3. Le communisme… après la défaite des politiques d'émancipation

par Daniel Bensaïd
23/08/2008, Daniel Bensaid citant Karl Marx lors d'un atelier de formation de l'université d'été de la LCR. Photothèque Rouge/Charlie

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Est-ce que cela signifie que l'idée du communisme n'est plus valable ?

Daniel Bensaïd : Au contraire. Mais il y a l'idée, il y a les mots et il y a la chose. Les mots sont tous sortis blessés du XXe siècle. Pour le dire autrement, je considère que le XXe siècle a été une grande défaite, est une grande défaite, se solde par une grande défaite des politiques d'émancipation et des espoirs d'émancipation.

Si on regarde — vous connaissez probablement — le film de Margareth von Trotta sur Rosa Luxembourg (75), où on a cette scène un peu euphorique du 1er mai 1900 à Berlin, avec les Bebel (76), les Kautsky (77), Rosa Luxembourg… fêtant le nouveau siècle comme étant une promesse d'émancipation, de fin des guerres, etc. Bon, si on se reporte au 1er janvier 2000 — et avant même les attentats du 11 septembre et l'invasion de l'Irak — on est beaucoup moins certains de ce que va nous apporter le XXIe ou le XXIIe siècle…

Donc les mots sont sortis blessés. Il n'y en a pas d'innocents, aucun… Je continue de me dire communiste car ce serait quand même ajouter la défaite à la défaite que d'abandonner le mot et l'idée à ce qu'a été son avatar, stalinien ou autre. Le mot socialisme ne se porte pas mieux, il a servi à tout et son contraire… Le mot révolution en France garde encore une charge symbolique, parce que la révolution française conserve une légitimité, mais assez banalement le discours dominant a réussi à faire que le mot révolution soit associé non pas à un changement radical, à l'espérance de quelque chose de nouveau, à un autre monde, à la nouvelle société, mais à la violence. Voilà, tous les mots sont donc malades. Il faut soigner et comme on n'invente pas un vocabulaire arbitrairement, il faut expliquer, il faut redéfinir, il faut retravailler.

Les choses évoluent. On avait fait une enquête en 2002, après la première campagne Besancenot, sur les nouveaux militants qui arrivaient et leur vocabulaire. Ce qui nous avait surpris à l'époque c'est que " communisme », qui était presque devenu imprononçable, était mieux accepté que " révolution ». Parce que justement " communisme » envoyait à une idée plus large (comme le christianisme n'est pas réductible à l'Inquisition). Après tout, si on remonte à Babeuf, il y a l'idée du commun, du bien commun, c'est une idée noble qui peut être réhabilitée. En revanche, pour les jeunes qui arrivaient, la révolution c'est la violence… Aujourd'hui la violence peut être légitime — elle est là de toute façon, donc on est obligé de faire avec — mais comme on est dans un siècle d'hyper violence et que l'on porte le traumatisme du Cambodge, des guerres, etc., on ne peut pas aborder la violence aujourd'hui avec la même innocence que lorsque le Che terminait ses messages en parlant de la libération dans le crépitement des mitrailleuses (le message à la Tricontinentale), avec l'idée que c'est une violence libératrice… Le geste héroïque, aujourd'hui, est d'un maniement plus délicat… même si la question n'est pas résolue pour autant.

Je pense que le communisme est une idée qui a du sens — il ne s'agit pas d'en faire une sorte de fétiche identitaire. Si l'on prenait le vocabulaire actuel, à tout prendre et avec les inconvénients de chacun des mots, c'est celui qui a le plus de sens et de contenu, historique, politique, je dirais presque philosophique… Si Marx fait un tabac éditorial aujourd'hui, que ce soit en version manga au Japon ou à la foire du livre de Francfort, ce n'est pas par hasard. Il y a là une pensée fondatrice et aussi longtemps que son autre existe — et il existe plus que jamais, le Capital — il y a quelque chose d'inépuisable là dedans…

Peut-être aussi parce qu'il n'y a jamais eu autant besoin d'anticapitalisme…

Daniel Bensaïd : Oui. C'est le contenu le plus précis, le plus fécond… Il ne s'agit pas d'en rester là, mais la formule de Derrida en 1993 (dans Les spectres de Marx) : " Pas d'avenir sans Marx »… effectivement pour repenser notre monde, pour commencer à penser un autre monde, ce n'est pas le point final, le point d'arriver, mais c'est le point de passage obligé… Du coup une idée du communisme reste.

