Moscou, 1899. Photothèque Rouge/Chantal Girres
<ul>
<li><a href='article-inprecor?id=1107'>Présentation</a></li>
<li><a href='article-inprecor?id=1108'>1. De la dissidence dans le PCF à l’organisation indépendante</a></li>
<li><a href='article-inprecor?id=1109'>2. L’échec soviétique et les bifurcations de l’histoire</a></li>
<li><a href='article-inprecor?id=1110'>3. Le communisme… après la défaite des politiques d’émancipation</a>
</li><li><a href='article-inprecor?id=1111'>4. Détruire l’hégémonie électorale et politique du PS</a></li>
</ul>
Les choix que tu fais à ce moment-là avec d’autres, ça suppose un tout autre regard sur l’Union soviétique et le camp de l’Est ?
Daniel Bensaïd : Oui, finalement. (…) Il a fallu quand même se donner une compréhension historique et là c’est un peu la différence entre ce qu’a été notre courant et ce qu’ont été les courants maoïstes à l’époque — et ça c’est important. Eux avaient un certain dédain de l’histoire. L’histoire, justement en raison de ce que je disais sur la mode du structuralisme, apparaissait comme une discipline universitaire, en tout cas un centre d’intérêt mineur. L’histoire, ce n’est pas une science, donc on est dans l’interprétation permanente et dans l’approximatif.
Et curieusement, pour des raisons évidemment logiques, le courant issu du trotskisme était né de et par l’histoire. Ce n’est pas par hasard qu’Alain Krivine était étudiant en histoire, que Pierre Broué (24) —appartenant à une autre famille trotskiste — était historien. Une culture historique était portée par les courants trotskistes qui nous permettait d’avancer, une fois qu’on a émis un certain nombre de critiques… sur la bureaucratie, sur les conditions du départ de Krouchtchev, sur ce qui se passe, sur le type de solidarité inconditionnelle ou limitée avec le Vietnam. Pour nous, à Toulouse, ça réveillait en plus les échos en réexamen de la guerre d’Espagne, ce qui était important…
A partir de ce moment, il fallait se ressourcer dans l’histoire pour essayer de comprendre comment on en était arrivé là. Et alors — autant on ne venait pas du trotskisme en ce qui me concerne, et c’était le cas de la majorité des copains de la JCR — on a trouvé, notamment dans La Révolution trahie de Trotski (25) ou dans les textes de Broué… Il y avait peu de choses à l’époque… Il y avait le gros bouquin de Broué sur l’histoire du parti bolchévique. Ça a été un peu notre nourriture de base pour comprendre ce qui s’est passé en Union soviétique.
Avant qu’on en arrive là, quand tu t’es engagé, ça représentait quoi, l’Union soviétique ?
Daniel Bensaïd : Ce qu’on voit dans le film Rouge baiser (26). J’étais gamin, il y avait Regards (27) au bistro. Alors l’Union soviétique c’était le Spoutnik (28) et les médailles olympiques : Emil Zatopek, Vladimir Kuts, le record du monde de Valeriy Brumel au saut en hauteur (29)… et Youri Gagarine (30). C’était l’idée, l’image d’une société égalitaire et qui avait développé de façon impétueuse la culture, la technique, qui était capable de rivaliser. A l’époque on pouvait croire au discours de Nikita Krouchtchev : « rattraper et dépasser le capitalisme d’ici la fin du siècle ». La première approche ça a été ça.
Après on a biberonné — là je parle de la JC — la littérature soviétique : Nicolas Ostrovski Et l’acier fut trempé (31), Alexei Tolstoï Le chemin des tourments (32)…
C’est une découverte petit à petit… Puis il y a eu les controverses publiques. Les étudiants communistes ont joué un rôle important. D’abord parce que c’était une organisation pluraliste en conflit. On a appelé ça les italiens pas par hasard, c’était l’influence du PC italien. Je me souviens du numéro de Clarté discutant du texte de Sartre sur le fantôme de Staline (33)…
Le réexamen historique est venu petit à petit à ce moment-là. Et alors, disons, qu’un texte fondateur c’est La révolution trahie de Trotski, qui donnait une clé, ne revenant pas sur la révolution russe, au contraire valorisant ce qu’avaient été les premières années, même dans la pénurie et la guerre civile, l’expérimentation… Les bouquins d’Anatole Kopp — Changer la vie, changer la ville (34) — sont venus après, on redécouvrait le futurisme…
Ensuite c’est l’idée du Thermidor. Il y a une contre-révolution lente, bureaucratique : les procès de Moscou, la liquidation des embryons de pensée écologique avec Vladimir Vernadski (35), le thermidor au foyer avec la normalisation de la famille et des mœurs au début des années 1930, l’élaboration d’une orthodoxie philosophique… enfin tout se tient de ce point de vue là.
Il y a un débat interminable sur la datation, mais si on dit justement « une contre-révolution bureaucratique » — il y a une formule de Joseph de Maistre, je m’excuse de la référence, à propos de Thermidor : une contre-révolution ce n’est pas une révolution en sens contraire, c’est le contraire d’une révolution — ce n’est pas chercher une symétrie entre l’insurrection d’octobre et le processus thermidorien de cristallisation d’une couche bureaucratique. Après — enfin là on anticipe — cette analyse permettait d’avoir une lecture de ce qui se passait : le « nous et eux », quand en Allemagne de l’Est les gens disaient « nous sommes le peuple » — alors quels sont les autres ? — ou en Pologne en 1980.
Mais est-ce que ça aurait pu être autrement ? Si on revient au départ, à l’origine ?
Daniel Bensaïd : En Union soviétique ?
Oui, au départ de la révolution bolchévique ?
Daniel Bensaïd : « Les promesses de dieu sont incertaines mais il faut y croire ! ». Il faut croire que oui. C’est difficile, on ne peut pas refaire l’histoire…
Évidemment, des tendances lourdes ont pesé. Après coup, on peut dire des pays qui partent d’un bas niveau culturel, des destructions de la guerre, donc d’une économie de pénurie, finalement — c’est d’ailleurs la position des menchéviks — un communisme de la pénurie ne pourrait être (on va prendre une formule de Marx dans les manuscrits de 1844) qu’un communiste grossier et qu’un égalitarisme de la pénurie. Dans ce cas-là — on trouve ça aussi dans La révolution trahie — dès qu’il y a des queues devant les magasins, il faut des flics pour les organiser et on est dans une logique non pas de dépérissement de l’État mais au contraire de son renforcement.
