1. De la dissidence dans le PCF à l'organisation indépendante

par Daniel Bensaïd
18 septembre 1968, Une de <i>Rouge</i> nô1 Photothèque Rouge/DR

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<li><a href="article-inprecor?id=1107">Présentation</a></li>
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Daniel Bensaïd : Nous étions dans un des lycées mixtes pionniers, le lycée Bellevue. Le paradoxe, c'est que lorsque nous avons créé le cercle de la Jeunesse communiste (JC) on a voulu nous faire créer deux cercles : un cercle de l'Union des jeunes filles de France (UJFF), qui était le collège des oiseaux pour les filles, et un de la Jeunesse communiste pour les garçons. Ce fut le premier conflit. Nous avons dit que c'est quand même absurde… Au lycée on est mixtes et à la JC non mixtes ! Donc nous nous sommes rebellés, le début d'une dissidence qui s'est nourrie assez vite après.

Lorsque j'étais en prépa, au lycée Fermat, on avait un cercle UEC, on devait être une bonne quarantaine, ce qui n'était pas mal. Une anecdote : Gérard de Verbizier (1), dont le grand-père avait été le délégué de la Haute-Garonne au congrès de Tours, nous ramenait la revue Quatrième Internationale . L'actualité, c'était le conflit sino-soviétique, donc nous voulions essayer de comprendre et il y avait des articles intéressants dans cette revue, mais nous ne savions pas du tout ce que c'était... On tenait réunion avec la revue sur la table, le secrétaire fédéral est passé et a commencé à gueuler, on l'a foutu dehors, on a dit que le cercle est souverain, que l'on fait ce qu'on veut, que l'on ne comprend pas… Et après il y a eu le procès Siniavski-Daniel (2). Donc voilà en fait une grogne qui, disons, s'est greffée après sur la crise de l'UEC.

Et en 1965 il y a un grand conflit...

Daniel Bensaïd : Nous avions notre propre logique qui touchait aussi bien des questions d'organisation que de démocratie, on trouvait qu'il y avait une sorte de bigoterie moralisante dans le parti, qu'il n'y avait pas d'ouverture intellectuelle, qu'il n'y avait pas de pluralisme éditorial, etc. Toute une série de griefs accumulés comme ça, qui après se sont cristallisées sur deux choses. On trouvait que le parti était mou sur le soutien au Vietnam et de là, a commencé à venir un réexamen concernant la guerre d'Algérie, nous avons commencé à redécouvrir les critiques qu'avait fait le FLN sur le type de soutien pendant la guerre d'Algérie et puis le point de rupture, ça a été le soutien à Mitterrand à la présidentielle de décembre 1965 où là, nous sommes entrés en opposition ouverte...

Il faut rappeler que le parti communiste ne présente pas, au premier tour, de candidat et appelle à voter pour Mitterrand…

Daniel Bensaïd : Le PCF a appelé à voter pour Mitterrand au premier tour. Finalement, rétrospectivement, je trouve que c'était un bon motif de conflit.

Ça nous a amené, en fait, à entrer en contact avec ce qui était quand même un petit peu le microscope effervescent au sein des étudiants communistes, surtout à Paris, avec les différents courants : les pro-italiens — Pierre Kahn, Alain Forner, Philippe Robrieux —, l'opposition de gauche — Alain Krivine… — puis Guy Hermier et Jean-Michel Catala qui représentaient l'orthodoxie de l'époque. On s'en méfiait beaucoup en tant que provinciaux. On disait : les Parisiens, ils causent bien il faut s'en méfier . On a envoyé des délégués au congrès qui sont revenus en disant que l'opposition de gauche n'était pas mal, qu'ils n'étaient pas sectaires, qu'on pouvait voir…

En 1965 on a senti qu'on allait se faire exclure. Je ne dis pas que ça nous peinait énormément mais le problème c'était, se faire exclure pour faire quoi ? Parce qu'à l'époque, quand même, l'idée dominante c'était qu'il n'y avait pas de vie en dehors du parti…

