Les perspectives pour la Palestine

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Je vais commencer par un exposé historique sur l'évolution des positions sur la question, et passer ensuite à la discussion du problème tel qu'il se pose aujourd'hui.

Si l'on part des propositions de règlement mises en avant du coté arabe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, entre 1945 et 1948, il y avait essentiellement deux positions:

1) l'une était celle de la Ligue des États arabes, qui à l'époque était essentiellement dirigée par l'Égypte wafdiste, c'est à dire par un courant nationaliste libéral ; cette position se recoupait de fait avec celle de la gauche qui pouvait exister dans la région, y compris les militants communistes de Palestine, juifs et arabes. Cette perspective c'était celle de ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui une solution binationale, au sens où ce qui était envisagé, c'est un État comprenant tous les habitants de la Palestine du moment, donc sans exclusive. La proposition formulée par les États Arabes envisageait une représentation parlementaire avec un tiers des sièges garantis à la population juive, ce qui reflétait sa proportion dans la population de la Palestine à l'époque. Donc, en gros, une formule d'État démocratique, qui tient compte en même temps de la différence entre deux communautés nationales ; même si, bien sûr, la communauté judéo-palestinienne, qui deviendra israélienne, était une nation en formation, si l'on peut dire.

1) Face à cette perspective, il y avait celle que représentait le Mufti de Jérusalem, Amin al-Husseini, qui est une perspective que l'on peut qualifier d'ultranationaliste et qui consistait à exiger le départ de tous les Juifs arrivés après 1917 en Palestine.

Il y avait donc un clivage dès cette époque-là entre deux types de positions.

Dans l'évolution ultérieure, le courant politiquement dominant à partir du milieu des années 1950 et dans les années 1960 est représenté par Nasser au premier chef. Dès le départ, l'optique nassérienne, contrairement à des mythes entretenus en particulier autour de la guerre de Juin 1967, s'inscrit contre l'idée de " jeter les Juifs à la mer ». Nasser fait très tôt des déclarations contre ce type de logique, et soutient une position qui est un peu dans la continuité de celle de la Ligue des États Arabes, se prononçant pour un État de Palestine, une Palestine dans laquelle tous les Juifs présents pourraient vivre avec leur pleins droits comme minorité, terme qui à l'époque se justifie si l'on envisage une Palestine dans les frontières du mandat, le nombre des Palestiniens excédant alors celui des Juifs israéliens.

L'OLP qui est fondée en 1964 à Jérusalem sous l'égide des régimes arabes et notamment de la réaction arabe (Choukeiry n'était pas un grand ami du régime nassérien, avec lequel il a eu pas mal de conflits) se situe plutôt, comme il apparait dans sa Charte, dans la continuité de la vision du Mufti, la perspective ultranationaliste, avec une définition des Juifs habilités à rester en Palestine comme étant les seuls Juifs palestiniens, c'est à dire les Juifs autochtones. Même lorsque la Charte sera amendée en 1968, la formulation retenue parle des Juifs habilités à rester en Palestine comme étant ceux qui étaient sur les lieux avant 1917, selon la formule ultranationaliste du mufti, laissant entendre que tout ceux qui sont venus après devront plier bagages et rentrer dans leurs pays d'origine, sur le modèle de l'exode des Européens d'Algérie après l'indépendance du pays.

Lorsque les mouvements de guérillas palestiniens se développent dans l'après 1967, et commencent à prendre progressivement le contrôle de l'OLP, ils formulent une autre approche, qui cependant n'a jamais pu être enregistrée dans la Charte de l'OLP à cause des résistances des ultranationalistes présents dans les institutions de l'OLP, en particulier dans le CNP (le Conseil National Palestinien).

Du coté du Fatah, un certain nombre de dirigeants et d'intellectuels liés au mouvement développent l'idée, qui rejoint en fait l'autre perspective et n'est pas vraiment nouvelle, d'une Palestine démocratique, d'un État démocratique en Palestine, pour reprendre la formule exacte, qui comprendrait l'ensemble des Palestiniens, y compris les réfugiés qui reviendraient, avec les habitants Juifs du pays - non sans ambiguïtés parfois, comme l'allusion à des conditions politiques qui détermineraient qui aurait le droit de rester dans cette Palestine démocratique. L'idée fondamentale est de parler d'un État de Palestine où coexisteraient les Arabes palestiniens et les Juifs immigrés en Palestine.

