La crise du Sri Lanka est une fin de partie pour Rajapaksas

par Balasingham Skanthakumar
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Le mouvement citoyen du Sri Lanka, connu sous le nom de Janatha Aragalaya (« Lutte du peuple »), a remporté sa plus importante victoire à ce jour, lorsque Gotabaya Rajapaksa a annoncé, par l’intermédiaire du président du Parlement, qu’il démissionnerait le 13 juillet, à mi-chemin de sa présidence. Cet aveu de reddition, après avoir résisté pendant des mois à la demande centrale des protestations publiques - #GotaGoHome - dans le cadre des retombées politiques de la crise économique dévastatrice [1] de l’île, faisait suite aux manifestations de masse du 9 juillet.

 

Symboles d’État

Ces manifestations à travers le Sri Lanka ont été couronnées de façon spectaculaire à Colombo par l’occupation de trois symboles de l’autorité de l’État : le bureau du président (assiégé par les manifestants depuis trois mois), sa résidence officielle (qu’il avait fuie quelques heures auparavant pour se réfugier sur un navire de la marine), ainsi que la résidence officielle du premier ministre (inoccupée depuis début mai mais lourdement fortifiée), ceci en brisant les barricades métalliques et les clôtures en fer, et en laissant le personnel de sécurité de l’État impuissant. [2]

Plus de 100 000 personnes, sans distinction de classe, de sexe, d’ethnie, d’âge, de religion ou de conviction politique, ont convergé vers la capitale commerciale, surmontant, par leur nombre et leur détermination, au moins 20 000 militaires et policiers armés qui ont lancé des gaz lacrymogènes, utilisé des canons à eau, tiré à balles réelles et commis des actes de violence physique.

Plus tard dans la nuit, la résidence privée du Premier ministre a été incendiée dans des circonstances suspectes. Une foule enragée l’a encerclée, probablement provoquée par les alertes sur les médias sociaux et la diffusion en direct d’agressions brutales de la police paramilitaire contre des journalistes qui filmaient des manifestations pacifiques près de son domicile. Le Premier ministre avait résisté aux demandes de démission. Il pensait pouvoir assurer sa position ou même assumer la présidence après la destitution de Gotabaya Rajapaksa. Tout rusé qu’il soit, il a fait un mauvais calcul.

Chef de l’UNP

Ranil Wickremesinghe, leader à vie du parti d’opposition United National Party(UNP) et son seul parlementaire après une humiliante élimination en 2019, a été nommé Premier ministre par Gotabaya Rajapaksa le 12 mai, malgré l’absence de soutien majoritaire au sein du corps législatif - contrôlé par le parti du président - et surtout de légitimité populaire.

Cette manœuvre a fait suite à la démission du président sortant Mahinda Rajapaksa (frère aîné du président et deux fois président) et à l’instabilité politique au sein du gouvernement, lorsque les parlementaires du parti au pouvoir ont pris conscience de la crise économique profonde et de l’impopularité croissante de la famille du président (dont quatre membres étaient ministres).

Le 9 mai, Mahinda Rajapaksa avait convoqué ses partisans à Colombo pour leur montrer qu’il était prêt à assurer son poste de Premier ministre, pendant la période d’état d’urgence. Ces agents locaux des parlementaires ont été mobilisés pour attaquer physiquement les manifestants qui campaient depuis des semaines devant la résidence officielle du Premier ministre (« Temple Trees ») et le bureau du Président (« Secretariat »).

L’indignation et la solidarité de la population ont été immédiates. Celle-ci a spontanément afflué pour riposter aux malfrats (les partisans de Mahinda Rajapaksa) , alors que ces derniers commençaient à quitter la ville pour retourner dans leurs villes et villages. Cette contre-violence localisée s’est rapidement étendue à tout le pays, les maisons et autres biens de 78 parlementaires, représentants des gouvernements provinciaux et locaux pro-Rajapaksa ayant été incendiés. Dix personnes ont été tuées, dont un législateur du parti au pouvoir, et plus de 200 ont été blessées.