Des anciens nous ont aussi aidés. Il y a eu des oppositions intellectuelles à l'époque. A Toulouse il y a eu un appel — je ne sais plus exactement ce qu'ils réclamaient, ça devait être une certaine libéralisation — signé par Rodolphe Roellens, un psychiatre de l'école Bonnafé, par Rolande Trempé, historienne, et par Jean Garipuy, qui avait été chef de cabinet de Billoux à la Libération. On a fait un cercle conspiratif avec eux, pour discuter. On y discutait des textes que l'on ne discutait pas dans le parti. C'était l'époque où sortent les premiers bouquins de Gorz (3)... Mais on est vite entrés en conflit avec eux, du moins avec Garipuy qui trouvait qu'on critiquait trop. Quand Khrouchtchev (4) a été renversé, nous avions dit que, quand même, quarante ans après la révolution russe, une révolution de palais, ça ne devrait pas exister. Il a commencé à nous traiter de petits cons… et, du coup, nous avons volé de nos propres ailes. Mais avec une certaine inquiétude.

Finalement, je crois que ce qui nous a convaincu, c'est l'idée que ce n'était qu'un détour. En fait, on se faisait exclure, on allait faire une organisation de jeunesse à nous, se former, se donner une liberté d'action sur le Vietnam ou autre chose, etc. Mais après avoir été bien formés, on reviendrait au parti. Et ça, ça semblait à peu près raisonnable. Je crois en plus que ce n'était pas du baratin, c'était plus ou moins l'idée qui était dans l'air à l'époque, puisque nos aînés, membres de la Quatrième Internationale…

C'est-à-dire trotskistes ?

Daniel Bensaïd : Oui. Ils étaient à 90 % dans le parti. Et ils n'imaginaient pas qu'on puisse en sortir, disant qu'il n'y avait pas d'espace en dehors de lui, que c'étaient des processus lents et qu'ils se passaient dans le parti. Bon, il se trouve que 1968 en a décidé autrement …

Et alors, je reviens à 1965 : comment ça se passe une exclusion à cette époque ?

Daniel Bensaïd : D'abord, ce qu'on appelait le secteur lettres de l'UEC à Paris ou étaient Alain Krivine, Henri Weber (5), etc. a été exclu collectivement.

Mais je parle de toi : comment ça s'est passé?

Daniel Bensaïd : Moi, je n'allais pas tellement au parti, je militais essentiellement à l'UEC, j'avais une carte, c'est tout. On a été délégués au congrès de l'UEC qui était au printemps 1966, à Nanterre. On est arrivés comme délégués oppositionnels. On a posé une question préalable au congrès — Catherine Samary (6) a réussi à avoir la parole sur la question à l'ordre du jour — pour demander la réintégration des gens du secteur lettres exclus, qui étaient dans les allées aux alentours du gymnase de Nanterre. Il y a eu refus. On n'a pas été soutenus à l'époque par les normaliens althussériens, ce brave Robert Linhart (7) en tête, et on a dit puisque vous ne les réintégrez pas, on se barre, donc on a pris nos valises et on a quitté le congrès. On est allé dans une minuscule salle au-dessus du café Saint-Sulpice, place du même nom. Elle n'est pas grande : quand j'y suis retourné elle m'a paru vraiment minuscule. On a dit : on crée la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR). Et, arrivés à Toulouse, il a fallu quand même ratifier une procédure d'exclusion cercle par cercle, je crois. La direction locale nous proposait des compromis, il fallait signer une espèce de repentance ou d'abjuration à la Jeanne d'Arc. Bon ! Là on les a envoyé paître. Donc l'exclusion a été ratifiée. Dans le cercle prépa on était 80 %. (…)

Vous dites trotskistes… c'est l'ambiguïté. Il y avait la composante Quatrième Internationale. Moi je suis plutôt représentatif (entre guillemets !) d'une génération nouvelle. Pour aller vite on pourrait la caractériser de guévariste, ou fanoniste (8), qui a découvert Trotski et Rosa Luxembourg après…

Ce fut, un peu, la rencontre d'un courant historique ayant sa propre trajectoire et d'un phénomène né des formes de radicalisation de la jeunesse des années 1960, qui s'est produite partout. Elle avait pris divers aspects : aux Etats-Unis, avec les campus, jusqu'à la création du SDS américain (9) et après des Weathermen (10) ; en Allemagne avec le SDS allemand (11) où l'on se reconnaissait dans la tonalité libertaire de Rudi Dutschke. Les liens ont été très étroits avec Dutschke, on a co-organisé la manifestation de Berlin de janvier 1968 principalement entre la JCR et le SDS allemand. Donc il y avait une nouvelle génération qui redessinait finalement une sorte de culture communiste radicale à tonalité libertaire.