L’hypothèse stratégique des principaux dirigeants de la révolution russe — qui n’avaient jamais conçu un développement vers le socialisme d’une Russie ou d’une Union soviétique isolée — c’était celle d’un début de révolution, au moins continentale. On peut reprendre tous les textes de Lénine. Il dit : on a tenu 100 jours mais, finalement, la révolution russe est viable seulement si elle peut bénéficier du développement technique et industriel de l’Allemagne.
Il faut quand même penser que ces gens-là sont quasi contemporains de Marx. Les fameuses lettres de Marx à ses correspondants russes, à Véra Zassoulitch, au début des années 1880, trente ans avant la révolution russe, font l’hypothèse d’un développement non capitaliste de la Russie à condition que dans le développement inégal, la Russie bénéficie aussi des avancées techniques caractérisant l’Europe occidentale à l’époque. C’est resté plus ou moins l’hypothèse stratégique.
La révolution commence paradoxalement en Russie — mais c’est une des ruses de l’histoire, elle ne commence jamais là où on l’attend et les gens ne jouent pas le rôle qu’on attend d’eux… Elle commence là. Ils n’ont pas choisi, c’est la guerre, la sortie de la guerre a fait que… Moshe Lewin (36) le dit très bien : quand on regarde ce qu’était la situation en 1917, finalement la démocratie parlementaire, tranquille, à l’anglaise, entre gens bien élevés, n’était pas une alternative, mais c’était ou la contre-révolution ou la révolution, après les journées de juillet 1917… L’idée était qu’on peut tenir s’il y a un relais de la révolution, notamment en Allemagne. La crise révolutionnaire en Europe a quand même eu lieu si on regarde les conseillers ouvriers en Italie en 1918-1920, les conseillers ouvriers de Bavière, la révolution hongroise. Donc cette opportunité a existé, en gros dans la séquence 1918-23, jusqu’à l’échec de l’insurrection de Hambourg et la fin de la vague révolutionnaire en Allemagne. Une des clés n’est donc pas en Union soviétique, mais dans l’examen critique de la révolution allemande elle-même, de ce qu’ont été ses possibles à tel et tel moment…
On pourrait tomber dans le déterminisme économique, que souvent on reproche au marxisme, en disant que, vu ce qu’était la Russie, ça ne pouvait finir que comme ça. Et si on le dit, la conclusion qui risque d’arriver c’est que dans ce cas là il valait mieux ne pas faire la révolution, parce que cette image du communisme en compromet durablement l’idée, aujourd’hui et pour l’avenir. Dans ce cas là, les menchéviks avaient raison, c’est la conclusion logique inévitable.
Moi, je ne me résigne pas à une fatalité de l’histoire et je crois qu’une telle conclusion n’est pas juste. Mais ça suppose de s’appuyer sur le fait qu’il y a eu des grandes bifurcations — et il y en a eu plusieurs — de cette séquence historique et notamment de l’entre-deux guerres. Il y a eu chaque fois d’autres propositions, d’autres alternatives, il y a eu des lignes différentes sur l’insurrection allemande entre 1921 et 1923. Il y a eu des orientations différentes sur la révolution chinoise de 1927 et la subordination ou pas au Kuomintang, la fameuse matière du roman d’André Malraux, « La condition humaine ». Il y a eu des orientations différentes et opposées sur comment faire face à la montée du nazisme en Allemagne et sur la ligne de la « troisième période » où l’ennemi principal c’était, pour Staline, les sociaux-démocraties… Il y a eu des orientations différentes sur la guerre civile espagnole…
Mais, évidemment, le cercle se referme parce qu’à chaque occasion perdue, la situation empire et je crois que c’est ce qui amène, y compris chez Trotski d’ailleurs, à des textes qui finissent par être sectaires par désespoir, aux polémiques qu’il mène contre ses propres camarades dans la guerre d’Espagne, aux condamnations très outrancière d’Andres Nin (37), du POUM… qui, je crois, sont une conséquence d’une certaine lucidité, parce que c’était la dernière des occasions perdues et que, derrière, il y avait la guerre.
Pour moi, les textes de Trotski les plus intéressants ne sont pas les plus connus. Ce sont les textes sur l’Allemagne en 1932-33, parce que là il y a presque semaine par semaine, mois par mois, ce qui était possible et ce qu’il ne fallait pas faire. Bon ! Alors après, pourquoi on perd ?
Pourquoi on le fait et pourquoi on ne le fait pas ? Et comment se fait-t-il que ce soit le pire qui gagne en Union Soviétique, après la mort de Lénine ? Et que le plus éloigné de lui…
Daniel Bensaïd : A partir du moment, où il n’y a pas de relais de la révolution européenne, les tendances lourdes le deviennent davantage en interne. Il y a les destructions de la guerre civile, il y a une culture de la guerre civile, je crois que Vladimir Zazoubrine (38), qui a écrit « Le tchékiste », dit qu’à travers la guerre civile s’est créée une culture de la brutalité. Je m’excuse de citer Trotski, mais sur cette séquence-là, c’est quand même important. Dans son « Staline » (39), il y a tout un chapitre sur ce qu’il appelle le groupe de Tsaritsine, c'est-à-dire le groupe qui s’est formé autour de Vorochilov (40) pendant la guerre sur le front géorgien. La guerre civile est là, pour le coup, ainsi qu’une culture bureaucratique et militaire. C’est un des groupes qui a été le support de l’affirmation du pouvoir de Staline. Si on le réduit à un phénomène individuel, on met l’histoire par dessus tête, le facteur personnel joue mais il y a surtout l’émergence d’une couche bureaucratique. C’est pour ça qu’il y a une analogie — aucune analogie en histoire ne tient jusqu’au bout — avec Thermidor : une sorte de noblesse d’empire, comme avec Bonaparte. Il y aurait des analogies, si on relit Châteaubriant (41), qui tiennent la mer. Là il y a une sorte de promotion d’appareil, dont la plus fameuse, d’ailleurs, à la mort de Lénine, la fameuse « promotion Lénine » (42), qui est une promotion de cadres nés de la guerre civile. On a toute une promotion, avec des débats importants sur le recyclage d’une partie de l’armée, de l’appareil administratif… Car il faut des experts et il n’y a pas les ressources humaines… et Lénine se bat pour dire il faut des contremaîtres. Si on regarde, y compris sous la révolution française, 90 % de l’appareil administratif reste le même. On voit la guillotine fonctionner, on dit que c’est atroce, il y a des centaines de types qui y passent… mais enfin… 90 % de l’appareil reste là, même dans une révolution. Donc il y a une jonction entre l’héritage d’un appareil d’État antérieur…
Tsariste ? Tu veux dire tsariste ?