Cette perspective est en même temps formulée par le Front Populaire, qui développe la même idée de l'État démocratique de Palestine avec un discours plus clair sur l'ouverture à tous les habitants, mais avec toujours des ambiguïtés.

Par rapport à cette perspective de l'Etat démocratique, il y a eu dès le départ beaucoup de critiques. Il y a même eu des critiques du point de vue nationaliste arabe, sur le fait que ce type de perspective enferme la question palestinienne dans les frontières du mandat britannique, qui sont des frontières aussi récusables d'un point de vue national arabe que toutes les autres frontières arabes. La critique de gauche fondamentale à la perspective de l'Etat démocratique c'est qu'elle considère les Israéliens comme des Juifs. Autrement dit, elle considère que la question israélienne est une question de communauté religieuse, et ne tient pas compte ainsi de la formation historique d'un fait national israélien. La solution du conflit ne saurait se réduire à un Etat démocratique et laïque, comme s'il s'agissait juste d'un problème de coexistence de communautés religieuses, en ignorant la dimension nationale incontournable.

Bien entendu, la deuxième critique faite à ce type de formulation d'un point de vue marxiste, c'est sa limitation à une perspective " démocratique », c'est à dire à un programme bourgeois : c'est l'idée qu'il pourrait y avoir une solution de fond au problème israélo-palestinien dans un cadre capitaliste, démocratique bourgeois.

Face à ce type de formulation, on trouve, dès 1970, en milieu palestinien, une perspective qui peut être considérée comme la plus avancée de l'époque, formulée par le Front Démocratique, qui est au départ une scission du Front Populaire, une combinaison de militants issus comme le Front Populaire lui-même du mouvement nationaliste arabe, mais aussi un apport important de communistes de gauche irakiens fuyant la répression sanglante déclenchée après le coup d'état baasiste de 1968. Parmi ces derniers, il y eut des personnes ayant connu des sympathies trotskystes, ce qui d'ailleurs se traduit par des références à Trotsky dans les premiers documents du Front Démocratique, combinées avec des références à Mao Tsé Toung.

Nayef Hawatmeh, principal dirigeant du Front Démocratique, prône alors une solution binationale socialiste, en donnant comme modèle: la Yougoslavie. Evidemment, aujourd'hui, au vu de ce qui est arrivé à la Yougoslavie, c'est aussi mauvais comme référence que le Liban que citait souvent Arafat comme modèle pour la Palestine Démocratique Laïque (outre le fait que la laïcité du Liban est tout à fait discutable, pour le moins qu'on puisse dire). Il faut situer ces références dans le contexte de l'époque, bien sûr. Mais l'essentiel dans la perspective du Front démocratique, c'est l'idée d'une solution fédérative qui tiendrait compte des entités nationales et qui ne pourrait être réalisée que dans une perspective socialiste.

Du coté israélien, les années 1960 avaient vu la naissance de l'Organisation socialiste israélienne, plus connue sous le nom de Matzpen, qui au départ s'inscrivait également dans la perspective marxiste d'une solution de fond dans un cadre socialiste, et parlait de fédération socialiste du Moyen-Orient - l'absence du qualificatif " arabe » reflétait leur volonté d'inclure un Etat d'Israël dans cette fédération. L'OSI mettait sur le même plan le droit à l'autodétermination des Palestiniens et le droit à l'autodétermination, comme ils disaient, de la nation israélienne.

Nous avions un désaccord avec ce type de perspective du fait que nous refusions de mettre sur le même plan le " droit à l'autodétermination » d'une nation qui non seulement s'autodétermine, mais détermine le sort des autres, c'est à dire une nation oppressive ; et celui d'un peuple opprimé.

La perspective que nous avons développée lorsque nous avons commencé à exister dans la région de façon structurée à partir de 1970, c'est une perspective programmatique, qui tient compte d'une part des critiques que j'ai mentionnées, mais aussi de la critique de toute vision de la libération de la Palestine comme résultant exclusivement d'une lutte menée de l'extérieur (ce qui est, en gros, la vision dominante à l'époque dans le monde arabe, dans l'OLP, dans le Fatah ; seul le FDLP avait une vision un peu différente, qui tenait compte de la composante judéo-israélienne nécessaire de la lutte de libération).

