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La construction d’une gauche antilibérale au Portugal est difficile mais nécessaire

par Jorge Costa
Meeting du Bloc le 14 mai 2025 à Braga.

Le Portugal connaît un important mouvement vers la droite, visible notamment dans le résultat des dernières élections législatives. Ces difficultés sont provoquées par les effets de la crise mondiale sur le pays.

Comment analyses-tu le résultat des dernières élections ?

Le changement le plus important survenu le 18 mai est la progression du parti Chega 1, qui devient le deuxième parti du pays avec 60 député·es, soit deux de plus que le Parti socialiste. Dans la nouvelle composition parlementaire, aucun des trois plus grands partis (droite : PSD+CDS, 31 % ; extrême droite : CH, 23 % ; Parti socialiste, 23 %) n’est en condition de former une majorité en s’alliant avec des petits partis. La durée de vie du gouvernement de droite dépendra donc du soutien des principales lois – à commencer par le budget de l’État – par le CH ou le PS. Aucun accord post-électoral n’a été conclu pour l’instant.

Contrairement à ce qui se passait jusqu’en mai, la possibilité d’accords parlementaires avec le CH est désormais ouvertement admise par le PSD. Le cadre parlementaire devient ainsi très perméable aux conflits et tensions sociales, y compris ceux créés autour des « perceptions » pour insuffler le discours de haine sur la sécurité et l’immigration.

D’autre part, les député·es à droite du PS représentent pour la première fois plus des deux tiers des élu·es, seuil nécessaire pour modifier la Constitution. Cela introduit un risque réel de modification régressive du régime constitutionnel, une vieille ambition de la droite. Les ultralibéraux de l’Initiative libérale (IL) (5 %) et le CH ont déjà annoncé leur soutien à cette éventuelle révision.

Le Bloco de Esquerda [Bloc de Gauche] obtient le pire résultat électoral de son histoire (2 %) et n’a plus qu’une seule députée (la coordinatrice du parti, Mariana Mortágua), derrière Livre [Verts européens] (4 %) et le PCP [Parti communiste] (3 %). Rappelons qu’entre 2015 et 2022, le Bloco obtenait 10 % des votes et 19 député·es élué·es, devenant le parti le plus important d’un champ politique qui totalisait 20 % des voix : le Bloco, le PCP, le Livre 2 et le PAN (animalistes). Aujourd’hui, l’ensemble de ces partis n’obtient que la moitié des votes alors récoltés, et un tiers des députés.


 

Que révèle la montée de l’extrême droite, qui est la grande nouveauté, dans le contexte et l’histoire du Portugal ?

Le résultat de l’extrême droite démontre sa capacité à conserver le vote des abstentionnistes qu’elle avait récupéré en 2024, et de l’augmenter sur tout le territoire, en particulier dans les zones les plus défavorisées socialement, en province et dans les anciennes ceintures industrielles. Le CH devient le premier parti dans les districts au sud du Tage (Setúbal, Portalegre, Beja, Faro – qui étaient autrefois des bastions du PCP et du PS). Le CH est en position de postuler au gouvernement. Cette nouvelle situation se traduira par une dégradation générale des conditions d’exercice de la démocratie, tant au parlement – où le CH mène depuis plusieurs années une stratégie d’épuisement des conditions de débat et d’expression – que dans la société, avec la banalisation de la violence raciste et fasciste.

L’occupation du centre du débat politique par le thème de l’immigration a été un facteur important dans la défaite de la gauche. Le Portugal a subi l’une des transformations les plus profondes de sa composition sociale et du profil de la classe ouvrière. En quelques années, le nombre de travailleurs étrangers a été multiplié par dix et représente aujourd’hui environ un tiers de la population active. Une partie importante de cette nouvelle classe ouvrière ne vient pas des pays lusophones. Le discours de l’extrême droite a été renforcé par la faillite des services d’accueil et de régularisation et par la réduction des investissements dans des réponses globales en matière de logement, de services publics et d’accès à la langue. Le gouvernement a utilisé sa propre version de la rhétorique sécuritaire et xénophobe pour justifier la nouvelle législation anti-immigré·es, aidé en cela par le recul du PS sur cette question. Ce discours a été popularisé par le sensationnalisme de certains médias et surtout par la manipulation des masses à travers les réseaux sociaux. Dans les faits, l’extrême droite a réussi à faire de l’immigration l’explication la plus acceptée des difficultés de la vie de la population.