Daniel Bensaïd : C’est ce qui c’est passé. Avec en plus la promotion d’une génération post-révolutionnaire, qui se cristallise avec la NEP, avec les parvenus du nouveau régime qui vont être la base sociale d’une autonomisation de la bureaucratie avec en même temps un dépérissement de la vie soviétique. C’est encore une autre question, que Marc Ferro (43) aborde : est-ce que cette auto-activité des travailleurs, dont on rêve, peut se maintenir en dehors des périodes de grande effervescence, quand il y a la fatigue, quand il faut gérer la vie quotidienne, quand il y a la lassitude de la pénurie… Tout ça est propice à l’autonomisation d’un corps.
Ce corps a explosé un peu après, on peut dire que c’est une première bifurcation, parce que si on dit qu’il s’agit d’un processus thermidorien, on peut aussi dire qu’après la mort de Lénine et le cinquième congrès de l’Internationale communiste en 1925, c’est un premier tournant. Au nom de la bolchevisation, il y a une mise au pas. J’en parle d’autant plus librement que pour nous — à l’époque que l’on évoquait, dans la Jeunesse communiste, etc. — il y avait un mythe bolchévique, celui d’un parti de fer contre les appareils parlementaires, tous ces parvenus électoralistes, etc., d’un parti de combat. J’ai eu l’occasion — une chance dans ma vie — d’en discuter avec Charles Tillon (44), qui disait que c’est beaucoup plus contradictoire (d’ailleurs on a fait un petit bouquin, sous un pseudonyme, à l’époque chez Maspéro (45), sur la bolchévisation du parti communiste français). C’est à la fois rompre avec toute une culture, en partie de corruption parlementaire, avec le rôle des avocats, des journalistes, etc., donc enraciner un parti de classe et de combats, mais en même temps, ça a été un processus qui a favorisé la constitution d’un appareil et d’un contrôle au détriment de la vitalité du débat politique. Tillon disait : finalement l’atomisation des cellules en cellules d’entreprise, ça paraît conforme, c’est un parti bien ouvrier, qui est sur les lieux de travail… Mais en même temps, disait Tillon, ça a tué le débat politique qu’il y avait dans les vieilles sections territoriales, où on était plus nombreux, où pouvaient se brasser des enseignants, des ouvriers, etc. Donc ça a favorisé un certain contrôle d’appareil. Il revenait de manière critique sur cette période-là des années 1920.
En Union soviétique ou en France ?
Daniel Bensaïd : En France, la bolchevisation du PCF. Et en Union Soviétique évidemment. On pourrait en relever les indices : le discours de Zinoviev au cinquième Congrès, là où il forge d’ailleurs la formule du « léninisme » — qui évidemment n’existe pas sous Lénine — et construit le mythe du « léninisme » avec toutes ses formules, la discipline de fer, etc. Alors que le parti bolchevique sous la révolution était un gigantesque bordel : il ne faut pas se raconter d’histoires, c’était un foutoir absolu. Dans les conditions matérielles de l’époque évidemment, on ne peut pas imaginer que ce soit autrement, les communications ne connaissent ni Internet, ni les téléphones mobiles… Après se construit un mythe : le parti de fer, les hommes d’acier… et l’homme d’acier c’est Staline. Ça c’est une première séquence.
Après vient la deuxième séquence — les travaux de Moshe Lewin sur les archives sont très parlants — celle de l’explosion de l’appareil bureaucratique et administratif en termes numériques, entre 1927 et 1933 où on passe, dit-il, de 3 à 14 millions de bureaucrates. Ce qu’on peut appeler une bureaucratie, ce n’est pas forcément péjoratif, il y a des petits administrateurs dedans, etc. Mais il y a surtout la cristallisation d’un corps politique, le rétablissement d’une hiérarchie salariale, d’une hiérarchie militaire, donc il y a le phénomène « noblesse d’empire ».
Boukharine (46) aurait pu gagner, Trotski aurait pu gagner. Si Trotski avait gagné par exemple, ça aurait changé beaucoup de choses ? Parce que ce n’était pas un tendre non plus…
Daniel Bensaïd : C’était un autre éventail de possibilités, il aurait pu être battu aussi. Je pense chaque fois l’Histoire en termes de bifurcation : si on prend une branche, ça ouvre à un certain éventail de possibles, si on prend une autre branche c’est un autre éventail qui s’ouvre.
Ce qui est sous-entendu dans vos questions d’une certaine manière pourrait être accrédité par Trotski lui-même. Si on lit sa biographie par Isaac Deutscher (47), il y a un étrange défaitisme de la part de Trotski entre 1924 et 1926. Il y a certes toujours des affaires médicales. Il n’est pas là quand il faut. Au moment des obsèques de Lénine, il se soigne de je ne sais pas quoi en Crimée. Donc il n’est pas sur la photo, ça paraît secondaire mais… tout ça joue. Les séances du Comité central à ce moment-là — il lit Céline sous la table, ce qui est une manière de marquer une indifférence et une résignation à la fois. Il y a des années bizarres concernant celui qui est, en gros, l’héritier illégitime. Il ne faut pas oublier que Trotski est suspect dans le parti. Suspect parce qu’il n’est pas de la vieille garde léniniste — il a été dissident, dans l’Inter-rayon (comprenant lui et Lounatcharski (48)), qui n’a refusionné qu’en 1917. Il y a déjà l’idée de ne pas être totalement légitime, donc sûrement une forme d’inhibition… On est un peu dans la psychologie, mais je crois qu’il y a tout ça qui joue.
Et puis au-delà de la psychologie, si on veut rester dans la politique, c’est aussi la difficulté à comprendre ce qui se passe… parce qu’enfin c’est la première révolution de ce type. Qu’est-ce qu’un phénomène bureaucratique à l’époque ?