C'est donc l'idée qu'il n'y a pas de libération de la Palestine possible à la manière d'une libération militaire à partir de l'extérieur, et ce pour une série de raisons que je pense ne pas avoir besoin de développer et qui concernent la nature de l'Etat d'Israël. Ce n'est pas l'Etat d'une minorité coloniale dominante, c'est un colonialisme de peuplement fondé sur l'expulsion de la population autochtone, et c'est un État surarmé, y compris en armement nucléaire, ce qui fait que la perspective exclusivement militaire équivaut à une vision apocalyptique. C'est une perspective qui est à exclure également d'un point de vue internationaliste, évidemment : si l'on pense qu'il n'y a de solution réelle à la question que dans un cadre socialiste, on pense à une perspective de classe, et une perspective de classe, c'est transversal, c'est horizontal, ce ne sont pas des clivages nationaux à l'état pur, mais la combinaison des clivages nationaux avec les clivages sociaux, les clivages de classe. D'où la perspective programmatique révolutionnaire à dimension utopique que nous défendions (il en faut bien une pour faire avancer la réflexion, le débat et l'éducation). Notre perspective était celle d'une combinaison entre la révolution à l'échelle régionale arabe - en insistant sur le fait que les Palestiniens doivent être partie prenante des luttes de classes là où ils se trouvent, et en s'inscrivant donc contre la vision du Fatah de la " non-ingérence » des Palestiniens dans les affaires des Etats arabes. Nous soulignions que la victoire de la lutte palestinienne a pour condition indispensable le renversement des régimes arabes ; que le progrès du mouvement révolutionnaire à l'échelle de la région devrait créer les conditions de l'émergence d'un répondant en Israël, c'est à dire que la montée d'un mouvement doté d'un programme internationaliste du côté arabe créerait des conditions favorables à l'émergence d'un répondant du côté israélien, et donc à un clivage nécessaire au sein de la société israélienne avec la rupture d'une partie conséquente de la population israélienne, sur une base à la fois sociale, de classe, et pacifiste, avec le sionisme et sa traduction étatique. C'est par cette combinaison-là que le démantèlement de l'État sioniste, le démantèlement de ses structures (un terme moins effrayant que destruction), peut être ou doit être réalisé.

Dans ce contexte-là, il fallait en priorité offrir une solution reconnaissant les droits historiques du peuple palestinien : droit à l'autodétermination et droit au retour. Et c'est donc dans le contexte d'une réponse à ces droits, que nous défendions la possibilité du maintien d'une entité israélienne, même si les marxistes favorisent l'abolition de toutes les frontières, comme garantie indispensable offerte à la nation judéo-israélienne, ou israélienne, dans une approche internationaliste : la possibilité de maintenir son existence sous une forme étatique d'une manière qui puisse être conciliée avec les droits des Palestiniens.

C'était une élaboration programmatique qui convergeait avec celle d'autres marxistes arabes à l'époque. Il y a eu des textes intéressants de Sadiq Jalâl al-Azm, par exemple, qui critiquait fortement une certaine vision du droit au retour où chacun revient avec sa clef et son titre de propriété pour récupérer la terre ou le logement où il habitait lui-même ou bien ses ancêtres. L'auteur expliquait que le " droit au retour » vu dans une perspective socialiste consiste à aménager des solutions qui ne sont pas fondées sur une perspective de propriété privée, mais sur une perspective de solution fondamentale de la question nationale.

Nous combinions toute cette perspective programmatique future avec la revendication immédiate du retrait immédiat, total et inconditionnel de l'armée israélienne des territoires occupés en 1967. Et nous expliquions que s'opposer à cette revendication au nom de la libération de toute la Palestine, comme le faisait au début le maximalisme palestinien, y compris celui du Fatah lui-même - voyez le chemin parcouru ! - était une erreur grossière. Il y avait la possibilité de constituer un front large, de larges convergences sur la question des territoires de 1967, qui devaient être l'objet d'une lutte immédiate d'autant plus que pour les populations concernées, celles de Cisjordanie et de Gaza, c'était un besoin immédiat. Il fallait se battre pour le retrait de l'armée d'occupation, mais, bien entendu, pas au prix d'une capitulation comme celle des accords d'Oslo, mais dans une perspective de retrait total et inconditionnel. Ce sont des mots d'ordre de lutte, évidemment, et je crois qu'ils étaient et restent corrects.

