4. Détruire l'hégémonie électorale et politique du PS

par Daniel Bensaïd
Photothèque Rouge/JMB

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Il y a une autre question qui oppose ton parti, le NPA, au PCF, entre autres, c'est la question des alliances. L'alliance avec le PS vous semble quelque chose d'absolument exclu. Or en même temps dans l'histoire il y a eu des moments qui ont laissé des traces, comme par exemple le Front Populaire, c'est un grand moment de victoire et de conquête sociale par exemple, on vit toujours là-dessus d'une certaine manière…

Daniel Bensaïd : Il y a eu deux moments dans le Front Populaire, il y a eu 1936 — mais la conquête sociale est venue de la grève générale et pas seulement de la victoire électorale — et il y a eu 1938, la pause, y compris des règlements de comptes au sein du Front Populaire, les manifs de Clichy par exemple. Des victoires électorales sont concevables, surtout dans les pays qui ont maintenant une longue tradition parlementaire, mais elles ne suffiront jamais s'il n'y a pas une forte mobilisation sociale indépendante, justement, des gouvernements et des institutions en place.

Le problème des alliances avec le PS, ce n'est pas le problème de tambouilles, d'opportunités électorales, c'est un problème de vision historique.

On sort d'une grande défaite historique, pas seulement une défaite idéologique — les mots sont malades, il faut les réhabiliter, les soigner, etc. — mais une défaite sociale. La main d'œuvre disponible sur le marché mondialisé du travail a doublé en vingt ans avec l'irruption notamment d'une main d'œuvre indienne, chinoise, des pays de l'Est, etc. C'est l'irruption d'une main d'œuvre dont les conditions sociales — de garantie, de protection, du code du travail — sont minimales. De là vient durablement une pression à la baisse sur le marché mondial du travail. C'est une défaite sociale.

Il faut donc reconstruire. Tant qu'il n'y aura pas reconstruction de syndicats puissants en Chine… Ça commence, ça aura lieu, le problème c'est que c'est une course de vitesse. On a vu les pays de l'Est, il y a eu la grève de Dacia, en Roumanie, qui demandait des salaires se rapprochant de ceux de Renault. Mais on part de très bas, il y a une culture politique qui s'est perdue, etc. Si on a cette idée en tête, il faut de la cohérence, de l'obstination — la ronde des obstinés — et de la clarté.

L'alliance avec le PS, pour tout ce qui est de mobilisations sur quelque question sociale que ce soit, on est pour. Et même au-delà du PS. Là je suis dans la grève universitaire : si des mandarins de droite sont prêts à aller mourir sur les barricades pour défendre " La Princesse de Clèves », ils sont les bienvenus ! Et j'ai vu récemment que le professeur Debré, député UMP, se soulève lui aussi contre la gestion comptable de l'hôpital public…

On n'arrête pas de faire des propositions au PS : réunissons nous ! On ne peut que regretter qu'ils aient été absents des manifestations de soutien aux Antilles, de soutien aux Palestiniens de Gaza ou de la manif anti-OTAN de Strasbourg. Mais ce n'est pas faute de le leur avoir proposé.

Deuxièmement, sur le plan électoral. On va nous dire, " mais vous risquez d'empêcher la gauche de revenir ». Pas du tout. J'ai voté, la mort dans l'âme — ce n'est pas un problème individuel, c'est une décision collective — pour Ségolène Royale au second tour, non pas à cause de son programme mais malgré son programme, malgré sa campagne, tout simplement parce que c'était la seule façon de voter contre Sarkozy. Évidemment cela n'implique aucunement de partager les responsabilités de gestion sur les bases du programme du Parti socialiste. D'ailleurs la démonstration est vite faite, par la réciproque : on peut demander à n'importe quel dirigeant socialiste s'il accepterait de gouverner aujourd'hui dans un gouvernement sur le programme de Besancenot. Non ? On en est à ce constat-là : il y a deux projets incompatibles en termes de direction et de gestion.

