Edward W. Said, héritage d'un engagement intellectuel palestinien

par Didier Epsztajn
Edward W. Said, D'Oslo à l'Irak, éd. Fayard, Paris 2005, 22 €

Ce recueil d'articles d'Edward Said, décédé en septembre 2003, s'il évoque l'attentat du 11 septembre 2001, la guerre d'Afghanistan et la préparation de l'intervention en Irak, est essentiellement centré sur la Palestine. Ces textes, profondément engagés, ne cachant pas les désaccords avec la direction de l'OLP, allient des argumentations précises à de véritables cris de révolte contre la situation faite aux populations palestiniennes.

 

A travers la descriptions de multiples facettes de la situation, c'est un véritable cri de colère contre la politique assassine de A. Sharon, contre " le peuple palestinien sans défense, pratiquement sans armes, sans État, mal dirigé » et les silences complices des États du monde. L'auteur rappelle les expropriations, les destructions de maisons, les limitations de droits de circulation, les assassinats extrajudiciaires de personnalités, les bombardements, la politique générale passée et présente du sionisme, la veulerie de la très grande majorité de la gauche israélienne. Il met en perspective la situation particulière d'Israël dans le monde.

 

" Aucun autre État sur terre n'aurait pu maintenir une politique aussi odieusement discriminatoire contre un peuple indigène sur des bases purement ethniques et religieuses, politique qui empêche les indigènes de posséder ou garder les terres et de vivre sans subir la répression militaire, parce que Israël a la réputation internationale stupéfiante d'être un pays libéral, admirable et avancé » (p. 82).

 

Cette indignation n'est pas seulement dirigée contre l'État d'Israël, elle s'accompagne de cris de honte et de colère contre la direction de l'OLP, sa corruption, sa brutalité, son incapacité à dégager une stratégie et des politiques de mobilisation de tous les Palestiniens. " Nous n'avons pas mis au centre de nos préoccupations la fin de l'occupation militaire comme impératif moral, ni la recherche d'un cadre susceptible d'assurer leur sécurité et leur autodétermination sans abroger les nôtres. » (p. 74) " Seul un mouvement de masse qui a été politisé, pénétré par idéal de participation directe à un avenir fait par tous, a une chance historique de s'affranchir de l'oppression ou de l'occupation militaire » (p. 50). " Formuler réellement nos buts et objectifs » (p. 89), " Nous n'avons pas déclaré de façon assez tranchée, sans ambiguïté, que nous voulons la coexistence et l'inclusion, pas l'exclusion et le retour à quelque passé idyllique et mythique » (p. 142)

 

Tant la politique de l'OLP vis-à-vis des pays arabes que les responsabilités des élites dirigeantes de ces pays dans la situation sont analysées. " Au lieu de s'adresser à ces sociétés civiles et d'essayer d'en changer l'état d'esprit ou les idées, nos dirigeants les ignorent et concentrent leurs efforts sur un raccourci : encenser, flatter ou acheter le dirigeant » (p. 99). " Si nous reprochons à Israël ce qu'il fait aux Palestiniens, nous devons être prêts à juger nos propres pays à l'aune des mêmes critères » (p. 108). " Nous devons commencer à voir nos propres responsabilités dans la pauvreté, l'ignorance, l'analphabétisme et la répression qui en sont venus à dominer nos sociétés » (p. 141)

 

E. Said dénonce aussi l'absence totale de stratégie et de réflexion de l'OLP sur l'espace culturel et politique américain et incite à une nécessaire intervention vers la société américaine. " L'Intifada palestinienne ne sera ni protégée ni efficace tant qu'elle n'apparaîtra en Occident comme une lutte de libération. » (p. 84)

 

Une fois de plus il condamne sans ambiguïté les attentats-suicides : " Aucune cause, aucun Dieu, aucune idée abstraite ne peut justifier le massacre collectif d'innocents, et encore moins quand ces actes sont accomplis par un petit groupe de personnes qui se sentent représenter une cause alors que nul ne les a élus ni leur a vraiment donné mandat pour agir ainsi » (p. 134) ; " Ces actes sont moralement immondes et politiquement désastreux » (p. 267).

 

Comme d'autres chercheurs palestiniens, comme certains historiens israéliens (Pappe), il trace le parallèle avec la politique de l'ANC en Afrique du Sud avant et après la sortie de l'Apartheid. " Nous devions proposer une solution au conflit qui, conformément à la formule de Mandela, affirmerait notre commune humanité en tant que Juifs et Arabes » (p. 73)

 

Mais il ne s'agit pas seulement de cris de colère et de dénonciation des différentes politiques menées par les uns et les autres, ces articles sont profondément imprégnés d'espoir et d'un humanisme démocratique tourné vers la sortie de l'oppression. " Si nous voulons tous vivre — et c'est notre impératif —, il nous faut enflammer non seulement l'imagination de notre peuple mais aussi celle de nos oppresseurs. Et nous devons nous conformer aux valeurs humaines démocratiques. » (p. 74)

 

Il ne s'agit pas seulement de discours mais aussi de propositions pour que les Palestiniens réaffirment leur humanité et leur supériorité morale dans la situation, ce qui implique aussi d'associer l'autre dans la recherche de solutions émancipatrices, une fois réaffirmés les droits intangibles du peuple palestinien. " Et si un groupe d'historiens et d'intellectuels universellement respectés, composé pour moitié de Palestiniens et pour moitié d'Israéliens, tenait une série de réunions afin d'essayer de se mettre d'accord sur un minimum de vérité dans ce conflit, pour voir si les sources connues peuvent guider les uns et les autres vers un corpus de faits admis par les deux parties — qui a pris quoi à qui, qui a fait quoi à qui, etc. — ce qui ouvrirait peut-être, dans un esprit équitable, une piste pour sortir de l'impasse ? » (p. 45)

 

Ce livre d'un grand intellectuel est précieux, tant par son positionnement et ses propositions que pour la colère justifiée, par les drames et l'urgence, qui guide ses différentes interventions.