Maintenant j'en viens à la façon dont le problème peut se poser aujourd'hui.

Je commencerais par le débat sur " Un Etat / Deux Etats ». Je pense d'abord que c'est une perte de temps et d'énergie considérable, en bonne partie, que ce débat. Pourquoi? Réfléchissons un peu ensemble sur la perspective d' "Un Etat». Il est évident qu'à court terme, indépendamment de toute autre considération, elle n'est pas possible. Si c'est de solution à long terme qu'il s'agit, on retrouve alors tout ce que j'ai dit sur la limitation du cadre : pourquoi la Palestine dans les frontières découpées par le mandat britannique, et pourquoi pas la Palestine et la Jordanie, en sachant que, selon les estimations, entre 60% et 80% des habitants de la Jordanie, à l'est du Jourdain, sont des Palestiniens, originaires de la région située entre le Jourdain et la Méditerranée.

Ce qui est plus important encore, c'est que même du côté palestinien - outre le fait que du coté israélien, il est évident que c'est une perspective refusée - il n'est pas du tout évident que les Palestiniens aient la volonté de vivre dans un même État avec les Israéliens. Si on considère l'Afrique du Sud comme modèle, même sans tenir compte de la différence énorme des proportions, entre blancs et noirs, en Afrique du Sud, et Palestiniens et Israéliens dans un État qui les regrouperait ensemble, comment les Palestiniens pourraient-ils tolérer, après plusieurs décennies d'une oppression aussi forte, de vivre sous domination israélienne, à l'instar de la domination blanche maintenue dans tous les domaines - économique, social, etc. - à l'exception des structures politiques, dans l'Afrique du Sud postapartheid ? Ce n'est pas une perspective qui correspond aux aspirations des Palestiniens.

Mais ceux qui se prononcent aujourd'hui pour " Un État», en arguant du fait que la solution des "Deux États» est devenue impossible, se fondent le plus souvent sur l'idée que la colonisation sioniste en Cisjordanie est devenue un fait irréversible. On ne peut pas accepter cet argument, bien entendu, car il signifierait qu'il faudrait arrêter le combat pour le démantèlement des colonies. Si par contre l'argument consiste à dire qu'un État Palestinien en Cisjordanie et à Gaza n'est pas viable, c'est un argument correct, mais nous l'avons dit dans la région depuis les années 1970. De ce point de vue, on peut même converger avec Georges Habache, le chef historique du FPLP, lorsqu'il disait que la capitale jordanienne Amman devrait devenir le Hanoï des Palestiniens, ce qui suppose, d'une part, le renversement de la monarchie, et, d'autre part, l'idée qu'il y a la même complémentarité entre ce qu'on appelle la Jordanie et la Palestine, qu'entre le nord-Vietnam et le sud-Vietnam, les deux relevant à l'origine d'un seul territoire que les Britanniques ont coupé en deux.

Mais le problème est encore plus clair lorsqu'on se situe du point de vue des droits et des luttes, pour dire ce que disait Sergio1 en effet, en partant des droits : quelle traduction politique le programme d'un seul État, opposé à la revendication jusqu'ici centrale d'un Etat palestinien indépendant en Cisjordanie et à Gaza, pourrait-il avoir ? La seule traduction politique que je vois, qui ait un sens, c'est celle des Lambertistes2. Je ne sais pas s'ils existent encore en Israël, mais en tout cas ils appelaient dans les années 1970 à l'élection d'une assemblée constituante sur tout le territoire entre le Jourdain et la Méditerranée ; c'était leur mot d'ordre : droit de vote pour tous dans la Palestine des frontières du mandat britannique. Or croire que les Palestiniens vont revendiquer en Cisjordanie et à Gaza le droit de vote à la Knesset3, même en la rebaptisant Assemblée constituante, c'est vraiment rêver, ce n'est pas du tout dans ce contexte que les Palestiniens se situent.