Au cours des violences de l’après-midi et de la nuit du 9 mai, les forces de sécurité ont assisté passivement aux agressions et aux destructions, mais par la suite, plus de 2 500 personnes ont été arrêtées, y compris des manifestants non affiliés à un parti et des cadres du parti de gauche Janatha Vimukthi Peramuna (JVP-Front de libération du peuple), simplement à partir de listes de noms fournies aux forces de police locales par les membres du parti du président mécontents.

L’étonnante ascension de Ranil Wickremesinghe au poste de Premier ministre, qu’il avait occupé cinq fois jusqu’alors depuis 1993, a été dénoncée par le noyau dur du mouvement citoyen ainsi que par l’opposition parlementaire, pour avoir détourné la campagne visant à évincer le Président et à se débarrasser de sa famille.

Des sections de la classe moyenne, des grandes entreprises, de la société civile libérale et de droite, des diplomates et des donateurs ont salué Wickremesinghe comme le « sauveur » du Sri Lanka, apportant la « stabilité politique » manquante et les références nécessaires pour mettre en œuvre les mesures économiques néolibérales différées, mener des négociations avec le Fonds monétaire internationalpour sortir de la crise des devises étrangères et commencer à « restructurer » la dette extérieure avec les créanciers privés et bilatéraux, ce qui a entraîné le premier défaut de paiement souverain du Sri Lanka depuis l’indépendance, le 12 avril. [3]

Les craintes du mouvement des citoyens étaient entièrement justifiées. L’ampleur et l’intensité des protestations publiques quotidiennes ont diminué. Les protestations ont été présentées comme ayant suivi leur cours et devenant préjudiciables à la « stabilité économique », qui exige l’ordre et la paix sociale pour rassurer les créanciers internationaux et les touristes et investisseurs entrants. Il y a eu plusieurs tentatives de coopter des sections parmi les manifestants et de d’instaurer [?] un dialogue avec ceux qui prétendent représenter ce qui est un groupe indépendant des partis politiques et des personnalités charismatiques.

Au lieu d’ouvrir la voie à une destitution rapide du Président, Wickremesinghe a semblé satisfait de gouverner à ses côtés dans un avenir prévisible. Il a obtenu des défections de partis d’opposition pour renforcer son nouveau cabinet dirigé par le Président. Il n’a pas introduit les changements constitutionnels demandés par le peuple pour limiter de manière drastique les pouvoirs exécutifs de Gotabaya Rajapaksa tant qu’il restait en fonction, comme mesure provisoire en vue de l’abolition de la toute-puissante présidence exécutive. Il n’a pas non plus pu soulager la misère des gens ordinaires, dont les moyens de subsistance et les vies sont dévastés par une crise économique d’une ampleur et d’une profondeur inconnues. [4]

Avantage politique

Les événements du 9 juillet ont permis de récupérer l’avantage politique de la dyarchie éphémère Gotabaya Rajapaksa-Ranil Wickremesinghe.

Les foules massives ont surmonté de nombreux obstacles. Le département de la police a mis en garde contre une possible attaque terroriste à l’approche de la mobilisation, dans le but de semer la peur parmi le public. L’inspecteur général de la police a imposé illégalement un couvre-feu d’une durée indéterminée interdisant tout mouvement public dans la nuit du 8 juillet, mais a été contraint de l’annuler dans les heures qui ont suivi le lendemain matin, en réponse aux dénonciations des politiciens de l’opposition et des groupes d’avocats. Cependant, le mal était fait puisque les trains et les bus publics ont été annulés, privant les manifestants de ces moyens de transport. Dans le même temps, la seule compagnie de carburant disposant d’un stock a suspendu sa distribution, également dans l’intention de perturber la mobilité.

