Un point de vue féministe : Résister à la polarisation nationaliste et à l'invasion russe, construire un Parti démocratique de gauche

par Jean Batou
Place de l'indépendance (Maïdan), Kiev. © Seiko.
Entretien réalisé à Genève, le 17 septembre 2014

Jean Batou : Peux-tu expliquer la dynamique sociale et politique du processus de Maïdan, qui a conduit au renversement du régime de Ianoukovytch en février 2014, et peux-tu essayer de montrer la différence avec le cours des événements à l'est du pays ?

Synthèse et articles Inprecor

Nina Potarskaya : J'aimerais tout d'abord rappeler la nature des protestations sociales en Ukraine avant et après Maïdan. Les enquêtes d'opinion montrent que durant les quatre dernières années, les principales raisons du mécontentement populaire, tant en Ukraine occidentale qu'en Ukraine orientale, étaient dues à des problèmes économiques. C'est pourquoi, dans la dernière période, la crise économique et sociale a occasionné des manifestations populaires de plus en plus importantes. La colère a explosé après la non-ratification de l'Accord d'association Ukraine-UE, qui a conduit aux premières manifestations de Maïdan, à la fin novembre 2013. Et au cours des deux à trois semaines suivantes, l'évolution de la situation politique a provoqué une escalade, tandis qu'un nombre croissant de gens occupaient la rue, spécialement après que les forces spéciales de la police ont battu et même tué des manifestants.

La situation était différente à l'est, parce que les russophones, majoritaires dans cette partie de l'Ukraine, suivaient principalement les médias russes, qui ne disaient rien des véritables raisons des manifestations de Maïdan. Ils entendaient parler d'un soulèvement organisé par des néonazis, qui devait être stoppé par tous les moyens. Bien sûr, l'extrême droite a joué un rôle important à Maïdan, mais il est faux de dire que c'était un mouvement d'extrême droite. Mais les médias russes ont expliqué aux gens de l'est que ce mouvement constituait un réel danger pour eux, ce qui a poussé un certain nombre d'entre eux à descendre dans la rue en pensant qu'il fallait faire quelque chose pour arrêter les fascistes.

J'ai été l'une des fondatrices et des organisatrices de la brigade de femmes de Maïdan - parce que les manifestant-e-s étaient divisés en différentes brigades. Ce groupe consistait en une vingtaine de femmes très actives disposant d'une influence beaucoup plus large. L'une des actions de cette brigade de femmes a consisté à envoyer une délégation à Kharkov, où un mouvement anti-Maïdan se développait, pour rencontrer des femmes sur une place occupée par des manifestant-e-s anti-Maïdan. Les premières réactions de ces femmes ont été très négatives et nous avons même été agressées physiquement. Mais lorsque nous avons réussi à établir un dialogue, nous avons trouvé un langage commun parce que nous avons réalisé que les préoccupations sociales de nos mouvements étaient absolument similaires. C'était les médias qui interprétaient mal la nature de notre mouvement en manipulant la population, créant ainsi un sérieux clivage entre les parties orientale et occidentale du pays.

Jean Batou : Comment peut-on évaluer les rôles respectifs des troupes russes et des activistes ukrainiens dans la croissance d'un mouvement séparatiste qui a conduit à la formation de deux républiques populaires autoproclamées du Donestk et de Lugansk, en avril-mai 2014 ?

Nina Potarskaya : Alors que des gens du Donbass commençaient à agir contre ce qu'ils percevaient comme une menace fasciste potentielle, de nombreux Ukrainiens de l'est ont eu l'impression que, comme les Russes avaient pu s'emparer de la Crimée sans verser le sang, ils allaient vivre le même scénario. Au début, parce que beaucoup d'Ukrainiens de l'est haïssaient autant Ianoukovytch que son rival Porochenko, la perspective d'un État séparé était sans doute assez populaire, même s'il est difficile de dire dans quelle mesure. Mais comme la situation change très rapidement, l'opinion publique est très volatile. Lorsque l'armée ukrainienne a repris le contrôle de Kramatorsk, dans la partie nord du Donbass, en mai, nous avons eu l'occasion de parler à des gens de cette ville, et ils nous ont dit qu'ils détestaient tous les uniformes militaires, quels qu'ils soient.