Pendant toute une période l’obsession commune et partagée, c’était l’obsession de la contre-révolution extérieure. Et ce n’est pas non plus une vue de l’esprit. Il y a eu la guerre civile, il y a les pressions économiques, l’isolement international, il faut desserrer l’étau, il faut gagner du temps…
Ces types-là ne sont pas des enfants de cœur. Pas seulement Trotski, mais les Zinoviev (49), Kamenev (50), Preobrajenski (51)… Si on lit tous les textes des dirigeants du parti bolchévique de l’époque, et culturellement et politiquement, ça vole très haut, pour des raisons y compris historiques et culturelles. Si on les comparait à ceux de nos partis actuels, on a affaire à des nabots aujourd’hui. On peut relire Boukharine sur l’économie politique du rentier pour éclairer la crise actuelle ou Preobrajenski sur la transition.
Il y a peu d’équivalent et ce n’est pas seulement pour Lénine ou Trotski. Ils ont un problème : c’est la première révolution de ce type et elle est isolée. Ce n’est pas ce qu’ils souhaitaient mais ils se trouvent dans cette situation-là. Qu’est-ce qu’on fait ? C’est une situation inédite, totalement imprévue.
Et l’obsession pendant un certain temps, c’est le danger de la contre-révolution, la vraie, disons. Du coup le danger d’être défait de l’intérieur par une forme rampante, inédite, de révolution bureaucratique… C’est un phénomène qui n’est pas propre à une société soviétique, les formes bureaucratiques se sont généralisées dans les sociétés modernes. On commence à les penser à l’époque avec la sociologie de Max Weber (52). Mais qu’est-ce que c’est que la bureaucratie dans l’État moderne ? Aujourd’hui on a une littérature abondante là-dessus mais à l’époque, il n’y en avait pas.
Donc l’idée est que le danger principal c’est la contre-révolution — ils n’ont pas réussi avec le général Wrangel (53), avec les Blancs, mais ça peut revenir. Finalement, la formule, qui est devenue rituelle, qu’on nous a ensuite resservie, qu’il ne faut pas trop critiquer parce que c’est hurler avec les loups…, a joué un rôle à l’époque même dans l’opposition de gauche.
Je ne mythifie pas Trotski. Il ne faut pas oublier que Trotski était, beaucoup plus que Lénine, pour la militarisation des syndicats (54). Trotski avait aussi cette culture de guerre. Finalement il y avait une certaine idée de l’autorité de la direction…
Il a fait massacrer les marins de Kronstadt (55) sans trop d’états d’âme…
Daniel Bensaïd : Sans trop d’états d’âme… Par la suite, il y a des textes partiellement autocritiques, en disant que c’était déjà un symptôme, mais qu’on a pas compris à l’époque. Il pouvait y avoir — dans les situations de pénurie, on ne sait pas — un côté contre-révolutionnaire, mais c’était en même temps une alerte sur ce qui commençait à dysfonctionner en 1921, à la fin de la guerre civile… Il y a ce double aspect de Kronstadt.
Mais surtout, je crois que pendant toute une période, il avait la vision qu’il fallait pour gagner du temps, vu que les masses étaient fatiguées, remplacer ça par un surcroit d’énergie, de volontarisme, d’autorité, de discipline, de production et de travail… Lénine est alors plus prudent que Trotski là-dessus. Dans le débat sur la militarisation des syndicats, en 1922, il dit non. Il dit qu’il faut que les syndicats soient indépendants de l’État, car c’est ce qui nous permet d’écouter. Ce n’est pas forcément une idée très forte de l’autonomie des syndicats… dont le rôle est plutôt celui d’un révélateur, d’un palpeur de la réalité du pays.
Et en même temps il se bat sur l’autre front, contre l’Opposition ouvrière qui veut tout ramener, finalement, à une espèce de démocratie corporative des usines… Mais c’est un autre débat.
Il y a donc chez Trotski cette idée-là, qu’il va traîner jusqu’en 1927. Si on regarde la plate-forme de l’Opposition de gauche unie de 1927 (56), il n’y a pas de critiques du parti unique. Il y a l’idée qu’il faut revivifier les soviets, celle d’une démocratie à la base, mais il n’y a pas l’idée du pluralisme comme principe. Ça va venir après, dans « La révolution trahie ». Là il y a cette idée, mais elle est nouvelle. Quelle est l’idée qui se découvre petit à petit dans le cours de ça ? C’est que finalement il ne suffit pas de faire la révolution, d’exproprier les grands propriétaires fonciers ou la grande industrie pour que le prolétariat devienne une classe harmonieuse, unie… Comme dirait l’autre, les contradictions au sein du peuple perdurent après. Les contradictions au sein du prolétariat aussi. Il y a des intérêts contradictoires, il y a des fractions, des bouts de classes… Ce n’est pas une classe homogène. Et je crois en fait qu’au début de la révolution russe, presque tous véhiculaient une idée, qui est celle de la révolution française : on se débarrasse des aristocrates, on coupe la tête au roi et le peuple libéré est un peuple harmonieux, il fait la fête, les grandes célébrations… Ce qui porte atteinte à l’homogénéité du peuple, ça ne peut être que l’agression extérieure. D’où les métaphores médicales — le virus, la contamination — de la trahison de l’intérieur. On a le même schéma dans la révolution russe : la révolution est victorieuse, le prolétariat est naturellement bon une fois qu’il est débarrassé de ses parasites et exploiteurs, donc il ne peut pas y avoir de contradictions majeures. Et si il y a des problèmes, ils viennent de l’extérieur ou de l’extérieur relayés par la trahison interne. D’où la figure, y compris récurrente dans les procès de Moscou (57), de la trahison : les agents du Mikado, les hitlero-trotskistes… On a retrouvé ça jusqu’au procès d’Arthur London (58), jusqu’au procès de Prague après la guerre. Je crois qu’il y a derrière des phénomènes sociaux, mais aussi cette vision du monde.
Il a fallu quinze ans d’expériences pour que des gens comme Trotski et d’autres, en arrivent à l’idée que non, puisque la révolution ne suffit pas à créer une société homogène, les différences, y compris les contradictions, doivent pouvoir s’exprimer de manière pluraliste. Par le principe de l’indépendance des syndicats par rapport au parti, à l’État, et par un pluralisme de la vie politique dans les partis politiques. Mais c’est un cheminement qui a été douloureux.
Mais après coup ? On ne sait pas, pour être grossier, si Trotski prenant le pouvoir aurait mis en pratique tout ça ?