L’action antiraciste et antifasciste, la création d’espaces communs et unitaires, l’expression d’un programme de transformation sociale dans les territoires populaires où s’enracinent aujourd’hui l’autoritarisme et le discours de haine continuent de jouer un rôle central. Il est crucial de trouver des moyens d’ouvrir les syndicats aux travailleurs étrangers, de créer des mécanismes d’inclusion, d’empêcher l’exploitation des différences pour promouvoir le ressentiment social et la division de la classe ouvrière.


 

Comment vois-tu la suite concernant les discussions au sein de la classe dominante et les possibilités de développement de cette extrême droite ?

Montenegro 3 voit dans l’actuel rapport de forces parlementaire l’occasion de relancer, avec le soutien du CH et de l’IL, une contre-réforme du travail – laissée en suspens avec la chute du gouvernement de la troïka 4 (gouvernement dirigé par Passos Coelho jusqu’en 2015) – et ainsi supprimer le peu de protection qu’il reste aux travailleur·ses et introduire des restrictions au droit de grève et une déréglementation des horaires. Il s’agit d’une guerre contre le travail et l’organisation collective des travailleur·ses.

Après une première année de gouvernement interrompue par les élections, la droite tient des discours et légifère pour concurrencer CH sur son terrain, celui de la xénophobie, et semble vouloir approfondir sa radicalisation à droite – dans son discours, dans la structure gouvernementale, dans la composition du gouvernement, dans son programme (en grande partie occulté pendant la campagne électorale par l’AD : révision des lois du travail et du droit de grève, anticipation de l’objectif des dépenses de défense, législation anti-immigré·es. Au point que le nouveau leader du PS, José Luís Carneiro, remet en question la disponibilité, initialement annoncée par les socialistes.

Dans ses hésitations, le centre politique portugais suit le modèle européen dans sa décomposition : capitulation libérale, aggravation des inégalités et du ressentiment social, adhésion au sens commun xénophobe et sécuritaire qui confirme les thèses de l’extrême droite. Les partis à gauche du PS doivent reconnaître le changement historique que représente la position actuelle du CH et empêcher que la lutte politique se résume à la dialectique entre le néofascisme ascendant et le centre libéral en crise.


 

Le résultat est difficile pour le Bloco, comment analyses-tu ce recul, alors que le PS recule moins ?

Entre 2015 et 2022, le Bloco a été le plus grand parti d’un espace politique qui a totalisé 20 % des voix. En tenant compte de cette diversité, il a soutenu des propositions et mis en avant des alternatives de progrès social et de justice climatique, ayant le potentiel de s’affirmer comme un champ politique autonome. Quatre ans après les accords de la « geringonça » , ces partis se maintenaient à 20 %, bénéficiant de leur capacité à garantir, entre 2015 et 2019, une stabilité politique fondée sur une redistribution (modeste mais réelle) des richesses : annulation des coupes budgétaires et des impôts, augmentation du salaire minimum, titres de transport, manuels scolaires, fin des frais d’accès à la santé. Au cours de cette période, le PS a réalisé de graves attaques contre les services publics, mais le plan libéral de Passos Coelho (à commencer par la privatisation de la sécurité sociale) a été bloqué par la solidité de la gauche. Une vengeance politique et de classe restait alors à accomplir.

Quand le contexte international (Covid, inflation, guerre) a aggravé la pression sur les salaires, le logement et les services publics (en particulier la santé) – et malgré un certain allègement de la pression de l’UE et la minorité de la droite –, le PS a refusé toute réforme, préférant provoquer des élections pour se débarrasser de la pression des partis à sa gauche, dont il dépendait au parlement. Sans action coordonnée pour rejeter les budgets de stagnation, les partis à gauche du PS sont devenus plus vulnérables à la tactique hostile du Premier ministre de l’époque, António Costa, qui leur a imputé la responsabilité de la crise politique. Ils ont perdu une partie de leur représentation en 2022, lorsque le PS a obtenu une majorité absolue éphémère, puis à nouveau en 2024, après que celle-ci a implosé dans un nuage de corruption.