Alors qu'ils réalisaient que leur situation n'était pas la même que celle de la Crimée, les Ukrainiens de l'est étaient abreuvés de rumeurs sur le fait que l'enseignement et l'usage de la langue russe allaient être interdits, et qu'il fallait qu'ils agissent pour défendre leurs droits. À la fin avril, des militaires russes ont commencé à infiltrer l'est de l'Ukraine, déguisés en civils membres d'unités d'auto-défense, et ont repris des bâtiments officiels, remplaçant des manifestant-e-s ukrainiens anti-Maïdan qui les occupaient. Les Russes sont faciles à reconnaître parce qu'ils parlent avec un accent différent et qu'ils utilisent des mots et des tournures de phrases différents. Lorsqu'ils ont investi Slavyansk, demandant aux gens de quitter la rue, ils ont employé un terme typiquement russe pour désigner la signalisation qui sépare la chaussée des zones piétonnes. Mais lorsque les militant-e-s anti-Maïdan ont réalisé qu'ils ne seraient plus autorisés à occuper de nouveau ces bâtiments, ils sont descendus dans la rue, adoptant une rhétorique pro-russe et portant des drapeaux russes, probablement sous l'influence d'agitateurs russes.

Même si la taille de ces manifestations est restée limitée, cela ne signifie pas qu'elles n'avaient pas le soutien d'une large partie de la population. Les gens de Lugansk nous ont dit en effet récemment que le fait de descendre dans la rue était une façon peu habituelle de protester dans l'est de l'Ukraine. Par conséquent, on ne peut pas déduire de leur importance limitée que ces manifestations avaient peu de succès. En tout cas, il n'y a aucun moyen concluant pour mesurer la proportion de la population qui a soutenu les deux " Républiques populaires » autoproclamées du Donetsk et de Lugansk. En ce qui concerne la violence contre les civils, il est aussi difficile de départager les responsabilités des deux camps, parce que chacun d'eux accuse le camp d'en face. Il n'y a pas de source d'information indépendante et, à en croire la population, les deux camps se sont mal comportés.

Jean Batou : Comment le sentiment national ukrainien se combine-t-il avec les revendications sociales du peuple ? Les travailleurs ont-ils cessé de se mobiliser pour défendre leurs intérêts ?

Nina Potarskaya : Et comment donner la priorité aux questions sociales ? Car évidemment, dans une situation de guerre les gens arrêtent de penser beaucoup aux questions sociales. En août, partout, nous avons observé de plus en plus de mobilisations patriotiques, portées par un sentiment national de plus en plus marqué. Les mobilisations antirusses et antiséparatistes prennent de l'ampleur à l'ouest, alors que les raisons sociales et politiques pour lesquelles les gens sont descendus dans la rue l'année dernière - par exemple, pour lutter contre la corruption - occupent de moins en moins le devant de la scène.

Il y a deux types de syndicats en Ukraine. La Fédération des syndicats d'Ukraine (FPU) vient de la vieille culture soviétique et soutient simplement ce que le gouvernement dit ; elle a vraiment joué un rôle très limité, pour ne pas dire plus, dans la réforme de la législation du travail. Mais il y a aussi des syndicats indépendants qui se sont formés pendant la perestroïka ; ils sont beaucoup plus actifs, en particulier au niveau local, et certains d'entre eux sont extrêmement puissants. Cependant, le leader de la Confédération des syndicats libres d'Ukraine (KVPU) est un politicien très en vue ; il soutient le gouvernement ukrainien, même s'il évite les discours provocateurs. Des positions politiques opposées coexistent au sein de cette Fédération syndicale, mais rien qui ressemble à une position neutre contre la guerre.

Jean Batou : Quel a été le résultat de la récente conférence de la gauche à Kiev ? Vois-tu une possibilité de construire un parti démocratique unifié de la gauche aujourd'hui en Ukraine ? Quelles forces seraient prêtes à coopérer dans cette perspective ? Comment vois-tu la forme et le fonctionnement d'un tel parti ?

Nina Potarskaya : Nous avons actuellement la possibilité de rapprocher des syndicalistes indépendants, des membres d'ONG et de forces politiques progressistes, tous ensemble sous le parapluie d'un parti démocratique de gauche. C'était le but de notre dernière rencontre de Kiev. Cette conférence a décidé de former un comité d'organisation qui a commencé à travailler sur un document fondateur. Nous avons voulu faire ça de façon démocratique et transparente, mais évidemment, un processus démocratique prend du temps. Nous avons débattu sur notre volonté de faire ensemble de la politique autrement, ce que nous pouvons résumer en quelques points très simples. D'abord, nous ne voulons pas de membres dont les revenus dépassent un certain montant. Ensuite, les finances du parti doivent être un " livre ouvert », où toutes les transactions sont rendues publiques : tout ce que nous recevons ou dépensons doit être connu de tous. Enfin, nos décisions doivent être prises par des assemblées ouvertes, comprenant autant de militant-e-s de base que possible ; ce n'est pas à la direction de prendre des décisions, c'est pourquoi nous devons développer des procédures sur internet permettant à tous les membres d'être impliqués. D'une certaine manière nous avons opté pour un mélange des principes d'organisation des partis pirates européens (défense des droits civiques, liberté d'information et démocratie directe) et des partis sociaux-démocrates.