Les aspirations immédiates des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, qui sont les premiers concernés aujourd'hui - c'est la priorité des priorités, mais pas la seule, j'y reviens dans un instant - se traduisent par les revendications connues : retrait des territoires occupés en 1967, destruction du mur, démantèlement des colonies. Ces revendications portent sur le renversement total du processus entamé en 1967. C'est pour cela que se battent les Palestiniens aujourd'hui, et ils n'en sont pas à dire : " On peut plus se débarrasser de l'occupation, il nous faut donc revendiquer de vivre dans un seul État avec les Israéliens », autrement dit revendiquer l'annexion de leurs territoires à Israël ! En tout état de cause, dans tout ce débat, quelles que soient les perspectives programmatiques que l'on avance, ce qui est primordial, et ce sur lequel il faut être clair, c'est le droit des Palestiniens à l'autodétermination, c'est donc leur droit à eux de déterminer ce qu'ils veulent. Et le consensus palestinien aujourd'hui, celui qui s'est traduit dans le " document des prisonniers », y compris dans sa version modifiée et acceptée par l'ensemble des organisations palestiniennes du Hamas au Fatah (à la seule exception du Djihad islamique), c'est cette priorité accordée aux territoires de 1967. Il y a un consensus palestinien là-dessus qu'on ne peut que soutenir: la lutte contre l'occupation, contre le mur, et contre les colonies.

C'est une perspective réalisable. Cela ne veut pas dire que c'est pour demain. Mais ce que je veux dire, c'est qu'elle ne se confond pas avec les conditions historiques qu'il faudrait pour un démantèlement de l'État sioniste, ce qui est une perspective à bien plus long terme que nous souhaitons tous évidemment. L'objectif immédiat qui fait le consensus palestinien le plus large est réalisable à partir de la force de la lutte des masses palestiniennes en combinant cette lutte avec le soutien international et le clivage dans la société israélienne entre faucons et colombes. D'où aussi le fait qu'à un moment donné la direction palestinienne, la direction de l'OLP, avait compris l'importance d'être attentif à ce qui se passe en Israël. Pour le Hamas, cette considération était absente, d'où les attentats suicides visant les civils, etc., qui relèvent d'une vision religieuse du conflit et qui ont eu des résultats très négatifs en renforçant la dialectique entre le Hamas et la droite sioniste. La stratégie du Hamas va à l'encontre des conditions réelles pour approfondir le clivage au sein de la société israélienne, qui est une condition nécessaire pour que les Palestiniens obtiennent gain de cause.

Au-delà, je le répète, la question de la Cisjordanie et de Gaza ne peut être dissociée de la lutte des Palestiniens ailleurs, en commençant par la Jordanie. De ce point de vue là, l'attitude historique de la direction Arafat de l'OLP est carrément criminelle par rapport aux intérêts du peuple palestinien. Et le silence sur la question de la Jordanie ne saurait être justifié par le fait que Sharon aurait dit, il y a bien longtemps, que l'État palestinien, c'est la Jordanie et donc cela suffit aux Palestiniens. Ce n'est pas parce que Sharon a dit cela qu'il ne faut pas viser au renversement du pouvoir en Jordanie. La Jordanie fait partie de la Palestine, et le peuple palestinien a besoin en effet de son Hanoï - pour reprendre la formule du Front Populaire à cet égard. Un Etat palestinien indépendant ne serait viable que s'il comprenait la Jordanie en plus de la Cisjordanie et de Gaza : il suffit de regarder la carte de la région pour le comprendre.

Au-delà encore, il y a la question des Palestiniens restés dans les territoires pris par Israël en 1948, dont la revendication centrale à été formulée par Azmi Bishara, entre autres, comme étant la transformation d'Israël d'un Etat " juif » en un " État de tous ses citoyens ». C'est, en gros, une façon de revendiquer la désionisation de l'État d'Israël, car " l'État de tous ces citoyens » veut dire un État non sioniste, un État qui n'est pas fondé sur une définition ethnique et une Loi du retour ethnique. Un État de tous ses citoyens, c'est l'antithèse de la logique de Lieberman et de Yisrael Beitenu, qui jugent que le caractère " juif » de l'État est menacé par le taux de natalité des citoyens arabes actuels de l'Etat d'Israël. Cette perspective de " l'État de tous ces citoyens » formulée par Azmi Bishara est le mot d'ordre le plus juste et le plus central pour les Palestiniens de 1948.

