En préparant, pour avril 2011, son VI<sup>e</sup> congrès, le Parti communiste cubain (PCC) a publié un document sur les questions économiques et sociales qui, pour les amis de la révolution cubaine, suscite des fortes préoccupations et, pour la population de l'île, est un coup brutal et démoralisateur. Malheureusement, en dehors des ennemis du processus révolutionnaire qui se sont réjouis des difficultés qu'il traverse, on a du mal à trouver des analyses ou des opinions sur le cours suivi par la révolution cubaine, dont le rôle est décisif pour le processus de libération de toute l'Amérique latine. C'est pourquoi, avec les limites d'un court article, je veux présenter ici quelques considérations générales, une rapide étude de ce qui me paraît le plus dangereux dans le document du PCC et aussi des réflexions rapides sur ce qui pourrait être une orientation alternative à ce document.
Soumission du Parti à l'État
D'abord, je considère que suivre avec attention et passion ce qui arrive et ce qui pourrait arriver à Cuba est non seulement un droit, mais aussi un devoir de tout socialiste et de tout latino-américain qui lutte pour l'indépendance de nos pays et pour la libération nationale et sociale du continent. Car ce qui se passe à Cuba est trop important et trop grave pour que la discussion puisse se limiter aux seuls Cubains.
Deuxièmement, il me semble que si un Congrès est convoqué pour avril 2011, que s'il est sensé être l'instance de consultation et de décision, alors il n'est pas possible de commencer déjà d'appliquer les mesures fondamentales et irréversibles dans bien des domaines de l'activité économique, en plaçant tout le monde devant des faits accomplis et le congrès lui-même dans le triste rôle d'approbateur et légitimateur de résolutions adoptées par quelques membres de l'appareil d'État. La malencontreuse fusion du Parti communiste et de l'État subordonne le premier au second et lui fait adopter la logique des nécessités étatiques, annulant ainsi son rôle de critique et de gardien, sans parler même de son rôle indirect de porte-parole des travailleurs, exprimant leurs avis et leurs besoins.
Car, comme le soulignait Lénine, l'État est, y compris après la révolution, un instrument de classe, l'expression de la subsistance du marché mondial capitaliste, des valeurs et des méthodes bourgeoises de domination. Ce qui oblige le parti (et les syndicats) à défendre les droits particuliers des travailleurs y compris contre " leur » État et, par conséquent, à ne pas se soumettre à lui. Le fait que le programme économique et social, que nous étudions, soit exclusivement bureaucratico-étatique, que son but proclamé est le renforcement de l'institutionnalisation et la réforme de l'État et du gouvernement, souligne encore la soumission du parti à l'État. Si par institutionnalisation on comprend la limitation de l'arbitraire et du volontarisme, qui désorganisent l'économie et provoquent le gaspillage, l'incurie et la perte du contrôle, permettant la corruption et la bureaucratisation, on ne peut omettre que l'État est non seulement un appareil bureaucratico-administratif ou répressif, mais que c'est un rapport social. Par conséquent, une réforme de l'État doit accorder beaucoup plus de poids aux organes de démocratie directe, aux travailleurs qui sont à la fois consommateurs, producteurs et constructeurs du socialisme, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas de simples sujets ni des objets passifs de résolutions imposées par en haut. En outre, par définition, un processus révolutionnaire n'est pas synonyme d'institutionnalisation mais de rénovation et de profonde démocratisation des structures du pouvoir, pour permettre l'expression de la divergence qui existe toujours au sein de ce double pouvoir toujours latent entre la révolution (les travailleurs, au sens le plus large de ce terme) et les importantes expressions du capitalisme (tel l'appareil d'État, qui prétend commander à l'ancienne).
Le fait que le document du prochain congrès du PCC, même s'il est centré sur la restructuration économique, ne mentionne pas les travailleurs (ni même les syndicats qui sont, dans l'appareil d'État bureaucratisé, sa courroie de transmission vers les travailleurs) me paraît très grave. Par ailleurs, sur les 32 pages du texte, le terme " socialiste » n'apparaît que trois fois, il n'y est pas fait mention de la bureaucratie, de son extension ni de ses divisions (que tout Cubain voit comme un problème grave), ni de la démocratie des producteurs… On n'y explique même pas qui choisira les producteurs déclarés " disponibles », alors qu'il s'agit de pas moins de 20 % de la population active. Quant aux organes populaires, démocratiques, de contrôle et de planification, ils n'y brillent que par leur absence.