Nous ne séparons pas les forces pro- et anti-Maïdan. Des positions très différentes étaient présentes, mais nous avons décidé de nous concentrer uniquement sur la lutte contre les inégalités sociales, économiques et de genre. Notre commune référence à la gauche signifie que nous mettons les droits sociaux et économiques au premier plan. Nous n'avons pas traité la question nationale. C'était la première fois depuis des années que nous avons eu l'occasion de parler les un-e-s aux autres. Bien sûr les participant-e-s avaient envie d'aborder beaucoup de sujets, mais nous n'avons pas traité la question nationale cette fois. Nous avons surtout abordé les principes organisationnels qui permettraient de construire une forme d'unité. En tant qu'organisateurs de la conférence, nous avions tenté de créer une atmosphère qui permettrait d'adopter une déclaration commune sur la guerre. Mais pour maintenir l'unité de ce regroupement il fallait une déclaration très diplomatique et autolimitée, et donc, finalement, il n'y a pas eu de déclaration mais seulement un projet…

Jean Batou : Quels problèmes de procédure faut-il résoudre pour construire un nouveau parti politique en Ukraine aujourd'hui ?

Nina Potarskaya : La création d'un nouveau parti politique est un processus difficile, avec beaucoup d'obstacles pratiques : la plupart des partis existants en Ukraine ont été créés il y a au moins dix ans, lorsque la législation était beaucoup plus favorable. Aujourd'hui il est quasiment impossible de déclarer un nouveau parti. Un avocat bien connu de Kharkov (1), qui a été membre du Parti socialiste d'Ukraine mais en a été exclu, est parvenu (avec quelques autres socialistes de Kharkov) à faire reconnaître son organisation. C'est un politicien aisé, mais indépendant des oligarques. Il a réussi à faire enregistrer sa nouvelle organisation, a été élu au Parlement et plusieurs membres de son parti ont été conseillers municipaux. Mais son organisation a décliné et a disparu, le laissant avec l'enregistrement mais sans militants. Il nous offre donc son organisation qui est officiellement enregistrée en tant que moyen pour construire un nouveau parti de gauche qui pourra adopter un nom nouveau.

Jean Batou : Tu es membre de l'Opposition de gauche. Peux-tu nous dire quelques mots sur ton organisation et son rôle dans la préparation des conférences de Kiev ?

Nina Potarskaya : L'Opposition de gauche a initié ces conférences. Cependant, notre influence est faible, car nous n'avons que quelques dizaines de membres et encore moins de militant-e-s actifs, surtout à Kiev et à Tcherkassy (au centre du pays). Bien sûr, nous pouvons mobiliser plus de sympathisants, qui participent à nos actions, prennent part à nos discussions et diffusent nos publications. L'Opposition de gauche réunit deux groupes de militant-e-s. Le premier, qui a été à l'origine de l'organisation, vient de la tradition trotskiste. Le second n'est pas intéressé par le choix entre les diverses traditions trotskistes, il se considère seulement comme anticapitaliste, socialiste, antistalinien et antiautoritaire. Pour moi, comme pour beaucoup d'autres, c'est suffisant. De même pour beaucoup de jeunes ou de nouveaux militants qui nous rejoignent, le plus important c'est pour quoi et contre quoi nous luttons aujourd'hui et non notre arrière-plan historique. Dans un certain sens nous sommes des jumeaux du Mouvement socialiste russe (2).

Jean Batou : Est-ce que tout le monde est d'accord sur la participation aux élections de ce parti démocratique de gauche en construction ?

Nina Potarskaya : Non, nous continuons à débattre cette question. La possibilité de notre participation aux prochaines élections fut une sorte de décision spontanée, prise parce que nous avions la possibilité de le faire. Mais certains se demandent si nous devrions faire partie d'un groupe parlementaire. Nous avons donc décidé de participer au processus électoral sans viser à avoir des élu-e-s. Nous voulons utiliser la campagne électorale comme un instrument pour mobiliser et organiser les gens autour de nous. Et bien sûr, certains sites web amis critiquent notre décision de participer aux élections.