Daniel Bensaïd : Oui, si on s’en tient aux positions écrites, en tout cas à partir des années 1920. Je pense à l’opposition de gauche unifiée, de 1927, s’ils avaient fait ce qu’ils disent, enfin ce qu’ils écrivent. De même est-ce que la NEP, conçue par Boukharine — un des grands thèmes d’ailleurs de Moshe Lewin dans des discussions orales avec lui — n’est pas l’occasion ratée ? Il y aurait pu avoir au tournant de 1927-1929 un accord entre l’opposition de gauche et l’opposition boukharinienne parce que Trotski était assez partisan de la NEP. Il y avait à ce moment-là des points communs, Trotski s’opposait à la collectivisation forcée.
Il était pour l’alliance avec les paysans ?
Daniel Bensaïd : A ce moment il était pour l’alliance avec les paysans en disant qu’il fallait une politique de planification plus active auparavant, mais sur la collectivisation forcée ses textes sont probants. Ça va être un désastre : on a eu la catastrophe sociale, effectivement la famine en Ukraine en 1932 (59)…
Et en même temps, Daniel, il y a aussi cette hypothèse que sans ça, l’Union soviétique n’aurait pas gagné la guerre, s’il n’y avait pas eu ce truc forcé, brutal…
Daniel Bensaïd : Là il faut revenir à nos points de bifurcation. L’Union soviétique a gagné la guerre, elle l’a gagnée au prix fort aussi. C’est un débat entre historiens : combien a coûté au début de la guerre la désorganisation de l’Armée Rouge, la liquidation en 1938 de Toukhatchevski et de tout l’état-major de l’Armée Rouge (60), donc les purges ?
On peut plutôt dire que l’Union soviétique a gagné la guerre malgré le stalinisme ?
Daniel Bensaïd : Malgré — je ne vais pas dire à cause — c'est toute l'ambiguïté. Après…
Chacun ses goûts en littérature, j'aime bien Soljenitsyne (61), pas politiquement mais Le pavillon des cancéreux est un grand livre. Pourtant, pour moi, quand même, le grand auteur de cette période c'est plus Vassili Grossman (62) — Vie et destin — que Soljenitsyne. On voit bien que pour lui Stalingrad est justement un point de bifurcation. L'idée que l’on est, finalement, à peine 25 ans après la révolution d'octobre et que la période des procès, des grandes purges, de la grande terreur de 1937 n'a peut-être été qu'un épisode. La continuité n’est pas totalement brisée. Qu’il y a encore en activité des gens qui ont fait la révolution russe, qui se remobilisent, qui sont mobilisés dans la guerre. Et l'interprétation qu'on a toujours eue, c’est que si — malgré les handicaps créés par les purges, la désorganisation, la liquidation de l'état-major de l'armée rouge — s'ils ont gagné la guerre malgré ça, c'est qu'il y avait un ressort profond de défense, malgré tout, nationale et sociale. Bon, la question nationale n'est pas mineure, elle a été beaucoup scénarisée par la filmographie, Ivan le terrible , etc. Staline a beaucoup instrumentalisé ça, mais il y avait aussi le ressort social des acquis de la révolution russe. C'est toujours une explication sociale, elle peut être insuffisante, mais je crois qu'elle joue quand même… Pourquoi Cuba a résulté de la Baie des cochons (64), du blocus... C'est qu'il y a derrière un ressort populaire.
Alors évidemment c'était la contradiction. C'est ce qu'on reproche aujourd'hui, paradoxalement, à Trotski : de ne pas avoir rompu assez radicalement avec l’Union soviétique, d'avoir maintenu une position critique — en gros, qu’il faudrait renverser la caste bureaucratique de l'intérieur — mais en même temps défendre l'Union soviétique contre les dangers de renversement international. C'est généralement la critique qu'ont fait toujours les anars où les gens comme Castoriadis (65). Les raisons pour lesquelles Castoriadis a quitté le trotskisme c'est ça : même divisée, ce n'est jamais que la fraction en exil de la bureaucratie soviétique. Il y a eu cette contradiction et cette ambiguïté après... Comment la résoudre ? On ne peut juger après que sur des événements qui sont des tests pratiques : soutenir ou ne pas soutenir le soulèvement de Berlin, en 1953, soutenir ou ne pas soutenir le soulèvement hongrois de 1956, soutenir ou ne pas soutenir Solidarnosc en 1980.
Où Dubcek en 1968 ?
Daniel Bensaïd : Et Dubcek et au-delà de Dubcek. Face à l'intervention soviétique évidemment. Dubcek était en même temps une aile relativement modérée, mais il y avait derrière un phénomène d'auto-organisation…
On avait édité en 1966 la première traduction de la « Lettre ouverte au Parti ouvrier polonais » de Karol Modzelewski et Jacek Kuron (66). Kuron est devenu ministre du travail sous Walesa ultérieurement… Modzelewski reste quelqu'un tout à fait de gauche… C'était chercher les échos de la critique qu'on pouvait faire du système et du régime soviétique, de ne pas la faire uniquement de l'extérieur et la retrouver dans les échos de l'intérieur, dans les résurgences d'opposition de gauche. On a publié le journal d'un vieux bolchévique (67), un témoignage très émouvant d’un militant qui raconte les années 1920, le départ en exil, l'enterrement de Yoffé (68), les manifestations politiques d'opposition jusqu'en 1927. Après il y avait les textes actuels, Grigorenko (69), Pliouchtch (70), en Allemagne de l'Est, Rudolf Bahro (71)… Tous ces gens-là ont suivi après des trajectoires, mais il y avait une critique quand même de l'intérieur. Le bouquin de Bahro était remarquable.
Bon, là on est entrés dans les différentes possibilités, mais si on prend globalement ce qu'était l'Union soviétique entre les deux guerres. Si on fait le bilan, c'est quoi? C'est uniquement du négatif, du noir ?
Daniel Bensaïd : Non, ça serait peu dialectique. Mais il y a beaucoup de négatif, si on prend le problème d'un point de vue stratégique.
