il n'y ait plus le développement de l'un au prix du sous-développement de l'autre. Actuellement, en Espagne, la Commmunauté de Madrid est un territoire de dimensions similaires à la province de Cadix. Mais elle a une puissance bien supérieure, parce que son PIB est supérieur à celui de toute l'Andalousie - même avec son agriculture tropicale, son port d'Algésiras, ses huit millions et demi de consommateurs, le tourisme de Malaga… Cela n'a pas de sens ! Quelque chose fait que les rentes sont artificiellement concentrées dans certains centres du pouvoir. Nous devons défaire cette injustice, car elle ne profite pas à la grande majorité des classes populaires de Madrid mais seulement à ceux qui y concentrent leur fortune.
Synthèse
Paco Aguaza : Ce message décentralisateur pourrait-il être également envoyé à la direction fédérale de Podemos ?
Teresa Rodríguez : Je crois que oui, car nous devons aspirer à mieux répartir le pouvoir, y compris en Andalousie. Je viens de remporter les primaires avec une candidature nommée " Teresa Rodríguez » et nous avons utilisé ce facteur personnel depuis le début de la création de Podemos, nous en assumons l'autocritique depuis le premier instant.
Je me souviens parfaitement de la première conférence de presse au Théâtre del Barrio à Madrid. À la question d'un journaliste, je crois qu'il était de Diagonal, si tout cela ne semblait pas trop personnalisé, Pablo Iglesias a répondu par l'affirmative. C'est le produit d'une crise de l'identité collective dans notre pays, d'un sentiment de défaite des projets collectifs, du syndicalisme en tant qu'espace de socialisation, du parti en tant que lieu d'expression des aspirations collectives, des associations de quartier unifiant les volontés et les revendications. Avec la transition, tout cela a été institutionnalisé et, d'une certaine manière, a été perdu. C'est pourquoi il faut reconstruire de nouvelles identités collectives. Au début, il fallait prendre appui sur certaines légitimités individuelles, mais nous devons évoluer vers des directions collectives.
En Andalousie également il faut répartir le pouvoir entre les 62 régions qui la composent et pas seulement dans un appareil centralisé à Séville. Et cela - je commence par l'autocritique - également pour l'ensemble de l'organisation au niveau de l'État.
Paco Aguaza : Alors, vous n'allez pas dissoudre Podemos Andalucía ?
Teresa Rodríguez : Non (en riant). Je crois que nous ne devons rien dissoudre. Ce qu'il faut, c'est générer de nouveaux espaces dont on peut espérer le débordement. Je crois que Podemos n'est pas né comme un appareil qui voudrait se perpétuer durant 150 ans. Nous ne voulons pas former un PSOE qui dure 200 ans et qui maintient aux manettes, autant que possible, les mêmes familles. Ce que nous avons voulu, c'est articuler politiquement la revendication sociale et l'indignation, les traduire dans une politique de transformation et une stratégie de pouvoir efficace qui serait capable de nous faire gagner, pour une fois.
C'est ce qu'était et que doit rester Podemos. Maintenant, en Andalousie, le projet stratégique de Podemos c'est Adelante Andalucía en tant qu'espace auquel peuvent se joindre les gens qui ne s'identifient pas à Podemos, qui est une identité déjà consolidée, un espace plus large dont font partie Podemos, Izquierda Unida, Primavera Andaluza et d'autres collectifs que nous voulons attirer.
Paco Aguaza : Le mouvement féministe a brillé de nouveau. Toutes proportions gardées, le 8-M [grève des femmes du 8 mars 2018] a joué un rôle similaire au 15-M [le 15 mai 2011 débutait le mouvement des indignés] en étant capable de rassembler les forces et en étant transversal. Lors des grandes mobilisations postérieures, comme celle pour les retraites, on a vu que ce n'était pas seulement les retraités qui manifestaient. Crois-tu que cette dynamique d'accumulation des revendications et de soutiens mutuels peut se maintenir ?
Teresa Rodríguez : Lorsque j'étais active dans les mouvements sociaux, j'ai toujours eu un engagement politique, mais très partiel. Cela faisait partie d'une certaine tendance de passer toujours du social au politique pour essayer d'établir une stratégie gagnante.