Le troisième exemple ce sont les municipales. Comme la loi l'autorise, là où on a fait plus de 5 % ou plus de 10 % — c'est le cas d'une trentaine de villes — on a proposé au PS la fusion des listes au deuxième tour contre la droite à condition de garder notre totale indépendance dans les conseils municipaux. Ils n'ont pas voulu. Ils ont préféré l'alliance avec le MoDem. En termes de tactique électorale le fait de faire des alliances dans le cas des municipales, quand il y a des scrutins de ce type-là, de même que le désistement, ça ne pose aucun problème. Mais c'est distinct du problème de la coalition qu'elle soit parlementaire, gouvernementale ou dans les conseils régionaux. Ça on ne veut pas.

Parce que, justement, on est au début d'une reconstruction. Il y a une formule populaire célèbre : quand on veut manger avec le diable, il faut une longue cuillère. La nôtre est toute petite encore. Elle a un peu grandi. Le PS est plus, aurait dit le Président Mao, un diablotin en papier qu'un grand diable fourchu mais quand même…

Aujourd'hui on est dans la crise mais ce n'est pas une fatalité. Le capitaliste spéculatif, les subprimes, la crise du crédit financier… c'est le résultat d'une dérégulation qui ne s'est pas faite par la loi spontanée du marché, mais par des mesures législatives de droite et de gauche pendant vingt ans. Si on récapitule : la dérégulation boursière de 1985, c'est le ministère des finances Bérégovoy sous un gouvernement Fabius ; la libre circulation des capitaux en Europe anticipant d'une année les décisions de l'Union européenne, c'est 1989, c'est Fabius, ministre des finances ; les stock-options, c'est une proposition de Strauss-Khan, mise en place par Fabius, les deux au ministère des finances ; tous les traités européens de concurrence libre et non faussée ont été votés par le parti socialiste. Ça c'est pour le passé…

La privatisation aussi…

Daniel Bensaïd : Bon, le record de privatisation sous Jospin, le démantèlement des services publics, le sommet de Barcelone. C'est une ligne libérale qui a fait autant ou aussi bien, à peu près, que les gouvernements de droite dans la contre-réforme libérale des années 1980 et 1990. C'est vrai en France, c'est vrai en Angleterre, c'est vrai en Allemagne avec l'agenda 2010 de Schröder, etc.

Deuxièmement, c'est l'actualité. On pourrait dire que le congrès de Reims c'est un pas à gauche, je n'en suis pas si convaincu que ça d'abord au vu de la pratique. Pour le moment, ça ne se vérifie pas beaucoup et le plan de relance du PS, c'est 1 € d'augmentation par jour soit 300 € par an, face à la crise actuelle ! Aucune nationalisation des banques, alors que même des libéraux, comme Nicolas Baverez (79), disent aujourd'hui que le crédit joue un rôle de bien public. On s'attend qu'un bien public soit sous contrôle public. Alors, le crédit pourrait orienter l'investissement, permettrait de reconvertir l'industrie automobile, de reconvertir l'industrie d'armement, de supprimer éventuellement la dette des surendettés au lieu de renflouer des banques à fonds perdus. Car les banques vont demander des intérêts sur l'endettement de l'État, parce que l'État va emprunter aux banques qu'il a renflouées avec des taux d'intérêts. Tout ça est absurde.

Il n'y a aucun désengagement des Traités européens dans le programme du PS, qui vient de resouscrire au traité de Lisbonne. Donc, on dit qu'on ne peut pas gouverner ainsi et ceux qui ont tenté de le faire — l'expérience la plus récente ça a été la gauche radicale italienne dans le gouvernement Prodi — se sont autodétruits. Autrement dit, il faut de la patience, une certaine obstination.

Enfin, il y a aussi une vision sur ce qu'est devenu le parti socialiste. Je ne dis pas les militants, on en rencontre, et dans les mouvements syndicaux et sur le terrain. Mais l'idée qu'on puisse faire contrepoids, rééquilibrer la gauche en faisant pression sur le parti socialiste tel qu'il est aujourd'hui ne prend pas compte, à mon avis, des transformations profondes qu'il a subies d'un double point de vue :

► En faisant cette politique, il a perdu en grande partie ses liens avec les couches populaires. Il peut essayer, par la rhétorique — ce que tente Benoît Hamon — de les retisser. Ça va être difficile, parce que la méfiance est profonde. C'est ce qui s'est traduit par le vote Le Pen en 2002 ou par le vote ouvrier pour Sarkozy en 2007.