Il y a deux types d’historiens. Il y a une discussion là-dessus avec Marc Ferro, qui dit qu’un historien étudie les documents, qu’il constate ce qui est arrivé, qu’on ne refait pas l'histoire. Si on essaie de penser l'histoire en politique, justement ce qui est intéressant c'est de savoir ce qui aurait pu être possible et à quel moment. D'ailleurs, c'est ce qui se lit aujourd'hui en histoire des sciences, ce que les sociologues des sciences appellent le principe de symétrie. La théorie de Galilée (72), ou la théorie de Copernic (73), a gagné, mais est-ce que les objections de l'Église étaient complètement connes à l'époque ? Pas totalement, parce que finalement le mouvement des étoiles est elliptique et pas circulaire, donc il y avait un boog quelque part dans la démonstration. Le principe de symétrie c'est de questionner ce qui est advenu en fonction des critiques de l'époque et de ce qui aurait pu advenir. Alors on ne refait pas l'histoire, mais il est possible de penser stratégiquement l'histoire et non pas comme un fait accompli inéluctable…
Comme une fatalité?
Daniel Bensaïd : Ce n'est pas une fatalité, à chaque bifurcation on perd des possibles. Est-ce qu’il y avait une autre stratégie possible en 1921-1923 ? Je crois que oui. Pour moi c'est d'ailleurs un concentré passionnant sur la révolution et l'insurrection allemandes. Mais alors, après on remonte, c'est récurrent, on fait des si. Si Rosa Luxembourg n'avait pas été liquidée en janvier 1919… Si les fondateurs du parti communiste allemand, au lieu de le créer dans la foulée de la révolution russe, avaient fait comme les Russes, s'ils s’étaient séparés de la social-démocratie et s’ils avaient pris le temps de construire une ossature militante dès le début de la guerre au lieu d'être enlisés comme une opposition interne à la social-démocratie pendant toute la durée la guerre… On peut donc remonter, dire que là il y a eu une opportunité. Est-ce qu’une autre stratégie était possible en Chine en 1927 ? Certainement il n'était pas fatal que les communistes chinois finissent dans les chaudières des locomotives de Shanghai, ni qu’ils se subordonnent au Kuomintang…
Pour moi, c'est plus le rôle qu’a pu jouer l'Union soviétique entre les deux guerres sur un plan international ou par rapport à la situation…
Daniel Bensaïd : D'un côté l’Union soviétique a constitué un rapport de force international… C'est pour cela que même les effets de la chute du mur sont complexes. Je me rappelle qu’on avait alors un débat, résumé par une formule : des camarades disaient « Champagne », enfin le mur est tombé, bon, ça ne peut que être pour le meilleur. Et Champagne et Alka-Seltzer, parce que même si on n'est pas coupables, les débris du mur, on les prend sur le coin de la gueule aussi parce que ça structurait des rapports de force et on voit très vite comment ça à joué tout de suite en Afrique, comment les États-Unis qui s'abstenaient tant qu'il y avait cet équilibre international deviennent concurrent de l'impérialisme français en Afrique. On ne va pas défendre l'impérialisme français contre les autres, mais il faut voir qu’il y a un redéploiement des rapports de force. Évidemment, en Amérique latine ça s'est ressenti. L'isolement de Cuba s'est accru dans un premier temps. Là, on est dans les équilibres de diplomatie, pas dans une logique révolutionnaire mais plutôt dans un jeu d'équilibres internationaux. Ça a entraîné y compris le déclin des courants nationalistes laïques dans le monde arabe… Il y a des tas de facteurs comme ça en chaîne.
Ça a donc structuré des rapports de force internationaux. Mais il y a maintenant beaucoup de documents sur ce qu'à coûté la subordination à la diplomatie soviétique, de la guerre civile espagnole à la reconstruction républicaine, le pacte germano-soviétique, ce que ça a coûté à la Pologne à l'époque et au mouvement communiste. Quand même le PCF a perdu la moitié de ses effectifs et fut au début de la guerre dans une désorientation considérable. Quelle est la balance des gains et des coûts ? C'est difficile à établir.
En même temps il n'y a pas de jugement dernier en histoire, ça c'est l'avantage, du coup on est amené à réévaluer en permanence. Ce qui a pu être positif à un moment donné, on va devoir aujourd'hui le pondérer en disant : oui, mais le prix c'est que ça a compromis durablement une certaine idée du communisme et qu’on doit aujourd'hui remonter la pente. L’idée qui est identifiée à l'Union soviétique est, je crois, une raison de la crise des partis communistes européens, voir de la crise d'effondrement pour certains d'entre eux dans le monde, c'est leur identification à ça. Ils n’en sont pas sortis. Après on peut se libéraliser, s'ouvrir… mais les comptes ne sont pas soldés avec l'histoire. (…)
Alors sur la fin, la chute du mur, et pour aller vite : est-ce que tu as été surpris ? Tu ne t’y attendais pas, personne ne s’y attendait…
Daniel Bensaïd : Oui et non. On ne s’attend jamais à un événement, par définition un événement c’est ce qui n’est pas programmable, il y a toujours un effet de surprise, sur la forme, le lieu et l’heure…
Maintenant, cet événement n’est pas si surprenant que ça, on pouvait déchiffrer ce qu’avaient été les caractéristiques des mouvements, ou des soulèvements, ou des révoltes antibureaucratiques… Il y eut toute une séquence : Berlin 1953, Pologne et Hongrie 1956, à nouveau la Pologne dans les années 1970 et en 1980-1981, la Tchécoslovaquie en 1968, évidemment…
Deuxièmement, il y avait des indices d’essoufflement… Ça rejoint finalement la discussion antérieure, car pendant toute une période, même à un coût humain très important, à coups de trique, il y a eu en Union soviétique un développement humain et économique incontestable, une élévation relativement égalitaire du niveau de vie… A partir des années 1970 il y avait des indices d’involution, il y avait des indices qui sont généralement considérés comme significatifs. Par exemple, en URSS l’espérance de durée de vie avait commencé à se réduire. Il y avait des économies — notamment l’économie soviétique — qui avaient été épuisées par la course aux armements, partiellement imposée… Il y avait donc un épuisement et quelque chose de vermoulu…
Que ça s’effondre aussi rapidement ? Peut-être en Allemagne de l’Est c’était moins surprenant qu’en Union soviétique. Bien que, sous Gorbatchev c’était devenu évident : une réforme qui venait trop tard et n’avait plus de légitimité…
J’étais convaincu à ce moment-là que le scénario, selon lequel on allait voir ressurgir — après une parenthèse peut-être longue, mais une parenthèse historique — la culture soviétique ou la culture des conseils ouvriers en Allemagne…, ce scénario n’était plus d’actualité. Il avait été celui, traditionnel, des courants de l’opposition de gauche, ou dits trotskistes, et de certaines de nos références intellectuelles. Je me rappelle d’un meeting d’Ernest Mandel (74) en janvier 1990, après la chute du Mur de Berlin, à la Mutualité. Pour Ernest c’était la fin d’une grande parenthèse. Il disait : voilà les manifestations de Leipzig en Allemagne, « nous sommes le peuple », on revient à Rosa Luxembourg… On se disait : non, là il se fout le doigt dans l’œil, car la continuité historique était rompue… Si on regarde ce qui se discute alors en Union soviétique : personne ne reparle de Boukharine ou de Trotsky… Ça reviendra peut-être à la longue, car on n’efface pas comme ça un pan de son histoire, mais cette mémoire-là a été coupée, il y a une discontinuité.