Alors là tu te retrouves par rapport au parti communiste dans la peau d'un frère ennemi,

Daniel Bensaïd : D'un côté on était soulagés parce qu'on disait, on fait un pied de nez, on fait notre expérience et on verra bien. D'un autre côté, c'était une rupture de milieu social. J'avais 18-19 ans à l'époque. Dans le bistrot familial j'étais le jeune qui fait des études et qui quitte le parti, la promotion sociale. C'était une trahison. Les clients qui étaient en même temps des militants pour une bonne partie d'entre eux, étaient des anciens résistants, etc. D'une certaine manière, je n'étais pas navré d'être exclu, de partir. Il y avait une part des deux en réalité. Mais je savais à peu près ce que je laissais derrière, que je considérais un peu déjà comme le pire et en même temps le meilleur…

D'autant plus qu'un nouveau parti était improbable, il fallait une certaine insouciance ou une part d'inconscience juvénile pour faire ça d'un cœur léger. 300 étudiants ou lycéens qui quittent le parti : si on regardait rationnellement, à l'époque, notre survie politique était improbable. On nous disait : Mais regardez ce que ça a donné dans le passé, Jacques Doriot (12), Auguste Lecœur (13), etc .

Finalement, il faut croire que c'est indécidable par avance, qu'il y a quelque chose en suspens dans l'air du temps. On disait : mais non ce n'est pas vrai que les sociétés sont intégrées... Parce qu'il y avait aussi ça derrière : les sociétés occidentales sont intégrées, le prolétariat n'est plus pareil. Gorz disait que les réformes de structure mènent au réformisme révolutionnaire, parce que la société de consommation digère ses opposants. Ce n'est pas vrai qu'on lisait Marcuse (14) à l'époque, ça n'a été traduit qu'en 1968, mais...

Il y avait ça déjà ? Sur la consommation et tout ça, une réflexion ?

Daniel Bensaïd : Oui, c'était dans l'air du temps. D'abord La critique de la vie quotidienne de Henri Lefebvre (15), c'est 1962 et Les choses de Georges Perec (16), c'est 1965. Donc l'idée déjà d'une société de consommation, qui absorbe les contradictions, qui neutralise ses oppositions et qui ne laisse de possibilités qu'à des voies réformistes, des alternatives électorales, etc. Dire non, sans même lui donner la charge lyrique Grand soir, parler d'une vraie rupture révolutionnaire qui reste d'actualité, c'était un discours très minoritaire et à contre-courant.

S'il n'avait pas été validé au-delà des espérances par 1968, je ne sais pas ce qui se serait passé, mais il se trouve que…

Tous ces discours sur l'intégration se traduisaient par ailleurs sur le champ intellectuel — c'est un peu pédant, mais pour moi c'est important. Le discours dominant dans les sciences humaines, c'était le discours structuraliste. Il s'intéressait surtout aux éléments d'équilibre, de stabilité, au temps long et non pas aux points de rupture… læévénement devenait presque impensable. Même chez Louis Althusser (17), dans certains textes, notamment dans celui d'Étienne Balibar (18) Lire le Capital . L'événement, donc la révolution, devenait pratiquement impensable. Et puis, à l'époque, ceux qui pouvaient être les penseurs de l'événement, ou de la subjectivité, comme Jean-Paul Sartre (19), étaient sur le déclin au profit des grandes architectures historiques. Alors pour Fernand Braudel (20), la mode de la linguistique, pour Lévi-Strauss (21), les sociétés immobiles, etc.

Puis, pouf, 1968… et pas qu'en France : l'explosion des ghettos aux États-Unis, les Black Panthers (22) et après aussitôt l'Italie et l'automne chaud italien (23), donc voilà !

Si ça n'avait pas eu lieu… mais bon c'est idiot de faire des hypothèses à rebours, ça a eu lieu, donc quelque chose qui aurait pu finalement se décomposer, parce que c'était un pari improbable, s'est trouvée légitimée d'une certaine manière. Avec des illusions, parce que là, du coup, on a commencé à croire qu'on avait tellement raison qu'il y aurait des révolutions en Europe dans la décennie.

Ah oui ? Ça vous y croyiez ?