► D'un autre côté, les sommets du parti socialiste se sont considérablement modifiés à travers justement des privatisations. Avant c'était quoi, à peu près ? Des gens issus des grandes écoles avec une culture de la haute fonction publique et un certain sens de l'État, type discours Chevènement, etc. Aujourd'hui, par le jeu des privatisations, le PS s'est transformé y compris dans ses élites. Il fait corps, il est dans un rapport organique fusionnel avec la finance et l'industrie privée. Strauss-Kahn est fondateur du Cercle de l'industrie avec le patron de Peugeot, Anne Lauvergeon passe de l'Elysée, sous Mitterrand, à la présidence d'Areva. C'est interchangeable. Et le fait qu'on ait confié les clefs de deux grandes institutions du capital international à Pascal Lamy et à Strauss-Kahn résume symboliquement cette situation-là.

Donc — on peut avoir tort mais enfin en tout cas c'est notre vision — ce n'est pas en essayant de rééquilibrer le PS et de le tirer à gauche par la manche, plutôt de l'extérieur parce que de l'intérieur ça n'a pas marché, que ça marchera. Aujourd'hui, il faut construire un rapport de force indépendant du PS. Non pour le tirer un peu à gauche, mais pour détruire son hégémonie sur le mouvement social, le monde du travail, son hégémonie électorale et politique. C'est-à-dire construire une alternative à son hégémonie. Ce n'est pas un amendement à son programme.

Ça veut dire que les changements ne sont pas pour demain ?

Daniel Bensaïd : Non, mais vous savez… peut-être que pour ceux qui ont derrière eux 5 700 ans de patience, après tout 40 ans de plus ou de moins ne pèsent pas…

Mais, blague à part, si on prend les défis au sérieux, ce qui se passe sur la planète… Si on caractérise de quelle crise il s'agit aujourd'hui — elle ressemble à celle de 1929 à certains égards, ça sert de référence dans les gazettes, mais, je crois qu'elle est beaucoup plus grave en réalité parce qu'elle touche au cœur de la logique du capital. C'est pourquoi on en revient à ces fondamentaux-là.

Aujourd'hui, mesurer la production de richesse, les échanges, les efforts humains, au seul étalon du temps de travail, du temps de travail abstrait, du temps d'horloge est devenu absurde, irrationnel et facteur de dégâts, ce que Marx prévoyait dans un texte lumineux de 1857-58. Il disait : ça va être une mesure misérable de la société. Et on y est. Au lieu que les gains de productivité du travail — le fait qu'on ait divisé par dix ou cinquante le temps nécessaire pour produire une voiture, un wagon ou un ordinateur — se traduisent par du temps libre, ça se traduit par de la précarité, du chômage. Il n'y a aucune loi naturelle qui implique ça. C'est tout simplement le résultat du fait qu'on ne peut plus mesurer par cette mesure misérable un travail hautement coopératif et socialisé où travail intellectuel et travail manuel sont inextricablement mêlés. C'est pour cela qu'on en est à nous inventer des artifices d'évaluation qui cherchent à quantifier l'inquantifiable ou à mesurer l'incommensurable avec toutes les techniques… Comment on évalue la rentabilité de l'hôpital ? Chez les enseignants ? Il y a un texte sur le site de " ContreTemps » (80) qui est divertissant. Comment mesurer le " facteur H » qui évalue justement et qui après sert de référence à la hiérarchie du corps enseignant dans l'enseignement concurrentiel qu'on nous promet. C'est absurde : combien de textes publiés dans les revues, combien de fois on est cités par des collègues le long des pages, ça fait monter le facteur. Donc, il faut avoir plein de copains dans les facs et puis se faire citer le plus possible. Et puis en retour citer les collègues parce que ça leur fait des points, des bonus. Est-ce que j'arrête de penser quand je lis dans le métro ? Est-ce que je ne fais plus mon boulot ou est-ce que je le fais ? Tout ça ne marche pas. L'autre versant de ça, c'est la crise écologique. On ne peut pas mesurer le dérèglement climatique, la déforestation, la pollution des océans par un instantané, par les fluctuations boursières et l'évaluation monétaire. On est dans un système absurde, donc il est dans sa limite.