Dans ce nouveau contexte politique, le Bloco a revu son modèle de campagne électorale. Nous n’avons pas abandonné les combats programmatiques qui font l’identité du Bloc, tels que les services publics, l’égalité, le rejet de la xénophobie, l’opposition au militarisme, mais nous nous sommes concentrés sur quelques thèmes marquants : le plafonnement des loyers, les droits des ouvrier·es et l’impôt sur la fortune. C’est également ainsi que nous avons évité une discussion stérile sur la gouvernabilité, en mettant en avant les mesures qui permettraient de changer la vie d’une partie importante de la population et que notre représentation parlementaire défendrait en toutes circonstances. Cette politique a porté ses fruits : la question du plafonnement des loyers a occupé une place importante dans le débat politique, a obligé tous nos adversaires à se prononcer, a été renforcée par les nouvelles de plus en plus alarmantes sur la crise du logement et a été identifiée par une partie de la population comme une réponse valable. Elle restera l’un des combats les plus importants pour la vie de notre peuple. Cependant, aucun d’entre eux n’a favorisé une relance électorale.

Notre campagne a favorisé les initiatives décentralisées de contact direct, avec du porte-à-porte. Nous avons visité plus de vingt mille foyers et lancé une forme d’action politique qui sera fondamentale à l’avenir. Nous l’avons fait de manière variée dans le pays, en mobilisant des jeunes militant·es, des adhérents récents et d’autres plus anciens, qui ont pu constater qu’ils pouvaient intervenir directement et non pas en tant que spectateur·rices de la campagne électorale. Pour la même raison, nous avons remplacé les traditionnels rassemblements par des « discussions de café », ouvertes au dialogue avec tout le monde, et par des fêtes et des sessions publiques créatives et animées.

Le Bloco ne cessera pas de se battre pour ce que nous avons défendu dans ces élections : une politique populaire du logement, les droits des ouvrier·es, la lutte contre les inégalités et pour la qualité et la garantie des services publics, contre les menaces fascistes et pour l’unité dans la défense de la vie démocratique et des règles constitutionnelles qui la protègent.


 

Est-ce que cela remet en cause l’orientation politique et l’utilité du Bloco ? Ou est-ce qu’au contraire cela confirme la nécessité d’une telle organisation dans le recul politique que l’on vit à l’échelle mondiale ?

Dans cette nouvelle phase, la convergence à gauche du PS est une condition sine qua non pour remporter la victoire démocratique face à la droite radicalisée. Isolées, aucune des forces de gauche ne sera suffisante pour faire face à cette montée des droites. Toutes les forces politiques, les militant·es sociaux et syndicaux de ce champ politique sont appelés à constituer un camp qui soit une référence transformatrice, en opposition à la gouvernance de droite soutenue par le centre, incarné par le PS.

Ce chemin de rapprochement et de convergence est difficile, mais c’est celui du Bloco. Il doit se trouver une expression électorale et doit construire des espaces et une expérience sociale communs, sans abandonner aucun drapeau – des luttes syndicales au mouvement étudiant, du féminisme aux droits LGBTQI+, de la fraternité avec les immigré·es à l’antimilitarisme.

Il est certain qu’il existe de fortes différences dans ce domaine : le Livre s’aligne sur un européisme sans critique et de fortes ambiguïtés sur les questions d’armement. Du côté du PCP, aux erreurs de lecture résultant d’un « campisme » effréné s’ajoute le sectarisme qui se renforce au rythme du recul de l’influence du parti. Le mouvement syndical en paie le prix fort, avec l’atrophie sectaire des syndicats de la CGTP, déjà menacés par la dérive vers la droite de la société. Cependant, il existe des expériences récentes de mobilisations effectivement unitaires qui ouvrent des perspectives : dans les banlieues de la capitale, dans les luttes pour le droit au logement, contre le racisme et en réponse aux violences policières et des bandes fascistes. Dans le feu de ces luttes et dans l’ouverture de ces espaces, des solidarités doivent se forger qui révèlent les contours d’une alternative transformatrice capable d’affronter et de vaincre les expressions de haine qui se mobilisent. Le rôle du Bloc de gauche est irremplaçable dans tous ces débats et processus de lutte.


