Interview de Gilbert Achcar.

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Interview du 5 avril de Gilbert Achcar par Stephen Shalom en vue de la publication sur le site <i>ZNet</i>.

Stephen Shalom : Comment juges-tu les efforts de médiation de Kofi Annan et de l'ONU ?

Gilbert Achcar : Tout effort visant à trouver une issue politique, à la fois pacifique et démocratique, à la crise syrienne est bienvenu. La médiation de l'ONU a été acceptée par toutes les fractions de l'opposition syrienne, bien que la plupart des gens soient sceptiques quant à la volonté réelle du régime syrien de mettre en œuvre le plan de Kofi Annan. Le régime sait trop bien que s'il retirait effectivement ses forces armées des villes et mettait fin à la répression sanglante, la mobilisation populaire contre lui atteindrait immédiatement de nouveaux sommets — similaires aux énormes rassemblements populaires qui ont eu lieu à Hama au cours de l'été dernier, lorsque les forces du régime se sont abstenues d'attaquer les manifestations pendant une courte période.

Stephen Shalom : Le gouvernement des États-Unis vient d'annoncer qu'il fournira du matériel de communication aux rebelles syriens, tandis que divers pays arabes vont subventionner leurs combattants. Où Washington veut en venir selon toi ? Approuves-tu ces mesures ? Où penses-tu qu'elles peuvent mener ?

Gilbert Achcar : Tous les groupes de l'opposition syrienne sont d'accord sur le droit de l'insurrection syrienne à la légitime défense et font l'éloge des soldats et des officiers qui refusent d'obéir à des ordres criminels et quittent les forces armées. Même le Comité national de coordination, principal rival du Conseil national syrien — pourtant critique envers l'Armée libre syrienne (ALS), car ils met l'accent principal sur le caractère pacifique de l'insurrection et sur la recherche d'un règlement politique — a reconnu dans son dernier communiqué que l'ALS est " une composante de la révolution syrienne » et a fait l'éloge de " la noble et courageuse attitude morale des soldats et des officiers de l'armée qui désertent pour des raisons humanistes, nationales et morales. »

Néanmoins, les États-Unis et leurs alliés occidentaux ont exclu plusieurs fois non seulement une intervention militaire directe dans la crise syrienne, mais aussi toute livraison d'armes. Que ce soit Obama, Clinton ou Alain Juppé (ce dernier en contraste avec l'attitude belliciste du gouvernement français au sujet de la Libye), ils ont tous déclaré à maintes reprises qu'ils s'opposent à la livraison d'armes à l'opposition syrienne. Ceci en dépit du fait que l'opposition a fait des requêtes pressantes pour de telles livraisons — au départ l'ALS seule, et maintenant le CNS aussi, et surtout les comités de base et les manifestations populaires sur le terrain. Ce n'est pas une surprise : n'oublions pas que même en Libye, les puissances occidentales menaient une intervention directe au moyen de frappes à distance, tout en s'opposant à la livraison d'armes. L'explication donnée alors était qu'ils avaient peur que les armes ne tombent dans des mains islamiques hostiles aux intérêts occidentaux, y compris Al-Qaïda. En vérité, ils voulaient gérer la guerre civile en Libye afin d'imposer leur tutelle et obtenir un résultat négocié convenant à leurs intérêts, sans donner aux insurgés les moyens d'accélérer leur lutte contre le régime de Kadhafi et de remporter une victoire complète, comme je l'ai a expliqué dans un long article en août dernier (paru dans Inprecor), peu avant la libération de Tripoli par les insurgés. Depuis les premiers jours de l'intervention occidentale en Libye, je me suis prononcé contre la poursuite des bombardements par l'OTAN et ses alliés, tout en appelant à des livraisons d'armes aux insurgés, comme ils réclamaient eux-mêmes.

Dans le cas de la Syrie, les soucis des occidentaux sont beaucoup plus grands : il s'agit d'un pays voisin de l'Irak, avec une majorité sunnite, alors que la minorité sunnite en Irak a été la base sociale de la lutte armée contre l'occupant états-unien. Al-Qaïda a établi un important réseau en Irak, et poursuit toujours la lutte contre le gouvernement Maliki parrainé par Washington et par l'Iran. C'est d'ailleurs pourquoi Maliki est catégoriquement opposé à toute livraison d'armes à l'opposition syrienne, et soutient en fait le régime syrien.

Maintenant, le royaume saoudien sous la pression de son institution sunnite wahhabite en est arrivé à soutenir les sunnites syriens contre le gouvernement hérétique qui les massacre : c'est ainsi que les Saoudiens présentent les choses, une vision confessionnelle tout naturellement. Toutes les critiques qui soulignent le fait que l'État saoudien tout à fait antidémocratique fait preuve d'hypocrisie en soutenant une insurrection démocratique, sont à côté de la plaque : les Saoudiens ne prétendent pas être des démocrates, ils sont vraiment et complètement des Sunnites fanatiques. Quant au Qatar, il veut plaire à ses alliés, les Frères musulmans, qu'il parraine à l'échelle régionale, et qui exercent une pression pour l'envoi d'aide à l'insurrection syrienne, d'autant que leur branche syrienne en est un acteur majeur, comme c'est le cas des Frères musulmans et de leurs satellites en Égypte et dans la plupart des autres scènes du soulèvement arabe.

Toutefois, ces déclarations d'intention d'envoyer des armes sont sans conséquences tant qu'il n'y a pas de canal pour le faire. Comme je l'ai déjà expliqué, l'Irak est plus proche du régime syrien que de l'insurrection ; au Liban, le Hezbollah est une puissante force de dissuasion ; la Jordanie n'est pas prête à prendre le risque de voir le régime syrien fournir des armes aux ennemis du royaume par mesure de rétorsion ; et la Turquie craint également que le régime syrien puisse armer la rébellion kurde anti-turque, en représailles. Donc, aucun État voisin n'est prêt à laisser transiter des armes aux insurgés syriens. Ceux-ci doivent se contenter des armes qu'ils prennent aux forces armées du régime, d'une part, et sur celles qu'ils parviennent à acheter aux trafiquants d'armes, très actifs dans cette partie du monde. Mais cela signifie qu'ils ne se procurent que des armes légères et manquent tragiquement de moyens suffisants pour contrer la puissance de feu des forces du régime.

Quiconque n'est véritablement pas un partisan de Bachar al-Assad et s'oppose à d'hypothétiques livraisons d'armes aux insurgés syriens — au nom d'un engagement idéaliste pour la non-violence, par exemple — devrait concentrer son opposition aux livraisons d'armes, très réelles et massives, de la Russie et de l'Iran au régime syrien. ■