Dans une remarquable démonstration de volonté, les gens se sont frayés un chemin depuis le sud profond, les collines centrales et le long de la côte occidentale. Ceux qui s’étaient rassemblés dans les gares d’Avissawella, de Galle, de Kandy et de Matara ont réquisitionné les trains disponibles, ornant l’avant de banderoles anti-gouvernementales, pour voyager. D’autres ont trouvé n’importe quel bus privé, camion, tracteur, camionnette ou autre véhicule ayant encore du diesel ou de l’essence dans lequel ils pouvaient se glisser. Un grand nombre d’entre eux ont pédalé sous une chaleur torride, tandis que d’autres ont parcouru des dizaines de kilomètres à pied tout au long de la journée du 9 juillet afin de se frayer un chemin vers Colombo. Ils sont venus vêtus de noir, brandissant le drapeau national, tenant des affiches faites maison et scandant des slogans et des messages anti-gouvernementaux qui ont fait le tour du monde.

La veille, des étudiants des universités d’État avaient été mobilisés par la Fédération inter-universitaire des étudiants (IUSF) pour se rendre à Colombo, dormant dans la rue toute la nuit. Les protestations du 9 ne se sont pas limitées à Colombo. Dans toutes les grandes villes et dans de nombreux endroits plus petits, les gens sont descendus dans la rue, en tapant sur des casseroles, en brandissant des drapeaux et en exprimant leur colère et leur demande de changement politique, de la ville de Galle, à majorité cinghalaise, dans le sud, à la ville de Jaffna, à majorité tamoule, dans le nord, et à Batticaloa, dans l’est. Des manifestations de solidarité de la diaspora sri-lankaise (principalement de la communauté cinghalaise, mais aussi des musulmans et un nombre moins important de Tamouls, ce qui reflète les fractures et la méfiance) ont également eu lieu le même jour en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Amérique du Nord et en Europe occidentale.

L’impensable

Comment enregistrer ce qui était impensable il y a encore quelques mois : la toxicité des Rajapaksas ? Quelle est la nature du mouvement citoyen, et la place qu’y occupent le travail organisé et la gauche ? Quels sont les clivages et les contradictions qui colorent la réaction de la nation tamoule et de la communauté ethno-religieuse musulmane à l’égard du Janatha Aragalaya ? Que se passe-t-il maintenant, si et quand le Président et le Premier ministre quittent effectivement leur poste ?

Ce qui a été accompli par le mouvement des citoyens en quelques mois, aussi long et épuisant que cela puisse paraître à ceux qui l’ont vécu, doit être intégré. L’année dernière, il était inimaginable que Gotabaya Rajapaksa n’aille pas au bout de son mandat de président, ni que son successeur, s’il ne se représente pas (et gagne probablement), ne soit pas un autre Rajapaksa. Il n’était pas non plus concevable qu’au moins pour une autre génération, les Rajapaksa soient considérablement mis en cause et incapables de faire une offre directe pour le pouvoir dans un avenir proche. La crainte profonde attachée à la critique de la première famille, et à ses méthodes extra-légales de traitement des dissidents, s’est dissipée.
Depuis la première victoire de Mahinda Rajapaksa à la présidentielle de 2005, les méga-projets d’infrastructure financés par des emprunts étrangers, la défaite des séparatistes Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE) en 2009, qui a mis fin à 26 ans de guerre interne prolongée, et la consolidation du nationalisme bouddhiste cinghalais, qui est l’idéologie de l’État depuis l’indépendance après 443 ans de colonialisme européen, il est adoré au sein de la nation cinghalaise (qui représente près de 75 % des quelque 22 millions d’habitants).

Gotabaya Rajapaksa, bien qu’il n’ait pas le magnétisme et la sagacité de son frère aîné, a été associé à ces réalisations en tant que ministre de la défense officieux et bureaucrate chargé de la réinstallation des pauvres en milieu urbain, de « l’embellissement » de Colombo par l’élimination de ces derniers et du développement d’espaces commerciaux et de loisirs. Son profil d’étranger à la politique du parti et d’homme d’action sans état d’âme lui a valu l’affection des milieux d’affaires, des groupes professionnels, de la classe moyenne et des fonctionnaires qui en avaient assez de voir des politiciens ineptes profiter de leur fonction et s’immiscer dans l’administration de l’État.