C'est drôle, parce que Badiou vient de sortir un petit bouquin intitulé " L'Hypothèse communiste » — d'un côté c'est sympathique, parce que c'est justement remettre en circulation l'idée, mais à la manière dont il le fait c'est une idée platonicienne, c'est une idée hors de l'histoire, à l'abri de toute épreuve historique, sociale, qui ne peut être entachée par rien des péripéties de ce bas monde… Il faut quand même confronter les idées à l'histoire réelle.

Aujourd'hui on est à un point tournant de l'histoire. Le XXe siècle est fini, court ou long, il est derrière nous, il a eu lieu, avec ses moments héroïques et ses faces d'ombre, qui sont plus que des faces d'ombre, qui sont des trous obscurs… Le problème, c'est quel peut être l'apport de certains communismes à la redéfinition d'une culture qui ne doit pas s'enfermer dans sa singularité identitaire, qui doit pouvoir dialoguer, s'enrichir de tout un éventail de pensées critiques, dans les domaines de l'écologie, de la sociologie…

On n'a jamais raison à 100 %, on peut avoir un peu plus raison que d'autres : c'est ce qu'il y avait de fondé dans les critiques libertaires que tu évoquais, de Kronstadt… En même temps il ne faut pas tomber dans l'idéalisation de l'alternative libertaire, car si on la confronte à l'épreuve de ce qui s'est passé en Catalogne en 1936-1937 (78), ce n'est pas probant non plus… Se nourrir de tout ça, essayer de recréer une culture — une contre-culture si l'on veut — politique, culturelle, théorique, d'opposition, ça oui. Il y a quelque chose à dépasser, sans l'illusion non plus qu'on puisse repartir de zéro…

Il y a une formule qui m'est chère, qui vient de Deleuze : on recommence toujours par le milieu, il n'y a pas de table rase en la matière. Mais on ne peut recommencer que si l'on digère notre histoire. Recommencer par le milieu, parce que ce n'est pas vrai que si l'on ouvre une nouvelle séquence elle part de rien, on a tourné la page, on a peut-être changé de chapitre, mais on est dans le même livre…

Mais le monde a changé aussi, drôlement. Est-ce qu'aujourd'hui la complexité du monde sur le plan économique… ne change pas aussi les solutions un peu simples qu'on pouvait connaître…

Daniel Bensaïd : Probablement… On peut avoir des pistes, mais finalement il n'y a jamais eu beaucoup de solutions… Les dix points du " Manifeste communiste », ce n'est pas un programme. S'il y a un fil conducteur, c'est que la plupart des dix points en question renvoient à la propriété. Qu'il s'agisse d'un système bancaire unique, de la question de la terre et de la réforme agraire, de la question de la fiscalité… Tout ça est tramé par la question de la propriété, qui reste pour moi la ligne de partage. Aujourd'hui elle est plus actuelle que jamais. Ou c'est le pouvoir de la propriété privée, donc du marché, donc de la concurrence qui organise la production, la distribution, l'organisation de la vie quotidienne, la hiérarchie des valeurs, etc., ou c'est une autre démarche qui s'articule à partir du bien commun, du service public, de l'appropriation sociale. Cette question, elle est plus centrale que jamais. A l'époque c'était la propriété industrielle, le contrôle du crédit et la question de la terre. Aujourd'hui c'est la socialisation du savoir : est-ce que le savoir est privatisable ? Est-ce que le vivant est brevetable ? Est-ce que la violence est privatisable, avec les sociétés mercenaires ? Ça reste la question centrale.

Après, comment organiser une propriété sociale, entre coopératives, propriété d'État, autogestion, etc. c'est un champ qui est ouvert. Mais personne n'a imaginé la Commune avant la Commune, personne n'a imaginé les soviets avant les soviets, les sociétés humaines inventent.