Donc je pensais que nous ferions un parti politique - qui sera capable de changer la réalité et aura le courage suffisant, un rapport de forces suffisant et un programme suffisamment vaillant (comme pour changer la réalité, les trois conditions nécessaires) - lorsque les mouvements sociaux se rassembleront en voyant qu'ils ont un problème commun (fondamentalement le système et la nécessité de le transformer) et qu'ils sont capables d'élaborer une alternative à mettre sur la table. Et alors ils gagneront et obtiendront l'appui de la grande majorité des classes populaires. C'est cela que j'avais en tête. En aucun cas qu'un animateur de talk-show télévisé de la Sexta allait créer un parti autour de lui et que cela allait ébranler tout un régime, faire tomber un monarque, forcer le Parti populaire à faire des primaires internes, faire réapparaître le beau phraseur Pedro Sanchez, annonçant qu'il prétend à nouveau transformer les choses, ou un Albert Rivera et Ciudadanos en tant que régénération d'une droite pourtant bien avariée.
Ce cycle de changement est le résultat de l'apparition de Podemos ou, encore plus positif, des mairies du changement, qui font que 20 % de la population de ce pays sont déjà gouvernées par les candidatures du changement dans les villes les plus importantes. Je ne pensais pas que tout cela allait être le produit d'une soudaine fondation d'un parti par un animateur de débats télévisés. Mais c'est ce qui est arrivé, les chemins du changement sont complexes.
Je voudrais qu'il y ait un processus de mobilisation sociale, car Podemos n'est pas seulement l'œuvre de personnes capables de bien parler. Comme Podemos, ils et elles ont réussi à se connecter à un sens commun qui était déjà en train d'être forgé. C'est ce sens commun qui a permis de construire la Plateforme des victimes des hypothèques (PAH) et sa légitimité. Il y avait déjà dans ce pays une majorité des classes populaires qui trouvait légitime que les voisins et les voisines empêchent physiquement les expulsions, en faisant face à la police et aux banques. Il y avait un accord généralisé avec le mouvement 15-M [indignés] qui déclarait " nous ne voulons pas être des marchandises entre les mains des politiciens et des banquiers » - une revendication très radicale et très profonde. Il y avait déjà un sens commun alternatif autour des marées [grandes mobilisations en défense de la santé publique, de l'enseignement public, de la recherche…], avec lesquelles Podemos était connecté. Nous devons continuer à reproduire ce sens commun alternatif.
Mais si le sens commun se transformait en une guerre de drapeaux et en un orgueil patriotique interclassiste, ne voyant plus les inégalités sociales mais devenant une haine interterritoriale, une haine envers ceux qui sont différents, qui sont d'ailleurs, qui veulent s'autodéterminer ou qui cherchent à vivre, alors nous évoluerions vers une société qui aura complètement glissé vers la droite. Personne ne peut dire que dans ce pays nous sommes à l'écart d'un tel risque, lorsque autour de nous, face à l'indignation et à la frustration collective, de telles issues sont formulées.
Nous devons donc continuer à reproduire le sens commun alternatif et, par conséquent, la mobilisation qui rend cela possible. En ce moment, le mouvement féministe est celui qui arrête le plus la montée de l'extrême droite dans ce pays. Ce mouvement est né sans que quiconque le commande, en tant que mouvement en réseaux regroupant des petits groupes et des associations consolidées, des coordinations territoriales et des tweeteuses. Et tout cela construit une structure de mobilisation sociale en réseaux. La marée des retraitéÃeÃs a fait la même chose, le mouvement de défense de la santé en Andalousie aussi. Je pense que nous devons miser sur la construction de tels espaces en réseaux, flexibles dans la forme, pour aller vers une participation de la majorité.
Paco Aguaza : Tu as dû renoncer à certains aspects de ton militantisme en dirigeant un parti avec des aspirations gouvernementales ?
Teresa Rodríguez : C'est surtout un problème de temps. La journée n'a que 24 heures et avant je consacrais 24 heures au militantisme social alors que maintenant le combat politique me prend 24 heures.
Personnellement, l'activité dans le mouvement social me manque beaucoup. Il me semble que dans les institutions il y a beaucoup d'absurdités, qui ne se produisent pas dans les mouvements sociaux. Alors tout avait un peu plus de sens.