Pour le reste de la diaspora palestinienne, je prends surtout le cas du Liban où il y a un problème aigu, car le sort des Palestiniens en Syrie est bien meilleur que leur situation au Liban, ou même en Jordanie. Il nous faut lutter pour l'égalité des droits pour les Palestiniens au Liban. Qu'ils aient l'appellation " Libanais » ou " Palestinien » sur leurs papiers, c'est pour moi secondaire. Mais ils ont un droit à la citoyenneté de plein droit acquis depuis très longtemps : de la même façon que les émigrés palestiniens ont pu obtenir la citoyenneté au Canada, en Australie ou ailleurs, il n'y a aucune raison qu'ils n'aient pas droit à la pleine citoyenneté au Liban où ils sont établis depuis 1948 quand ils n'y sont pas nés. Il faut dénoncer l'hypocrisie de la classe politique libanaise, de Geagea4 jusqu'au Hezbollah5, qui convergent tous sur le " non » à " l'implantation » des Palestiniens. C'est le seul dénominateur commun à toutes les fractions de la classe politique au Liban. Et derrière cette idée, on transforme le droit au retour des Palestiniens, non pas en droit, mais en obligation du retour - c'est comme ça qu'il est vécu au Liban - c'est-à-dire que dès qu'il y aura, par exemple, un accord palestino-israélien avec formation d'un Etat croupion (supposez qu'Oslo n'ait pas débouché sur une impasse), il faudrait expédier en masse les Palestiniens là-bas. Par rapport à cela, il nous faut expliquer que nous sommes complètement contre : les Palestiniens qui sont nés de parents qui sont eux-mêmes nés au Liban, puisqu'on en est déjà à la troisième ou quatrième génération de Palestiniens qui vivent au Liban, ont certainement le droit d'y rester. Ils ont certes le droit au retour en Palestine, mais ils doivent avoir également le droit à la citoyenneté au Liban. Il est d'autant plus intolérable que celle-ci leur soit refusée qu'ils font partie avec les Libanais d'un même tissu culturel à l'origine, alors que dans même dans des pays comme l'Australie, le Canada, en Europe ou ailleurs, ils peuvent obtenir la citoyenneté. Par ailleurs, en Syrie, il y a égalité des droits, tandis qu'en Jordanie la majorité des Palestiniens ont la citoyenneté. Il faut se battre au Liban contre l'hypocrisie régnante, qui se traduit aussi par le fait qu'au moment de l'assaut de l'armée libanaise contre le camp de réfugiés palestiniens de Nahr Al-Bared, au nord du pays, toutes les forces politiques ont soutenu l'assaut au début, et personne n'a bougé le petit doigt pour l'arrêter par la suite. Le Hezbollah aurait pu l'arrêter, ne serait-ce que par leur poids au sein de l'armée elle-même, mais ils ne l'ont pas fait, même si leur attitude s'est améliorée. Au début, en effet, ils s'inscrivaient dans le consensus général. Ils ont ensuite compris que c'était une opération qui pouvait s'inscrire dans l'application de la résolution 1559 du Conseil de sécurité de l'ONU, qui les vise également, d'où leur définition d'une " ligne rouge » à ne pas dépasser. Mais l'armée libanaise a pu mener la destruction du camp jusqu'au bout, sans être véritablement gênée dans son opération.

Une dernière chose pour conclure. Quelque soient les types de solutions avancés, si le droit à l'autodétermination à un sens, il veut bien dire qu'il n'y a pas de solution possible sans que le peuple Palestinien se prononce lui-même par un référendum des Palestiniens, et pas seulement en Cisjordanie et à Gaza, mais aussi au Liban, en Jordanie, en Syrie, avec la participation de tous les réfugiés palestiniens. Les accords faits avec l'État d'Israël par une organisation comme l'OLP qui se définit comme seul et unique représentant légitime du peuple palestinien ne peuvent être considérés comme acceptables tant qu'ils n'ont pas été ratifiés par le vote populaire palestinien. Pour que le droit à l'autodétermination ait un sens, il faut défendre le droit du peuple palestinien à se prononcer démocratiquement sur n'importe quel règlement qui le concerne.

Au-delà de l'intérêt d'avoir des bases programmatiques, notre priorité n'est pas de débattre sans fin sur des solutions théoriques, mais de se battre pour les besoins les plus immédiats que j'ai cités, ainsi que pour le droit des Palestiniens à l'autodétermination, y compris le droit au retour. ■

Transcription par Bernard Imahaus