C’était plus vermoulu qu’on ne l’imaginait, notamment en URSS… En Allemagne de l’Est peut-être on était moins surpris car, finalement, on a vu venir le basculement très vite… Pour nous le passage en quelques semaines du mot d’ordre « nous sommes LE peuple » — ça veut dire qu’il y a « nous » et « eux », qu'« eux » c’est l’appareil, c’est la Stasi, c’est la bureaucratie, on appelle cela comme on veut mais c’était installer une forme d’antagonisme… — à « nous sommes UN peuple », le mot d’ordre de la réunification allemande, cela veut dire que le renversement de la bureaucratie en Allemagne de l’Est se fait au profit d’une réunification de la grande Allemagne capitaliste.
D’où le binôme « champagne-alka seltzer ». D’un côté il fallait que cela finisse, car ça ne pouvait plus durer et cela ouvre un nouveau champ de possibilités, mais en même temps on n’a pas fini d’en payer le prix, nous inclus, on peut avoir été critiques, oppositionnels, etc. Après, évidemment, cela induit une certaine vision du moment présent, c’est le tout début d’une reconstruction de quelque chose…
notes
24. Pierre Broué (1926-2005), historien et militant trotskyste, auteur de nombreux ouvrages sur le trotskisme dont Le Parti bolchévique - histoire du PC de l'URSS, Minuit, 1963.
25. Léon Trotsky, La révolution trahie, publié en 1936, cet ouvrage analyse l'URSS de Staline.
26. Rouge baiser, film de Véra Belmont, 1985.
27. Regards, revue de photojournalisme créée en 1932 de sensibilité communiste. Robert Capa et Henri Cartier-Bresson en sont les photographes attitrés. Edouard Pignon, artiste-peintre, s'occupe de la mise en page.
28. Spoutnik : nom des satellites lancés par l'URSS.
29. Emil Zatopek, coureur de fond tchèque qui a remporté quatre titres olympiques. Ayant protesté conte l'intervention des troupes du pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie en 1968, il est radié de l'armée et doit aller travailler dans une mine d'uranium. Vladimir Kuts était un coureur de fond soviétique. Valeri Brumel, athète soviétique, a obtenu en 1961 le record du monde de saut en hauteur avec un bon de 2,23m.
30. Iouri Gagarine fut le premier homme à accomplir un vol spatial, le 12 avril 1961.
31. Nicolas Ostrovski (1904-1936), combattant de l'Armée rouge puis écrivain.
32. Alekseï Nikolaïevitch Tolstoï (1883-1945), à ne pas confondre avec Léon Tolstoï. Dans sa trilogie, Le Chemin des tourments, il décrit l'itinéraire des intellectuels de sa génération. Il a magnifié dans des romans historiques Staline.
33. Jean-Paul Sartre, " Le fantôme de Staline », Situations, VII, Paris, Gallimard, 1965. Clarté était le journal de l'Union des étudiants communistes de 1956 à 1996.
34. Anatole Kopp, architecte et urbaniste marxiste (1915-1990). Il a publié Changer la vie, changer la ville, UGE, 1975.
35. Vladimir Vernadski (1863-1945) est un minéralogiste et chimiste russe qui a étudié les aspects biologiques et écologiques de la biosphère. Il fut un des premiers à envisager l'impact de la déforestation su le climat.
36. Moshe Lewin (1921-2010), historie polonais spécialiste de l'URSS stalinienne.
37. Andreu Nin (1892-1937), révolutionnaire espagnol, rompt avec Trotsky en 1935 pour fusionner avec le Bloc ouvrier et paysan de Catalogne (issu d'une scission du PC espagnol) et former le Poum. Andres Nin sera arrêté en 1937, torturé et assassiné par les staliniens.
38. Vladimir Zazoubrine, Le tchékiste, 1923, manuscrit retrouvé en 1989.
39. Léon Trotsky, Staline. Publié en 1946. Editions Laville.
40. Kiment Vorochilov (1881-1969), membre du POSDR en 1903, fidèle de Staline, maréchal, il entérine la politique de liquidation de l'Armée rouge menée par Staline. Membre du comité central jusqu'en 1960... Durant la guerre civile (septembre 1018), le groupe de Tsaritsine, regroupé autour de Voroshilov et soutenu par Staline, entra en conflit avec Trotsky en s'opposant à la centralisation et à la professionnalisation militaire.
41. Françoise René Chateaubriand, écrivain français (1768-1848).
42. En février 1924, Staline fait décider le recrutement massif d'une "promotion Appel de Lénine" de 20000 adhérents politiquement incultes et donc manœuvrables à loisir.
43. Marc Ferro, historien spécialiste de l'URSS.
44. Charles Tillon (1897-1993), organisateur et principal responsable des Francs-tireurs et partisans (FTP), l'organisation de résistance créée et contrôlée par le PCF.
45. La Bolchévisation du PCF, Maspéro
46. Nikolaï Boukharine (1888-1938), économiste théoricien du parti et militant, a été membre du comité central du parti bolchevik, d'août 1917 à sa mort. Président de l'Internationale de de 1926 à 1929. Théoricien de la NEP, il s'est allié à Staline contre l'Opposition unifiée, il est ensuite écarté malgré une autocritique publique. Mis en accusation lors des procès de Moscou, il est condamné à mort puis exécuté.
47. Isaac Deutscher, Trotsky
48. Vassilievitch Lounatcharski (1875-1933), intellectuel marxiste membre du POSDR depuis 1895, il vécut en Europe occidentale et rallia les bolcheviks en 1917.