 

Comment vois-tu la rentrée sociale et politique au Portugal ?

Comme dans de nombreux pays, l’opinion publique est sensible au génocide en cours à Gaza. La participation de la députée du Bloco, Mariana Mortágua, à l’initiative de la Flottille pour Gaza témoigne de notre engagement envers la cause palestinienne et fait écho à un sentiment de solidarité qui se répand dans le pays.

Parallèlement, au niveau syndical, un débat important aura lieu sur la réponse à apporter au paquet de mesures gouvernementales en matière d’emploi qui, en plus d’annuler toutes les petites avancées obtenues sous les gouvernements PS, prévoit de nouvelles attaques. La nécessité d’une action convergente entre les centrales syndicales communiste et socialiste (CGTP et UGT, respectivement) fait l’objet d’un débat en cours en vue de la convocation d’une grève générale. Dans le même temps, la défaite du gouvernement devant le Tribunal constitutionnel sur des aspects essentiels de sa loi anti-immigration (par exemple, les obstacles au regroupement familial) a donné un nouvel élan aux mouvements d’immigrant·es pour des mobilisations en septembre, qu’il importe de relier aux luttes syndicales.

Sur le plan électoral, la rentrée est marquée par les élections municipales du 12 octobre, lors desquelles l’extrême droite ambitionne de conquérir plusieurs mairies, dont certaines des plus grandes du pays (Sintra, près de Lisbonne, par exemple). Le Parti communiste aura beaucoup de mal à conserver les quelques exécutifs qu’il gouverne encore, mais il a refusé tout dialogue avec les partis de gauche. Le Bloco se présente aux élections municipales dans plusieurs communes, y compris dans le cadre de coalitions avec Livre dans plus d’une vingtaine de grandes communes. À Lisbonne et à Ponta Delgada (capitale de la région des Açores), le Bloco participe à des coalitions élargies au Parti socialiste pour faire échec aux maires de droite.

En janvier 2026, l’élection présidentielle aura lieu. Le président est une figure secondaire du régime constitutionnel, avec une intervention limitée dans le processus législatif, bien qu’il ait le pouvoir de dissoudre le parlement. À droite comme à gauche, le scénario est celui d’une fragmentation politique, chaque parti cherchant à avoir son propre candidat, ce qui rend l’issue future peu prévisible. Il est probable que l’ancienne coordinatrice du Bloco, Catarina Martins, sera la candidate soutenue par le Bloco. 

Le 3 septembre 2025

Le Bloco tiendra son prochain congrès en novembre. Il y poursuivra la discussion sur la situation, le bilan des élections et son orientation.

 

Jorge Costa a commencé à militer au Parti socialiste révolutionnaire (PSR, section portugaise de la IVe Internationale) en 1991, à l’âge de 15 ans, en participant au mouvement de protestation contre la première guerre du Golfe, puis aux mouvement étudiants contre les gouvernements PS et PSD. Dirigeant du Bloc de gauche portugais (Bloco de Esquerda) depuis sa formation en 1999, il a été député en 2009-2011 et 2015-2019. Il est aujourd’hui membre de la direction permanente du parti et de la direction de la IVe Internationale.

Article traduit par Luc Mineito.

  • 1

    Le parti d’extrême droite Chega, ce qui en portugais signifie « Assez » ou « Ça suffit », inexistant aux élections de 2015, avait obtenu 1,3 % des voix en 2019, 7,2 % en 2022 et 18,1 % en 2024. NdT.

  • 2

    Le Livre (libre) est membre du Parti vert européen.

  • 3

    Luís Montenegro, dirigeant du PSD, était le chef du précédent gouvernement depuis avril 2024. Accusé de favoriser l’entreprise Spinunviva qu’il a fondée et que dirige son épouse, l’opposition a refusé de voter la confiance. Le Président du Portugal a alors dissous le parlement et convoqué les élections anticipées de mai 2025. Suite à la victoire relative de AD (Alliance Démocratique), formée par le PSD et le CDS, Montenegro est, de nouveau, chargé de former un gouvernement. NdT.

  • 4

    Mémorandum signé en mai 2011 entre le gouvernement du Portugal, le FMI et la BCE. NdT.