Je pense qu'il est très important de ne pas perdre de vue ce que nous faisons là et pourquoi nous y sommes, lorsque nous occupons des postes de représentation publique ou institutionnelle. Il faut se garder de ne plus être à l'écoute, ne plus avoir nos mains et nos pieds dehors, avec les gens qui continuent à se mobiliser devant le Parlement, car c'est de là que nous venons.
Une des choses que j'ai apprises ici, dans le Parlement, c'est que ce qui se passe à l'extérieur de cette porte a beaucoup plus de poids que ce que je pensais en étant à l'extérieur. La première chose que fait unÃe éluÃe qui doit voter les lois ici, c'est regarder les journaux pour voir où vont les pressions sociales, que dit le " lobby social ». C'est pourquoi il est si important que ce lobby social existe : il influence les législateurs et les gouvernements et il continue à construire un autre sens commun ainsi que des espaces d'émancipation et de participation.
Maintenant c'est mon tour d'être ici, à l'intérieur. Bientôt, ce sera à nouveau mon tour d'être dehors et je vais continuer à construire cela ; de plus, je veux que nous construisions une organisation qui perd chaque fois moins de temps dans les choses absurdes qui arrivent dans les institutions. Apparemment, nous faisons ici un travail très rigoureux, mais, en regardant en perspective, cela n'a pas beaucoup de sens. Je veux aussi que nous investissions beaucoup plus d'efforts pour regarder à l'extérieur et être connecté avec la réalité sociale et les mobilisations. Il arrive, y compris à cause de la rigueur institutionnelle, que des idées que nous avançons puissent être démobilisatrices et cela est très dangereux. Car au lieu que nous changions les institutions, cela indique que l'institution nous fait changer - nous ne sommes pas à l'abri que cela nous arrive.
Paco Aguaza : Est-ce que le fait d'être dans une institution comme le Parlement de l'Andalousie te conduit à t'autocensurer, t'oblige à te mordre la langue ou bien te donne plus de liberté pour dire ce que tu veux ?
Teresa Rodríguez : Je pense que cela donne une certaine sensation d'avoir plus de pouvoir, surtout parce que les gens t'écoutent, que cela te procure une audience. Mais je pense dire la même chose maintenant, en étant dedans, qu'avant, lorsque j'étais dehors. Parfois même avec plus de colère contre l'adversaire, car je le vois de près, je vois ce qu'il fait, comment fonctionnent dans l'institution le cynisme et les privilèges, les avantages, les relations avec les structures du pouvoir qui génèrent l'inégalité et la souffrance sociale.
Synthèse
Nous n'avons pas perdu cette colère, toujours vivante. Et il me semble que nous sommes capables d'être entendus par plus de gens qu'auparavant. Mais il ne suffit pas que nous puissions envoyer des messages et des discours radicaux depuis les institutions. Cela ne suffit pas car les changements ne se font pas par des discours, ils sont le produit des rapports de forces.
Paco Aguaza : Veux-tu dire quelque chose de plus à celles et ceux qui liront cette interview ?
Teresa Rodríguez : Eh bien, j'espère qu'un nouveau cycle de mobilisation approche, qui va déborder Podemos et nous dissoudre. Ce n'est pas parce que j'ai l'intention de dissoudre Podemos, mais parce que je voudrais une situation qui nous déborde en nous dissolvant et en nous incluant.
* Teresa Rodríguez (née à Rota, en 1981), syndicaliste enseignante, animatrice de la Marée verte (mobilisation enseignante en 2011-2013), a été élue en mai 2014 députée européenne de Podemos, siège qu'elle a laissé à Miguel Urbán pour prendre la tête de la liste de Podemos aux élections régionales en Andalousie en mars 2015 (14,84 % des suffrages exprimés et 15 élus). Secrétaire générale de Podemos Andalucía, elle est aussi membre de la direction d'Anticapitalistas (section de la IVe Internationale dans l'État espagnol). Paco Aguaza est journaliste et militant des mouvements sociaux. Il a été le coordinateur de l'édition du code éthique du projet " Respect Words » (concernant le traitement journalistique des processus migratoires). Cette interview a été publiée par le quotidien El Salto le 20 juillet 2018 (https://www.elsaltodiario.com/adelante-andalucia/entrevista-teresa-rodr…). Traduit de l'espagnol par JM.