49. Zinoviev, président du soviet de Petrograd (décembre 1917-1926), il dirigea le comité exécutif de l'Internationale communiste de 1919 à 1926. En 1923, il se rapprocha de Staline avec Kamenev. Il s'opposa à Staline en 1925, s'allia à Trotski en 1926 et fut exclu. Jugé en 1935 il fut exécuté.
50. Kamenev, président du soviet de Moscou (1918-1926), il se rapproche de Staline et de Zinoviev en 1923. A la fin de 1925, il attaque la concentration du pouvoir dans les mains de Staline. Il se rapproche de Trotski et fait partie de l'opposition de gauche, définitivement vaincue en 1927. Il est exécuté en 1936. Il a été réhabilité en 1988.
51. Preobrajenski (1886-1937), opposé à Staline, fut exclu du parti communiste avec Trotsky. Exécuté pour " trotskysme » après le procès de Moscou de 1937.
52. Max Weber, économiste, sociologue et philosophe allemand.
53. Le général Wrangel, armé et financé par la France, a combattu les soviets à la tête de l'Armée blanche d'Ukraine en 1920.
54. Dans Terrorisme et communisme, écrit en 1920, Trotsky défend des mesures de mobilisation et d'intensification du travail et même la militarisation du travail et des syndicats dans le contexte d'un Etat assiégé par la contre-révolution où la production s'est effondrée et la famine règne.
55. En février-mars 1921, les marins de Kronstadt se soulèvent contre le communisme de guerre et réclament le retour aux sources du pouvoir soviétique. Après l'échec d'un ultimatum de Trotski aux rebelles, un assaut est lancé le 7 mars puis le 18 mars par l'armée de Toukhatchevski.
56. En avril 1926, se constitue l'Opposition unifiée (Trotsky, Zinoviev, Kamenev) qui se bat pour l'industrialisation, la planification économique, une collectivisation agraire progressive, la démocratisation du parti. Elle ne parvient pas à battre Staline.
57. Aux cours des procès de Moscou (1936-1939), la plupart des dirigeants de la révolution sont condamnés et exécutés puis la purge s'étend à des centaines de milliers de cadres.
58. Arthur London, ancien résistant communiste et ministre tchécoslovaque, faisait partie des 14 accusés du procès de Prague en 1952. On lui arracha sous la torture des aveux de " conspiration contre l'Etat ».
59. En novembre 1929, dans un "grand tournant", Staline reprend les propositions de l'Opposition de gauche en les caricaturant et effectue un tournant brutal vers la collectivisation totale et forcée. La famine soviétique de 1932-1933 a fait entre 6 et 8 millions de morts à travers toute l'URSS.
60. En juin 1937, sur la base de faux fabriqués par les services secrets nazis (Heydrich), Staline organise le procès à huis clos des chefs militaires soviétiques qui décapite l'Armée rouge en condamnant à mort ses principaux chefs (Toukhatchevski, Iakir, Poutna, Primakov) et prépare l'extermination de la majorité du corps des officiers et officiers supérieurs (près de 40 000 en 2 ans).
61. Alexandre Soljenitsyne, Le pavillon des cancereux, 1968, Pocket.
62. Vassili Grossman, Vie et destin, 1960, Le livre de poche.
63. Ivan le Terrible, film d'Eisenstein réalisé entre 1942 et 1946.
64. Le 17 avril 1961, un contingent d'exilés cubains anticastristes, entraînés par la CIA, débarque à Cuba dans la baie des Cochons avec le soutien aérien américain et la bénédiction de Kennedy. Un mobilisation populaire spontanée répond à cette attaque avant même l'arrivée de l'armée formée des anciens guérilleros. Elle est écrasée en trois jours.
65. Cornelius Castoriadis (1922-1997), philosophe, économiste et psychanalyste, défenseur du concept d'" autonomie politique ». Fondateur du groupe Socialisme ou barbarie.
66. En juillet 1965 a lieu en Pologne le procès de Kuron et Modzelewski, porte-parole de courants de gauche à l'université de Varsovie, qui ont écrit une Lettre ouverte au parti ouvrier polonais. Ils sont condamnés à trois ans de prison. Leur lettre est le premier document programmatique de la révolution antibureaucratique en provenance d'un état stalinien depuis les temps de l'Opposition de gauche et de Trotsky.
67. Renaissance du bolchévisme en URSS. Mémoires d'un bolchevik léniniste, F. Maspéro, collection Livres Rouges, Paris 1970.
68. Le 16 novembre 1927, Adolf Abramovich Yoffé, vieux bolchevik, diplomate, compagnon et ami de Trotsky depuis 1910, se suicide pour protester contre l'exclusion du parti , prononcée la veille, de Trotsky et Zinoviev. Il laisse une lettre à Trotsky : " Notre vie n'a de sens que si elle est utilisée à défendre un infini et, pour nous, cet infini c'est l'espèce humaine ». Ses obsèques, suivies par Trotsky, Rakovsky et Smirnov, sont la dernière manifestation publique de l'Opposition de gauche et le dernier discours public de Trotsky en Russie : " La lutte continue, chacun doit rester à son poste ».
69. Piotr Grigorenko (1907-1987) était général dans l'Armée rouge en Ukraine. En 1961, il critiqua Khrouchtchev et fut exilé dans l'Est puis interné comme " paranoïaque ». Il publie ses Mémoires (Presse de la Renaissance) en 1977.
70. Leonid Pliouchtch, mathématicien ukrainien, dissident russe enfermé en hôpital psychiatrique dans les années 1970. Libéré en 1976 après une campagne internationale.
71. Rudolf Bahro (1935-1997), dissident en Allemagne l'Est. Il apublié en 1977, L'Alternative, sur le " socialisme réellement existant », distinguant clairement celui-ci de l'alternative communiste.
72. Galilée (1564-1642), astronome te physicien italien, a défendu les thèses héliocentriques de Copernic.
73. Nicolas Copernic (1473-1543), astronome polonais, critique en 1543 la théorie des Anciens, reprise par l'Eglise, selon laquelle la Terre est au centre de l'Univers. Il défend la thèse de l'héliocentrisme : la Terre tourne autour du soleil. Sa théorie ne s'imposera qu'à la fin du XVIIe siècle.
74. Ernest Mandel (1923-1995), économiste et dirigeant de la Quatrième internationale.