L'émergence de Podemos a réveillé politiquement une partie du peuple catalan qui se situe, en majorité, en dehors (ce qui ne veut pas dire opposé) de l'imaginaire politique et social du processus indépendantiste; de même pour l'image que ce mouvement a donnée de la Catalogne, image plus homogène pour ce qui est des identités nationales que ce qu'elle est réellement. Cette Catalogne qui avait justement perdu de l'importance depuis que le mouvement ouvrier a perdu sa place d'acteur politique et social central au bénéfice d'autres mouvements sociaux au sein desquels le poids des classes moyennes, au sens large de ce terme, était plus important. Du coup, c'est une Catalogne plus diversifiée qui avait déjà d'une certaine manière fait son apparition sur les places lors du 15-M (mai 2011), qui s'est présentée, en donnant une image plus complexe de ce qu'est ce pays, de son système politique et des positionnements politiques de ses classes populaires. On a vu apparaître une Catalogne qui jusqu'à maintenant n'avait pas été représentée (ou ne l'avait été que par des forces en déclin et qui ne s'expriment plus), dirigée par une force politique alternative en ascension. Et par ricochet, cela a encore davantage compliqué la stratégie politique à suivre par les forces populaires, qui se trouvent face à un enchevêtrement entre le social et le sentiment national, avec une architecture politique compliquée par les différentes identités.
Il n'existe pas un peuple homogène ni une " unité populaire » linéaire. Il y a un peuple divers et hétérogène, dont l'identité collective est en voie de construction et qui a des sensibilités diverses en ce qui concerne son identité nationale et son rapport au processus indépendantiste, . Ceux qui ont assisté avec enthousiasme au meeting de Pablo Iglesias dans la Vall d'Hebron à Barcelone, le 21 décembre 2014, font tout autant partie du peuple que ceux qui ont participé aux rassemblements de masse dans les quartiers et les villes avec Teresa Forcades (théologienne, une des animatrices du Procés Constituent) et Arcado Oliveres (économiste, proche de T. Forcades) ou encore avec ceux qui s'identifient avec David Fernandez (de la CUP, Candidatura d'Unitat Popular).
Synthèse et articles Inprecor
On ne peut pas réduire ce peuple à des représentations monolithiques de " l'unité populaire ». À l'heure de vérité, une image trop homogène du " peuple » peut conduire à présenter et à rassembler une partie minoritaire de celui-ci, à prendre cette partie pour le tout, sans générer un pôle attrayant, un aimant politico-social suffisamment large pour être le point nodal d'un bloc majoritaire qui permette une agrégation collective autour d'un projet cohérent mais pluriel dans ses (auto) représentations.
Comment synthétiser politiquement le bloc populaire qui se trouve au carrefour des futurs possibles et qui reste en partie divisé quant à son identification avec le projet indépendantiste ? Cette synthèse, aussi complexe qu'indispensable, difficile tout en étant pleine de potentiel, est la formule gagnante en Catalogne. C'est l'équation qui peut battre Artur Mas (président de CiU, la Convergence démocratique de Catalogne) et maintenir la force du défi indépendantiste pour frapper un grand coup, qui pourrait être décisif, contre le régime (issu de 1978) que Mariano Rajoy (PP) et Pedro Sanchez (PSOE) essaient de maintenir à flot.
Par contre, le risque du no future à éviter est celui d'une fracture des couches populaires catalanes sur la base du processus indépendantiste, fracture qui générerait une double impasse : d'un côté, une gauche alternative minoritaire (le CUP), les secteurs les plus à la gauche de l'ERC (Gauche républicaine de Catalogne…), dans un bloc indépendantiste (avec en outre une majorité politico-électorale précaire), dirigée par la CDC et par la direction de l'ERC. Et, d'un autre côté, un pôle démocratique et contre l'austérité représenté par Podem (Podemos en catalan), étranger au processus indépendantiste et, malgré son importance sur le plan électoral, incapable de réunir une majorité politico-électorale en Catalogne. Ce serait là une double formule perdante, une formule qui enfoncerait une flèche mortelle dans le cœur de la stratégie, provoquant un infarctus politique fatal.
Une perspective de synthèse consiste à défendre, suite au 27 septembre (décision prise de tenir un référendum en novembre 2014, malgré l'opposition de la Cour constitutionnelle), la réalisation d'un acte de souveraineté, rélle dans la forme et dans le fond, de la part du Parlement de la Catalogne. Il briserait ainsi la légalité du cadre de 1978 (la transition), sans pour autant préjuger du résultat final quant aux rapports entre la Catalogne et l'État espagnol. Autrement dit, l'ouverture d'un processus constituant catalan qui pose les bases d'un nouveau cadre institutionnel et d'une nouvelle République catalane, dont le rapport avec l'État espagnol serait discuté à la fin de ce processus.
Aussi bien ceux qui dans les classes populaires et travailleuses ont un horizon indépendantiste que ceux qui n'en ont pas peuvent aujourd'hui se rejoindre sur la nécessité d'un acte de souveraineté unilatérale et de la proclamation d'une République, un acte qui aurait deux conséquences. D'abord, il ouvrirait la porte à un débat sur le modèle de pays que nous voulons en Catalogne, et donc sur le fait de " décider de tout ». Ce qui est précisément ce que Artur Mas ne veut pas. Ensuite, cela lancerait un défi institutionnel sans précédent au cadre institutionnel de 1978 et au gouvernement de Mariano Rajoy, tout en faisant un pas important dans la direction exprimée le 9 novembre 2014.