Lorsque le candidat novice Gotabaya Rajapaksa a été élu à la présidence avec plus de 52 % des voix (6,9 millions) en novembre 2019, la seule question à se poser était de savoir avec quelle marge le Sri Lanka Podujana Peramuna (SLPP-Front populaire), récemment fondé et dirigé par Mahinda Rajapaksa, l’emporterait lors des élections législatives d’août 2020. En fait, le SLPP a récolté 59 % des suffrages exprimés, remportant 145 sièges sur les 225 que compte le Parlement, soit un peu moins que la majorité des deux tiers qu’il souhaitait obtenir pour modifier la Constitution afin de renforcer les pouvoirs du président. Cet amendement a effectivement suivi, avec le soutien de ses alliés, affaiblissant l’indépendance du Premier ministre et du Cabinet ainsi que celle des institutions de contrôle.

Cependant, le bilan de son mandat, qui a coïncidé avec la pandémie de Covid-19, a cruellement déçu ses principaux électeurs. Bien que la campagne de vaccination du Sri Lanka ait été un succès dans la région, le fait qu’il se soit appuyé sur des militaires et d’anciens militaires (dont il fait partie) pour gérer les fonctions civiles a suscité l’hostilité des fonctionnaires de carrière. Son incapacité ou son manque de volonté à freiner la vénalité des législateurs du parti au pouvoir, y compris ceux de sa propre famille élargie, a déçu le public. Par-dessus tout, sa mauvaise gestion de l’économie - y compris l’interdiction des intrants chimiques dans l’agriculture [5] - aggravant une crise en gestation depuis des décennies, a brisé le mythe de l’efficacité technocratique cultivé par ses anciens partisans.

 

Le mouvement des citoyens

Quelle est la nature et l’identité du mouvement citoyen qui se connaît, et qui est connu dans la société, sous le nom de Janatha Aragalaya ? Il est extrêmement attentif à être reconnu comme « non partisan » (nirpakshika), c’est-à-dire non affilié à un parti politique ou à une idéologie. C’est une nouveauté dans une société où les partis politiques, quel que soit le spectre idéologique, ont été les vecteurs de la protestation sociale ou se sont rapidement appropriés ces protestations. En fait, son point d’honneur est de rejeter tous les partis représentés au parlement, comme étant responsables des occasions perdues au cours des 74 années qui ont suivi la décolonisation en 1948. Il est fier d’être non-violent (samakami) - ce qui n’est pas négligeable en termes d’acceptation populaire alors que le Sri Lanka a connu trois fois des soulèvements armés de jeunes depuis 1971. Dès le début, il y a eu des messages clairs d’opposition au racisme, compris tardivement et encore incomplètement, comme ayant été utilisé par la classe dirigeante pour diviser les gens sur la base de leur ethnicité (cinghalais, tamoul et musulman) et de leur religion (bouddhiste, hindou, islamique et chrétien).

Il n’a pas de leader dominant ni de porte-parole identifiable, mais rassemble une variété d’origines et de groupes d’intérêts liés par leur dégoût pour Gotabaya (« Gota ») Rajapaksa et sa famille, mais aussi par leur détermination à opérer ce qu’ils appellent un « changement de système » - en corrigeant les défauts structurels du système politique, notamment la concentration et la centralisation du pouvoir à la présidence, la nomination et l’élection des représentants politiques, et une nouvelle constitution pour remplacer celle de 1978, fondée sur l’attribution des pouvoirs exécutifs au bureau du président.

Il n’est ni critique ni défenseur du capitalisme ou même du néolibéralisme. Tout au plus, il est attaché aux services de santé et d’éducation gratuits et aux programmes sociaux qui constituent ce qui reste de l’État-providence du Sri Lanka. Mais surtout, le mouvement reflète le courant dominant dans son adaptation et sa normalisation de la libéralisation économique : marchés déréglementés, prix fixés par les cartels, privatisations, capitaux étrangers et croissance axée sur les exportations.