Il est tout aussi grave que ce document ne soit pas accompagné d'un texte du parti sur la phase actuelle de l'économie mondiale, sur la société cubaine, sur les périls sociaux et politiques d'une beaucoup plus grande ouverture du marché libre sur l'île et sur l'ouverture de cette dernière au marché mondial. Il serait utile de revenir sur les causes qui ont imposé ces mesures radicales et guerrières (y compris, entre autres, de manière autocritique, les erreurs du parti et du gouvernement, entre les deux congrès, au cours des derniers 40 ans) et de préparer le parti et les travailleurs à faire face aux dangers qui proviendront du renforcement des secteurs bourgeois et des valeurs capitalistes, de leur fixer des perspectives — ce qui n'est pas fait. Il est indéniable que la brutalité de l'agression capitaliste et de la crise mondiale peut obliger à abandonner des conquêtes et à reculer. Mais rien n'oblige à dissimuler de tels reculs ni, moins encore, à présenter comme s'il avaient été négatifs, les progrès égalitaires, qu'on est contraint d'abandonner du fait de l'oppression du marché mondial.
Rupture… dans la continuité bureaucratique
Que dit le document présenté pour le VIe congrès du PCC ? J'essayerai de résumer brièvement les 32 pages de ce texte.
● Le point 17 déclare que l'on tentera de supprimer le fonctionnement économique rigide régit par le budget.
● Le point 19, que les revenus des travailleurs du secteur étatique vont dépendre des résultats obtenus par leurs entreprises respectives (ou bien, de la capacité ou de l'incapacité des dirigeants et des ministères respectifs et de la profitabilité de leur activité du point de vue du marché).
● Le point 23 établit que chaque entreprise fixera les prix de ses produits et services et qu'elle pourra offrir des rabais (ce qui ouvre la voie à la concurrence féroce entre entreprises et entre régions ainsi qu'à toutes sortes de favoritisme et clientélisme).
● Le point 35 annonce la décentralisation municipale de la production, qui sera dorénavant soumise aux Conseils administratifs municipaux (mais il ne dit pas qui choisira et qui contrôlera ces derniers).
● Le point 44 affirme qu'il faudra réduire l'expansion des services, qui dépendra dorénavant de la marche générale de l'économie.
● Le point 45 déclare qu'il faudra réduire l'importation des facteurs de production et des produits pour l'industrie et que l'importation va dépendre de l'obtention des devises.
Parmi les principales décisions économiques, le document dit que le problème de la circulation de deux monnaies (le peso cubain CUP et le peso convertible CUC) devra être étudié et que la décision sera prise lorsque l'état de l'économie le permettra (rappelons que l'économie cubaine est en crise depuis trente ans). Il est dit également que les subventions et la gratuité seront éliminées en tant que norme (ou bien, il s'agit d'éliminer les politiques de soutien de la consommation des secteurs les plus pauvres, ceux qui ne reçoivent pas de dollars de l'extérieur ni ne peuvent les obtenir autrement à Cuba, légalement ou illégalement).
En des termes très vagues il est question de la nécessité et de l'espoir de faciliter l'accès aux crédits bancaires et à l'épargne, ainsi que de l'objectif d'obtenir des pays qui bénéficient de l'aide solidaire de Cuba au moins l'équivalent de ses coûts (ce qui non seulement transforme la solidarité en prestation de services mais se heurte également aux capacités de ces pays qui, comme Haïti, souffrent de catastrophes naturelles ou sanitaires de grande ampleur). Des zones spéciales de développement seront également créées (on ne peut que supposer que ceux qui s'y installeront vont bénéficier de réductions ou d'exonérations d'impôts ou d'autres privilèges).
● Le point 65 annonce que le pays va payer sa dette de manière stricte (pour conquérir la confiance des investisseurs et obtenir de nouveaux prêts, ce qui laisse supposer que ce sera la priorité des finances de l'État — et non le soutien de l'économie intérieure et du niveau de vie des Cubains). Dans ce cadre il est question de réduire les " frais excessifs » dans la sphère officielle (en laissant la définition de ce qui est " excessif » à l'arbitraire des administrateurs).
En outre, le nombre des universitaires va être déterminé par les performances de l'économie et les universités devront surtout préparer des techniciens et des professionnels pour les branches productives en lien avec le marché.
● Le point 142 établit que les conditions pour que les travailleurs puissent étudier " devront tenir compte du temps libre du travailleur et se fonder sur son effort personnel » (autrement dit, sans bourses, congés, stimulants ou facilités).
● Le point 158 décide de développer des services fournis par des indépendants — " travaillant à leur propre compte » (sans spécifier comment aider la préparation de ces indépendants, l'obtention des locaux que la crise du logement rend problématique, ni l'approvisionnement en facteurs et outils de production).
● Le 159 ajoute que " l'on développera des processus de disponibilité du travail » (c'est-à-dire des réductions radicales du personnel). Bien que ce document ne l'établisse pas, des résolutions complémentaires disent à ce sujet qu'un travailleur avec 30 ans d'ancienneté dans l'entreprise touchera pendant 5 mois 60 % de son salaires après le licenciement et que ceux qui ont une ancienneté moins grande, encore moins.