Cette approche consiste à ouvrir un processus constituant catalan dans la perspective d'une mise en mouvement à l'échelle de l'État tout entier de processus constituants propres, nationaux, souverains - qui s'alimentent mutuellement - pour mettre fin au Régime de 1978. Un processus constituant catalan n'est ni subsidiaire à un État espagnol, ni dépendant de lui ; ce n'est pas non plus un processus qui peut tourner le dos à ce qui se passe dans l'ensemble de l'État. Bien au contraire : c'est une articulation stratégique des souverainetés qui peut permettre de briser les piliers qui soutiennent encore les débris du cadre politico-institutionnel postfranquiste.
Podemos et le processus indépendantiste se posent mutuellement un défi.
D'un côté, Podemos est forcé d'affronter un double défi. D'abord, celui de construire un projet national et populaire dans l'ensemble de l'État, un projet qui soit compatible avec une conception plurinationale de ce qu'est aujourd'hui l'État espagnol, avec le droit à l'autodétermination des différentes nations qui le composent, sans qu'il y ait un rapport hiérarchique, politique ou symbolique entre elles. Cela implique une défense claire du droit du peuple catalan à décider, la garantie d'un référendum inaliénable dans le cas d'une décision de création d'un État. Et, surtout, l'acceptation du droit (ce qui n'implique pas nécessairement le fait d'être d'accord avec l'exercice qu'il en fera) du peuple de Catalogne à décider unilatéralement de son avenir même s'il est impossible de le faire dans un référendum légal.
Deuxièmement, Podem doit construire en Catalogne un projet propre qui doit inévitablement s'enraciner dans le catalanisme et se lier (et les attirer) avec une partie de la base sociale du processus indépendantiste, en commençant par celles d'une ERC qui a des difficultés croissantes à justifier face à une partie de son électorat sa position subalterne permanente par rapport à Artur Mas. En se plaçant en arrière-fond du processus indépendantiste, ou en restant à l'extérieur de lui, il existe un espace pour une force significative en Catalogne, mais pas pour une force qui aspire à être la pierre angulaire d'une majorité gagnante.
D'un autre côté, Podemos et Podem imposent au processus indépendantiste, et à ses principaux acteurs politiques et sociaux, à commencer par l'Assemblée nationale catalane (ANC), de dialoguer avec un mouvement politique émergent qui cristallise son mécontentement autrement qu'avec l'indépendantisme. Podem galvanise - au moins partiellement - un secteur qui est étranger au processus indépendantiste (mais qui ne se reconnaît pas non plus dans l'Espagne de Rajoy et de Sanchez), tout en interpellant des secteurs de ce mouvement qui peuvent basculer grâce aux nouvelles possibilités offertes par Podemos.
Le nouveau contexte politique catalan et espagnol oblige à reformuler des objectifs et des stratégies à l'indépendantisme. Le premier et le plus important est celui d'élargir sa base sociale populaire, ce qui est impossible sans insérer une dimension sociale explicite dans le mouvement, en brisant le tabou stratégique qui a conduit à faire justement le contraire. Le deuxième est d'être capable d'articuler une vision dialectique entre une dynamique d'accumulation des forces en Catalogne et la rupture à échelle de l'État du cadre institutionnel du Régime de 1978. Cela en cherchant des synergies et des soutiens mutuels, à travers la défense de processus constituants souverains. Malheureusement ces deux défis ont brillé par leur absence dans le débat de ces derniers mois, qui a été ridiculement centré sur l'opportunité ou non d'une liste unique indépendantiste le 27 septembre prochain (27S, élections régionales) ; ce qui montre de manière évidente les limites de l'ANC et du mainstream indépendantiste. Des défis très importants d'un côté et une petitesse stratégique de l'autre, ce qui est à coup sûr une mauvaise combinaison.
Pour les prochaines élections, le 27S, le défi est d'articuler un bloc pluriel avec vocation gagnante qui rompe avec la dichotomie Mas-ERC, qui mette sur la table une autre alternative, qui mette en évidence de nouvelles possibilités. Cela implique de briser le cadre fixé par Artur Mas (et par les autres acteurs centraux de la politique catalane). Non pas pour jouer le jeu autrement ou afficher son profil, mais pour reformuler le débat sur l'indépendance et la souveraineté, en conduisant ces options jusqu'au bout, en tirant sur le fil démocratique, en le rendant extensible à tous les milieux et en posant donc un horizon constituant catalan démocratique et participatif en tant que cadre de convergence partagé de tous les projets de changement.
Le droit de décider ? Bien sûr, mais sur tous les sujets, en commençant par la politique économique. Indépendance et souveraineté ? Bien sûr, mais alors parlons de l'Association transatlantique pour le commerce et l'investissement (TTIP ou TAFTA). Des élections plébiscitaires ? Pourquoi pas, mais alors sur toutes les questions, pas seulement sur l'indépendance, mais aussi sur Artur Mas lui-même, sur les coupes budgétaires, sur l'austérité, sur la corruption.
En abordant les choses de cette manière, les divers futurs possiblespeuvent commencer à converger. Et à partir de là, il n'y a aucune raison de limiter la portée de nos rêves et la confiance dans nos choix. ■
* Josep Attentas est professeur de sociologie de l'Université autonome de Barcelone. Cet article a été publié par Publico (http://blogs.publico.es/dominiopublico/) et, en français, par la revue électronique suisse À l'encontre (alencontre.org/) le 23 mars 2015 (Traduction À l'Encontre, révisée par IG).