La partie critique… Le monde a changé, certes, mais finalement, on est en pleine crise. Si on relit les soixante pages de la théorie des plus-values de Marx — et ce n'est pas du fétichisme religieux — et bien voilà, c'est une crise qui commence par une crise financière, parce qu'il y a déconnexion de la circulation et de la production, parce qu'il y a une autonomisation du cycle de l'argent, que le système de la bulle financière a pris une ampleur nouvelle avec les techniques financières… Mais, déjà à l'époque, il est dans les faillites, traitées par Zola, du Crédit immobilier en 1864, etc. Et la crise financière est le révélateur d'une crise de surproduction — contrairement à ce qu'on raconte comme conneries aujourd'hui qu'elle va passer par contagion à l'économie réelle, comme si la finance était irréelle… Tout ça est absurde. Évidemment il ne s'agit pas de la surproduction par rapport aux besoins sociaux, mais de surproduction par rapport à la demande solvable. Le monde est plus compliqué, mais la logique centrale demeure.

Les solutions sont plus complexes. Pour moi la lutte des classes reste un fil conducteur.

En même temps je pense qu'on a assimilé l'idée qu'il y a une pluralité des temps sociaux : on peut résoudre par un vote dans un Soviet ou dans un Parlement la question du service bancaire, d'un service de crédit sous contrôle public ou de la nationalisation de tel ou tel secteur industriel, mais on ne résout pas par la loi le complexe d'îdipe, etc. Ce sont des temps différents, des temporalités différentes. Il y a des contradictions qui ne vivent pas au même rythme dans la société, donc il y a des pluralités d'organisations qui expriment cela. Et les individus eux- mêmes sont pluriels. Je peux, selon les circonstances, me sentir ceci ou cela : Occitan… pas tellement, Juif, pas tellement sauf si j'ai un antisémite en face. Donc ça devient important à un moment donné.

Mais ce qui structure et permet d'articuler tout cela, ce qui fait qu'un Homme pluriel ne soit pas un Homme en miettes sans aucune cohérence, cela s'articule — pour moi — autour des rapports de classe et de sexe. Ça permet d'unifier quelque chose, de retrouver une cohérence, parce que le grand unificateur aujourd'hui c'est le Capital. Pourquoi des mouvements aussi disparates — les défenseurs de tortues du Pacifique, les paysans de l'Inde, les paysans brésiliens, les défenseurs des cultures indigènes latino-américaines et les syndicats européens ou nord-américains — se retrouvent-ils à Belem, Porto-Alegre dans les Forums sociaux ? C'est parce qu'ils ont en face — pas dans les têtes ! — Monsanto comme producteur semencier qui a le monopole sur les semences génétiquement modifiées. Ils ont un ennemi commun. Le Capital mondialisé crée son opposition mondiale comme d'ailleurs la mondialisation de l'époque victorienne a créé, à travers les Expositions universelles, la Première Internationale, ou a contribué à la créer.

Sauf que là c'est toujours contre…

Daniel Bensaïd : Mais c'est la dialectique. Il y toujours le moment du négatif. On commence par le négatif, on commence par être contre et c'est en commençant par s'opposer, par dire non, qu'on commence à inventer du positif.

notes
75. Margarethe von Trotta, Rosa Luxemburg, 1986.

76. August Bebel, ouvrier marxiste, est un des fondateurs du parti social-démocrate allemand en 1875.

77. Karl Kautsky (1854-1938), membre du parti social-démocrate autrichien. Au congrès d'Erfurt du parti social-démocrate allemand, en 1891, il condamne la participation des sociaux-démocrates aux ministères bourgeois.

78. En novembre 1936, des anarchistes de la CNT entrent au gouvernement de Largo Caballero. Peu à peu, celui-ci reconstitue une armée qui va s'opposer aux milices et supprimer les comités mis en place par les organisations ouvrières. Tous les ministres, y compris les anarchistes, signent un décret sur la dissolution des milices et leur incorporation dans l'armée régulière.