Jean Batou : Quelle force sociale peut résister aujourd'hui à la polarisation nationaliste ? Tu as mentionné les femmes au début de notre entretien. Est-ce que la tentative des femmes de Maïdan de construire un lien avec les manifestant-e-s anti-Maïdan de Kharkov pourrait avoir des suites ?

Nina Potarskaya : Pour la gauche, il est difficile de construire un mouvement antiguerre, car des opinions très différentes coexistent dans nos rangs. Chaque fois que nous discutons de la possibilité d'une campagne indépendante, nous devons faire face à deux options dominantes : celle qui suit la propagande russe ou celle qui suit la propagande ukrainienne. Les réponses nationalistes dominent les débats publics. La construction d'une orientation féministe indépendante est difficile du fait des ressources très limitées des organisations féministes. Les exigences sociales et politiques ne peuvent être formulées indépendamment de l'adoption d'une attitude plus générale sur les droits humains. C'était déjà ainsi au cours des événements de Maïdan, lorsque les groupes de gauche ne pouvaient pas participer facilement en tant que telsaux discussions, et que seules les femmes pouvaient entrer dans le Maïdan et lancer des débats sur les questions du nationalisme, du sexisme et de la discrimination. Même si l'extrême droite est traditionaliste et considère que la place des femmes est dans la cuisine et qu'elles n'ont pas à discuter de politique, elle ne pouvait pas nous exclure des débats. Au cours des deux semaines de trêve - les soi-disant deux semaines de silence - au cours du processus de Maïdan, alors que les combats avaient cessé, nous avons été capables de lancer des débats très importants autour des questions sociales et d'attirer l'attention des médias. Nous sommes devenues très connues - une centaine de personnes participaient régulièrement à nos réunions, nos commentaires sur Facebook ont été répandus partout et l'extrême droite a dû tenir compte de nous. ■

* Nina Potarskaya est l'une des figures de la gauche féministe ukrainienne, initiatrice des brigades féministes de Maïdan et membre de l'Opposition de gauche. Elle a participé à l'organisation de plusieurs conférences des forces de gauche à Kiev, en novembre 2013, mars et septembre 2014. La dernière d'entre elles a décidé de construire un Parti démocratique de gauche, qui est la première tentative de ce type en Ukraine. Jean Batou, professeur d'histoire à l'université de Lausanne (Suisse), est membre de la direction de solidaritéS, un mouvement anticapitaliste, féministe et écologiste pour le socialisme du 21e siècle. Il a publié récemment : Quand l'esprit de Genève s'embrase : au-delà de la fusillade du 9 novembre 1932, Éditions d'en bas, Lausanne 2012. Cette interview, réalisée avec l'aide de Kiril Buketov, syndicaliste indépendant de Russie, a d'abord été publiée en anglais sur le site de New Politics (http://newpol.org/content/ukraine-resisting-nationalist-polarization-and-russian-invasion) et, partiellement, en français dans le bimensuel solidaritéS n° 255 du 3 octobre 2014 (traduit de l'anglais par solidaritéS et JM).

notes
1. Il s'agit de Vladimir Gochovskiy, ancien député (2002-2005) et ancien dirigeant du sous-comité du développement des technologies respectueuses de l'environnement du Parlement, président du parti Ukraine socialiste, fondé en septembre 2004 et ayant décidé de rejoindre le Parti socialiste d'Ukraine en décembre 2011. Le PS d'Ukraine a obtenu 0,45 % des suffrages en 2012, n'a pas obtenu de députés et est entré en crise. V. Gochovskiy a été exclu de ce parti avec d'autres militants de Kharkov et a reconstitué le parti Ukraine socialiste. Il est prêt à changer le nom, la charte, le programme et la direction de son parti.

2. Le Mouvement socialiste russe a été fondé en mars 2014. Il est issu de la fusion de deux organisations : Vperiod (En avant), section russe de la IVeInternationale, et Résistance socialiste, une organisation exclue en 2009 du Comité pour une Internationale ouvrière (CIO, dont l'organisation la plus connue est le Socialist Party de Grande-Bretagne). Voir : Yvan Lemaitre, " Congrès de fondation du Mouvement socialiste russe », Inprecor n° 575/576 de juillet-septembre 2011.