David Finkel est rédacteur en chef de la revue bimestrielle <i>Against the Current</i>, publiée par l'organisation socialiste états-unienne Solidarity www.soldarity-us.org
Pour comprendre ce qui s'est passé ce mardi 2 novembre, vous devez penser aux États-Unis comme à une sorte d'Iran chrétien, qui possède cependant de vraies armes nucléaires et non seulement des armements hypothétiques.
Je caricature peut-être un peu, mais laissez -moi poursuivre ce parallèle. Le gouvernement de la République Islamique a plongé son peuple dans une ruine virtuelle lors de la guerre avec l'Irak des années 1980 et il a plongé l'économie aussi profondément que possible dans un pays disposant d'une telle richesse pétrolière ; pourtant ce régime a survécu et a préservé une base sociale solide, même si une partie importante de la population le déteste.
La droite républicaine aux États-Unis a entraîné par des mensonges le pays dans une guerre qui — c'est maintenant clair — ne peut être gagnée. Sa politique de dépenses militaires accrues et de cadeaux fiscaux aux riches a conduit à une accumulation de déficit budgétaire qui fait craindre un désastre financier lors de la prochaine récession économique.
A cela sont venus s'ajouter les photos des tortures de la prison d'Abu Ghraib, le scandale des détournements du budget de la guerre par Halliburton, la faillite d'Enron, la crise du système de santé et les sarcasmes d'Osama bin Laden (" Je suis de retour ! ").
Les Démocrates et, il faut bien l'admettre, la majorité de la gauche qui aurait pu être moins naïve, considérant que John Kerry avait la victoire garantie, s'est limitée à mobiliser la communauté afro-américaine et les autres secteurs aliénés par le gang de Bush et à rappeler furieusement la manipulation électorale de 2000.
Les faiseurs de sondages, nous assurait-on, ne pouvaient que se tromper en indiquant que le résultat allait être très serré et que Bush jouissait d'un petit avantage. Ils ne tenaient pas compte du vote des jeunes, des gosses avec des téléphones portables qui ne sont pas répertoriés dans les annuaires téléphoniques… Et cette fois-ci les Démocrates allaient mobiliser leur base et leurs appareils juridiques pour empêcher le harcèlement et le " nettoyage des listes électorales " par la droite. Kerry allait gagner et encore largement.
Ce calcul était exact, en partie. Le vote Noir, en premier lieu, était là. Le vote antiguerre, que les Démocrates considéraient comme acquis pour leur candidat favorable à la poursuite de la guerre, était là. Ralph Nader et Peter Camejo — menant une campagne indépendante contre la guerre — n'ont obtenu que 390 000 voix dans l'ensemble du pays, soit autour d'un septième du score de Ralph en 2000 et même moins que ce qu'il avait reçu lors de la campagne à peine visible de 1996. Quant au candidat officiellement investi par le Parti Vert, David Cobb, son résultat dépassant à peine les 75 000 voix ne mérite même pas le sourire…
Les syndicats ont investi des dizaines de millions dans la campagne anti-Bush, dans la mobilisation des électeurs et les campagnes juridiques en vue d'empêcher l'inscription de Nader/Camejo sur les bulletins de vote dans beaucoup d'États. Mais le problème c'est que quelque chose d'autre était en jeu, ce que les sondeurs avaient remarqué mais que la gauche n'a pas voulu voir : la mobilisation du vote de la droite religieuse. C'est cela qui autorise le parallèle Iran/États-Unis.
Il est important de ne pas manquer de respect à ceux qui votent ainsi pour des " valeurs morales ". Ni de les flatter bassement. Le Parti Démocrate a fait les deux alors que les Républicains les mobilisaient. C'est là que l'élection s'est jouée.
La majeure partie de ce vote conservateur provient des Blancs, ouvriers ou membres des classes moyennes à revenus très bas. Pour un ensemble complexe de raisons, ils ont voté pour le Parti qui les attaque de la manière la plus agressive. Leurs emplois ont fait les frais du marché mondial, leur sécurité sociale (c'est ainsi qu'on nomme les retraites des personnes âgées aux États-Unis) est en danger de privatisation, leur santé est de moins en moins garantie, leurs gosses ont une guerre devant eux avant d'obtenir un boulot et dans le nouvel ordre capitaliste leurs vies sont dominées par l'endettement et l'insécurité permanents.
Sans même le savoir, ceux-là sont parmi les premières victimes de l'ordre politique américain ultra-réactionnaire que leurs voix ont contribué à mettre en place. Pourquoi l'ont-ils fait ? C'est une question compliquée jusqu'au désespoir : pour le moment permettez- moi de dire seulement que la droite est experte dans la manipulation de leurs craintes et de leurs préoccupations morales alors que la direction du Parti démocrate — aussi loin qu'elle se déporte vers la droite — ne sait pas s'adresser à eux. Lorsque Kerry va dénoncer " les colossales erreurs de jugement en ce qui concerne l'Irak " sans même mentionner le scandale d'Abu Ghraib, alors, vous pouvez vous imaginer…
Ralph Nader avait parfaitement raison lorsqu'il a déclaré le soir des élections que les Américains ordinaires n'accepteront pas de manière permanente ce que les deux partis entrepreneuriaux leur offrent. La grande question, qui aujourd'hui reste sans réponse cependant, c'est combien de temps cela prendra… C'est une véritable énigme.
Les Républicains ont la capacité de dominer tous les niveaux de la politique états-unienne jusqu'à une crise sérieuse. Dans ce monde violemment instable créé par l'impérialisme états-unien, menacé par une crise financière du fait de l'accumulation des déficits provoqués par les dépenses militaires et les réductions des ressources fiscales distribuées aux riches, la débâcle pourrait venir plus vite qu'on ne le croît.
La question alors sera de savoir s'il existe une gauche démocratique, populiste ou socialiste, qui aura quelque chose de significatif à dire. La première étape, c'est de briser les chaînes qui attachent le mouvement antiguerre à un Parti démocrate délabré et de commencer à le remobiliser.