Enfin, dans la crise de 1929, il y avait encore des amortisseurs sociaux qui étaient le fait que 30 % à 40 % de la société, de la population active était rurale, avec des solidarités villageoises, avec des points de repli. Aujourd'hui, dans les sociétés qui sont salariées à 90 % de la population active, la crise fait forcément boule de neige encore plus. Encore plus parce qu'une fermeture d'entreprise entraîne tout le reste. Les sous-traitants et les commerçants, etc. Je crois qu'on est dans une crise historique majeure, certains disent de civilisation, on peut employer tous les mots qu'on veut …

Si on pense ça, les réponses doivent être à la hauteur. Alors, évidemment, aujourd'hui on est très loin du compte. Mais, on ne résoudra pas ça avec des rustines et toutes les déceptions s'ajoutant aux déceptions ne font pas faire un pas en avant. On s'enlise. C'est pour ça que des petits succès éphémères qui vont au plus pressé, qui coupent au plus court, entretiennent la confusion. Alors on a peut-être tort, on dramatise peut-être à outrance cette situation-là mais c'est un choix effectivement.

Et en même temps, Daniel, dans la vie les gens subissent cette terrible pression, ils ont envie que ça aille vite. Eux, ils ont envie de trouver des solutions… Ils n'ont qu'une vie, si tu veux. Là tu parles d'un temps historique, mais chacun de nous ne vit pas ce temps historique.

Daniel Bensaïd : Il faut conjuguer le temps court et le temps long, c'est-à-dire qu'il faut, justement, un projet stratégique. Il y a de la stratégie s'il y a de l'histoire. Si on a une vision à long terme. Or, aujourd'hui, on est dans la culture, dans le potage post-moderne, il n'y a que le présent replié sur lui-même. Il faut une certaine vision si on veut ne pas être des chiens crevés au fil de l'eau. Ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas de compromis possible dans la vie. Mais les compromis c'est sur la base des rapports de force.

Comment créer les rapports de force ? En Guadeloupe ils l'ont fait. Je ne veux pas dire qu'on peut faire ça parce qu'il y a des facteurs très particuliers. Mais finalement ils n'ont pas tellement calculé. Parce que, s'ils avaient été réalistes… En pleine période de crise, une grève générale dans une île paumée pour une augmentation qui est à contre-courant de tout ce qui se fait ailleurs, c'est très improbable. Ils ont gagné en partie. Peut-être qu'ils reperdront une partie de ce qu'ils ont gagné. Mais ils ont gagné une culture de la lutte. Ça ne se mesure pas en termes monétaires, ce sont les solidarités…

C'est une expérience.

Daniel Bensaïd : Les gens ont compté sur le LKP plus que sur leurs élus corrompus pour résoudre les problèmes y compris des vies quotidiennes, justement.

Les compromis, on peut en faire. Mais il y a ceux qui rapprochent et ceux qui éloignent. Si on n'a pas de vision, on n'a pas de critères de mesure pour savoir ce que sont des compromis pourris, qui nous discréditent un peu plus, et ce que sont des compromis raisonnables, qui permettent d'avancer un peu. Le problème se pose à chaque lutte d'ailleurs. Où omet-on la barre ? On pourrait dire, par exemple, à propos de la lutte universitaire en cours : ils ont accepté de reporter d'un an la réforme des enseignants chercheurs et la masterisation, est-ce raisonnable de s'entêter dans un mouvement qui a peu de chances de gagner pour l'abrogation de la loi d'autonomie des universités. Maintenant, il y a une fraction — et pas si minoritaire — qui, à travers la lutte, a compris que les mesures contre lesquelles se sont soulevés les enseignants-chercheurs, à retardement, n'étaient que des mesures d'application de la LRU (81), de la loi d'autonomie. Donc, si la loi reste, on aura remporté une victoire mais une fois qu'on sera démobilisés, elle reviendra pas la fenêtre. Alors, on sera peut-être battu… mais même une défaite peut être féconde. Il n'y a pas de jugement dernier.

Qu'est-ce que vaincre dans l'histoire ? ■

notes
79. Nicolas Baverez, économiste a publié Après le déluge.

80. Cf. Grégoire Chamayou, Petits conseils aux enseignants-chercheurs qui voudront réussir leur évaluation, www.contretemps.eu/interventio ns/petits-conseils-enseignants-chercheurs-qui-voudront-reussir-leur-evaluation

81. LRU : Loi relative aux libertés et responsabilités des universités, votée en 2007 et prévoyant l'autonomie budgétaire et administrative des universités.

 

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