Souvent décrites comme appartenant à la « classe moyenne » et à la « jeunesse » - et de manière non positive - ces catégories ne sont pas exactement appliquées au Sri Lanka, ni exactes dans tous les contextes. La composition sociale du principal site permanent de protestation, connu sous le nom de « GotaGoGama » (« GotaGoVillage »), adjacent au bureau du président, est en grande partie cinghalaise et bouddhiste, l’âge des manifestants s’échelonnant généralement entre 20 et 40 ans, et comprenant des travailleurs indépendants et des aspirants professionnels, mais aussi des jeunes de la classe ouvrière et des étudiants issus de la classe moyenne inférieure. Il s’agit principalement d’hommes, mais les femmes y sont mieux représentées et plus visibles que dans les syndicats et la gauche. Les bénévoles et les visiteurs sont issus de toutes les communautés ethniques, de tous les sexes, de toutes les sexualités et de toutes les confessions, ainsi que des personnes âgées, y compris des militants de longue date dynamisés par ce mouvement unique et sans précédent.

Ce mouvement citoyen ne commence et ne finit pas là où il est le plus concentré et le plus visible, à Galle Face Green, au cœur de la ville de Colombo de l’époque coloniale britannique. Il existe également des implantations permanentes dans d’autres villes et villages : Anuradhapura, Badulla, Galle, Gampola, Jaela, Kandy, Kurunegala, Matara, Monaragala, Negombo et Ratnapura. Au-delà, ce mouvement comporte la manière dont il a commencé : des protestations à petite échelle par des personnes qui se rassemblent chaque soir ou chaque semaine dans leur quartier pour tenir des pancartes, agiter le drapeau national et scander des slogans anti-gouvernementaux. Dans chaque lieu, la foule varie selon la classe sociale, l’origine ethnique et religieuse.

Ses débuts remontent à la fin du mois de février, lorsqu’une poignée de collègues et d’amis d’une banlieue de Colombo, excédés par les coupures d’électricité qui s’éternisent et les pénuries de produits de première nécessité, ont organisé de petites veillées silencieuses à la bougie pendant une heure ou deux chaque soir. Inspirés par cet exemple et cherchant des moyens d’exprimer leur frustration à l’égard du gouvernement, d’autres personnes des environs de Colombo ont rejoint cette action. Ils ont été encouragés à en organiser de semblables dans leurs propres quartiers.

À la fin du mois de mars, de nombreuses veillées de ce type ont eu lieu, attirant l’attention des médias, et suivant le même format : tenir des bougies ou des torches clignotantes pour symboliser l’obscurité qui règne dans les maisons en raison des coupures de courant ; et avec des pancartes confectionnées par leurs soins, blâmer le gouvernement et en particulier le ministre des finances de l’époque (et frère cadet du président) Basil Rajapaksa ainsi que le gouverneur de la banque centrale de l’époque Ajith Nivard Cabraal pour leur mauvaise gestion de l’économie.

L’une des demandes les plus constantes a été de « rendre l’argent volé », principalement à l’encontre des Rajapaksa, qui auraient accumulé une richesse considérable pendant qu’ils étaient au gouvernement et qui serait cachée à l’étranger, car le trésor public a commencé à se vider en 2022, limitant les importations, notamment de charbon et de diesel pour l’électricité.

Dans les quartiers plus huppés de Colombo, certains tenaient des pancartes sur lesquelles on pouvait lire « Allez au FMI ». Depuis l’année dernière, les économistes, les associations professionnelles et la classe moyenne supérieure sont convaincus que seul le Fonds monétaire international (FMI) peut « renflouer » l’économie, mettre en place les réformes politiques nécessaires et faciliter l’accès du Sri Lanka à de nouveaux emprunts sur le marché monétaire international. Cette croyance selon laquelle le recours au FMI est non seulement inévitable, mais même souhaitable, est devenue le sens commun de la société politique et civile. Il n’y a pas eu de débat sérieux sur la façon dont le Sri Lanka est tombé dans le piège de la dette (51 milliards de dollars pour une économie de 80 milliards de dollars), ni sur la question de savoir si ces dettes devaient être rejetées comme illégitimes. Ce n’est que récemment que des voix égarées appelant à un audit de la dette se sont fait entendre.