● Le point 161 parle de la nécessité de réduire les " gratuités indues et les allocations personnelles excessives » (qui décidera ce qui est indu ou excessif ?).
● Le point 162 mentionne " une élimination ordonnée » du carnet d'approvisionnement (qui, selon le document, est utilisé aussi par ceux qui n'en ont pas besoin et donc " favorise le marché noir »).
● Le point 164 établit que les cantines ouvrières fonctionneront dorénavant avec des prix non subventionnés (sans aucune compensation salariale).
● Le point 169 libère les diverses formes de coopératives (agricoles) de la médiation et du contrôle étatique.
● Le 177 spécifie que la formation des prix de la majorité des produits dépendra de l'offre et de la demande.
● Le point 184 dit que les investissements vont se concentrer " chez les producteurs les plus efficaces » (et non dans les branches les plus utiles socialement).
● Le point 230 annonce que les tarifs de l'électricité seront révisés à la hausse. Les travailleurs indépendants — " à leur propre compte » —, ni les coopératives ne seront subventionnés.
● Le point 248 appelle à prendre des mesures pour réduire la consommation de l'eau des touristes du fait de la sécheresse (ce qui, soit dit en passant, contraste avec la promotion du tourisme — les touristes utilisent les piscines, veulent des jardins arrosés, luttent contre la chaleur par des douches fréquentes — et avec la décision d'établir de grands golf de 18 trous, qui sont des voraces consommateurs d'eau).
Aucun des articles ne mentionne la réduction des frais des forces armées ni de ceux de la haute bureaucratie. Les projets écologiques (culture organique, développement des sources alternatives d'énergie) dépendent de la seule responsabilité de l'État (la participation populaire à l'aménagement du territoire n'est donc pas prévue et, de plus, il n'est pas question d'aller au-delà du mode de consommation établi par le capitalisme, c'est-à-dire d'utiliser la crise comme l'occasion pour expérimenter une production et une consommation alternatives).
Je crois que le texte que je viens de résumer parle de lui-même. Je me limiterai donc à lui opposer une alternative démocratique et socialiste, possible et réaliste.
Esquisse d'une alternative
Il est certain que ce document essaye de " remettre en marche » l'économie cubaine, en éliminant les charges qui, dans la situation actuelle, sont devenues insupportables, et de corriger les graves erreurs volontaristes du passé. Mais il le fait avec une conception étroitement locale, nationaliste, abandonnant toute perspective politique mondiale. Et il le fait de manière brutale, bureaucratique et non démocratique, brusque et terriblement tardive, sous la pression de la crise et non volontairement, arrogante et sans la moindre autocritique. Le texte néglige aussi les conséquences sociales, politique et morales des mesures proposées et ne tient pas compte de la nécessité de les comprendre et de les expliquer afin de permettre une prise de conscience. De plus, de telles mesures renforcent les privilèges bureaucratiques et préparent les conditions d'une rapide polarisation sociale et de la transformation d'une partie de la bureaucratie cubaine en germes d'une bourgeoisie locale, et même celles d'une soudure entre cette dernière et le marché mondial (et l'impérialisme). Par ailleurs, le document ne touche d'aucune manière les appareils répressifs et la presse partisane, si pauvre et si éloignée de la réalité, c'est-à-dire les principaux instruments de domination.
Pour vivre (et pour survivre au blocus), pendant vingt ans Cuba a dépensé plus que ce qu'elle produisait et a vécu en se racccordant au flacon du sérum de l'économie soviétique qui compensait les manques. Fidel et Ra·l Castro, ainsi que l'immense majorité des dirigeants, ont fait de nécessité vertu parce qu'ils étaient convaincus que l'Union Soviétique stalinisée serait éternelle. Le coût moral et politique fut immense. Cuba a soutenu dès 1968 l'invasion de la Tchécoslovaquie, Fidel a fait l'éloge de Brejnev disant qu'il était un grand marxiste. Les importations de l'Union soviétique ne se sont pas limitées aux armes et à la technologie mais se sont étendues à la formation des cadres, à la copie de l'idéologie, du mode de vie et de la façon inefficace des bureaucrates autoritaires et corrompus de régler les problèmes. Ces derniers ont mené à leur perte les " pays socialistes » et discrédité le socialisme. Le pays a été capable d'élever de manière très considérable son niveau de culture et de santé, mais, du fait de cette dépendance, il n'a pas créé une base industrielle ni une technologie de pointe, à l'exception du secteur médical. Et le volontarisme a provoqué le gaspillage sans limites. Il a provoqué une simulation du plein emploi, en masquant l'existence d'une vaste couche de travailleurs improductifs et la dévalorisation du salaire réel et de la force de travail restant une marchandise.