Daniel Bensaïd : On y croyait dur comme fer. Par ailleurs, comme ça n'a pas eu lieu, on peut dire que ce qui a eu lieu n'est jamais inévitable. Si l'histoire est ouverte, il n'y a jamais une seule hypothèse, il y a toujours une pluralité de possibles. Il y a des possibles qui gagnent et d'autres qui sont éliminés. On y croyait… sûrement en surestimant beaucoup.

notes
1. Gérard de Verbizier (1942-2004), Vergeat ou Verjat , a adhéré aux étudiants communistes en 1963 avant de devenir une des figures de l'opposition de gauche et d'être le rassembleur dès 1966 des premiers noyaux lycéens de la Jeunesse communiste révolutionnaire. Auteur de Sans travail, famille, ni patrie, Calmann-Lévy, 1994. ( Voir à ce sujet http://orta.dynalias.org/archivesrouge/article-rouge?id=31 ).

2. Procès Siniavski-Daniel. Le romancier russe André Siniavski est arrêté en 1965 et condamné à sept ans de camp. Il ne sera libéré qu'en mai 1971. Son traducteur Daniel a été condamné à cinq ans de réclusion.

3. Stratégie ouvrière et néocapitalisme (Seuil, 1964).

4. Khrouchtchev est contraint de présenter sa démission le 14 octobre 1964.

5. Alain Krivine, Henri Weber et d'autres militants ont été exclus de l'UEC (Union des étudiants communistes) en 1965 et fondèrent l'année suivante les Jeunesses communistes révolutionnaires (JCR).

6. Catherine Samary, économiste, spécialiste des Balkans, membre de la Quatrième Internationale.

7. Robert Linhart, prochinois en 1966, a fondé l'UJC(ml). Entré comme ouvrier à l'usine Citroën, il publie, en 1978, L'établi .

8. Franz Fanon (1925-1961), psychiatre français, a rejoint le FLN en 1956 et devint un des théoriciens de l'anticolonialisme. Il a publié en 1965 Les damnés de la terre .

9. SDS : Students for a democratic society. Organisation étudiante mobilisée contre la guerre du Vietnam. Elle comprenait 100 000 membres en 1968.

10. Weathermen : collectif de la gauche radicale américaine anti-impérialiste et antiraciste fondé en 1969 à Chicago, après la dissolution de la SDS. Weathermen théorisait la propagande par le fait .

11. SDS : Sozialistischer Deutscher Stundentenbund. Organisation des étudiants allemands exclue du SPD en 1959. A partir de 1965, sous la direction de Rudi Dutschke, le SDS se transforme en une organisation anti-autoritaire de gauche critiquant le stalinisme.

12. Député communiste de Saint-Denis en 1924, Jacques Doriot fut exclu du PCF en 1934 pour avoir préconisé l'unité d'action avec la SFIO. Il fonda en juin 1936 le Parti populaire français (PPF) d'orientation fascisante puis collabora avec les nazis.

13. Auguste Lecœur, dirigeant du PCF dans la clandestinité. Il est membre du gouvernement à la Libération, responsable de la production de charbon. Après avoir participé à des procès staliniens internes au PCF, il est lui même écarté du parti en 1954.

14. Herbert Marcuse, philosophe américain, a développé une critique de la civilisation industrielle.

15. Henri Lefebvre, philosophe marxiste et résistant communiste. Il a été exclu du parti en 1958.

16. Georges Perec, écrivain français protagoniste du nouveau roman, a publié Les choses en 1965 où il critique la société de consommation.

17. Louis Althusser, philosophe marxiste français (1918-1990). Il publie Lire le Capital en 1965 avec Étienne Balibar et d'autres philosophes.

18. Etienne Balibar, philosophe. Il a été élève d'Althusser.

19. Jean-Paul Sartre a pris position en 1968 en faveur de la révolte des étudiants qu'il saluait comme une brutale extension du champ des possibles grâce à la mise au pouvoir de l'imagination.

20. Fernand Braudel (1902-1985), historien français (La Méditerranée, Civilisation matérielle, économie et capitalisme).

21. Claude Lévi-Strauss (1908-2009), anthropologue français, père du structuralisme.

22. Black Panthers : groupe de libération de Noirs américains fondé en 1966 en Californie. Il revendique le black power et constitue des milices pour assurer la tranquillité des ghettos contre les exactions de la police.

23. Automne chaud italien de 1969 : vague de grèves (Montédison, Pirelli, Fiat). A Fiat, des délégués de chaîne sont élus par centaines et contestent à tous les niveaux l'autorité et les structures hiérarchiques.