Maintenant qu'ils sont obligés d'affronter la réalité de l'économie, les responsables de la catastrophe non seulement ne font pas d'autocritique mais s'accrochent au gouvernail et laissent les naufragés se débrouiller en se mettant " à leur propre compte ».
Qu'est-ce qui empêche que les collectifs de travailleurs eux-mêmes réduisent les coûts de la production, la rationalisent et décident des endroits où il faut réduire le personnel et quelles réductions salariales réaliser ? Pourquoi laisser le marché décider du salaire, en fonction du profit obtenu par l'activité économique, de sorte que, par exemple, un employé dans un hôtel gagne beaucoup plus qu'une infirmière ou une enseignante, car les services essentiels sont par définition des droits et non des activités rentables ?
Pourquoi ne pas réduire les salaires et les privilèges des sommets de l'appareil étatique, civil ou militaire ? S'il n'est pas possible de maintenir les salaires (par ailleurs dérisoires, ne donnant pas accès à une consommation décente) de millions de personnes improductives ou peu productives, cela devrait être également applicable à la haute bureaucratie, tellement luxuriante et improductive. Pourquoi ne pas permettre aux comités de quartier, de voisinages, locaux, le contrôle des privilèges, de la corruption, des gaspillages, de la contrebande ? Pourquoi ne pas ouvrir la presse à la dénonciation des inefficacités et des abus bureaucratiques ainsi qu'à la discussion sur la manière de rendre moins coûteuse et plus efficiente la distribution des biens qui ne sont pas assez nombreux ?
La participation populaire est indispensable, car alors que la majorité de la bourgeoisie cubaine a déjà quitté le pays, maintenant, avec les nouvelles mesures, va surgir ce que Lénine appelait durant la NEP les " sovietbourges » qui, comme la " bolibourgeoisie » vénézuélienne, seront à l'instar des radis, rouges à l'extérieur et blancs à l'intérieur, disposant de leur substance bien cachée, souterraine. Seuls les comités de base, les organismes de contrôle populaire, les conseils ouvriers, l'autogestion sociale généralisée, sont capables de combattre de manière efficace la crise et le développement des inégalités sociales. Car ces inégalités vont prendre appui sur l'inévitable renforcement de l'autoritarisme, qui est certes le produit du blocus impérialiste de Cuba, mais aussi de la nécessité de suppléer la perte du consensus qui touchera le gouvernement avec la perte de l'espoir populaire dans la construction d'un socialisme pouvant mobiliser la jeunesse.
Ceux qui s'opposent à la démocratie n'aspirent pas au socialisme, car ce dernier est impossible sans la démocratie. Ceux qui écartent l'autogestion, la démocratie ouvrière et sociale, le contrôle populaire, favorisent le pouvoir démoralisateur et destructeur de la bureaucratie et de la technocratie, un pouvoir fondé sur les valeurs du capitalisme et non du socialisme.
L'étatisation du petit commerce et de l'artisanat a été une erreur très grave. On peut y remédier, même s'il est déjà très tard, en favorisant la création des coopératives avec l'aide du crédit et des facilités techniques. Mais pour une alliance du secteur étatique avec le secteur de la petite production orientée par et vers le marché et éviter que la bourgeoisie ne resurgisse en son sein, il faut lui offrir un appui technique, mener une campagne culturelle de solidarité, renforcer la démocratie directe, éliminer ou réduire au maximum les appareils et les patrons.
Le peuple cubain se sauvera lui-même. Il n'a pas besoin de sauveurs suprêmes ni sur la terre ni dans le ciel.
Ce que le VIe congrès du PCC devrait préparer, c'est une large discussion, dans tous les secteurs, sur les problèmes, les urgences, les priorités, les ressources disponibles et les solutions possibles dans le cadre de la démocratie et du socialisme. Sans que les Cubains aient pleinement conscience de la place de Cuba dans le monde et de quelles sont les perspectives immédiates, sans un bilan autocritique de leur propre passé et du " socialisme réel » et sans une totale liberté d'opinion et de critique, il ne sera pas possible de reconstruire l'économie ni de rétablir la confiance populaire. ■
* Guillermo Almeyra, éditorialiste au principal quotidien mexicain de gauche, La Jornada, et enseignant des sciences politiques à l'Université nationale autonome de Mexico, est un marxiste-révolutionnaire argentin, exilé politique d'abord en Italie puis au Mexique. Il a notamment publié, Etica y rebelión (Ethique et rébellion, 1998), Che Guevara : el pensamiento rebelde (Che Guevara : la pensée rebelle, 1992, réédité par les Ediciones Continente, 2004) et Polonia : obreros, burócratas, socialismo (Pologne : ouvriers, bureaucrates, socialisme, 1981). Nous reproduisons ici un article qu'il a écrit en trois volets pour La Jornada.