Le mouvement a pris un tournant décisif le 31 mars, lorsqu’une manifestation de routine près de la résidence privée du président, dans une banlieue de classe moyenne de Colombo, s’est spontanément gonflée de jeunes et d’autres personnes en colère contre les coupures d’électricité qui sont passées de 10 à 13 heures, les pénuries de carburant et de médicaments et la flambée des prix des denrées alimentaires. Des violences ont suivi, alors que la police défendait le domicile du président. Gotabaya Rajapaksa, qui avait été évacué plus tôt, a été transféré par sa garde rapprochée dans sa résidence officielle fortifiée, où il devait rester sans interaction avec le public jusqu’à un autre départ précipité la semaine dernière - premier retournement de situation.

Loin de discréditer le mouvement citoyen, la brutalité de la police et la tentative des politiciens au pouvoir de le comparer au « printemps arabe » ont déclenché une vague de sympathie de la part du public. Les jours suivants, de plus en plus de personnes sont descendues dans la rue et de nouveaux sites de protestation ont émergé à travers l’île. Pour rassembler ces actions disparates, certains organisateurs ont commencé à se coordonner entre eux par le biais de plateformes de rencontre et de messagerie en ligne, mais sans structure ni forme. Les préparatifs ont commencé pour une marche massive afin de faire converger et amplifier leur protestation.

Comme ils ne pouvaient pas s’approcher du président, ils ont choisi de marcher sur son bureau. Le secrétariat présidentiel fait face à l’océan Indien - où les navires attendent au loin d’accoster au port de Colombo - et la « Colombo International Financial City », construite par la Chine, s’élève au-dessus de la mer, comme une zone d’exception pour le capital mondial, libre de toute imposition et de toute réglementation des flux financiers.

La manifestation du 9 avril a dépassé toutes les attentes en termes de taille et de militantisme. Certains des jeunes participants ont décidé de rendre leur protestation continue (#OccupyGalleFace) en refusant de quitter le site. D’autres ont contribué en fournissant des tentes pour s’abriter, en distribuant de la nourriture et des boissons cuisinées, en se procurant du matériel de sonorisation pour diffuser leur colère. Bientôt, une petite communauté a commencé à se développer avec sa propre cuisine et son approvisionnement en eau potable, ses toilettes et ses premiers soins, sa bibliothèque et son installation de recharge de téléphones portables à l’énergie solaire, rejoints plus tard par un cinéma et de multiples espaces de représentation et d’enseignement pour le théâtre, la danse, la musique et la parole.

Comme le site physique (#GotaGoGama), tout comme le mouvement citoyen, est un espace ouvert à tous ceux qui partagent la même demande fondamentale de destitution du président et de sa famille, divers groupes ont commencé à prendre place sur le même site, de la communauté des sourds aux anciens militaires handicapés, en passant par les moines bouddhistes et le clergé chrétien, les victimes des attaques terroristes du dimanche de Pâques 2019, les militants de la bonne gouvernance, les défenseurs des droits de l’homme et bien d’autres encore.

La gauche organisée, principalement le Janatha Vimukthi Peramuna (JVP-Front de libération du peuple) et son parti dissident, le Peratugami Samajawadi Pakshaya(PSP-Parti socialiste de la ligne de front), est également présente, mais de manière stratégique, non pas par le biais d’organisations de parti, mais plutôt par celui de leurs ailes de jeunesse (respectivement Socialist Youth Union et Youth for CHEnge) et d’étudiants (respectivement Socialist Students Union et Revolutionary Students Union). Une autre présence constante dans le mouvement de gauche a été la Fédération inter-universitaire des étudiants (IUSF), autrefois contrôlée par le JVP mais aujourd’hui non affiliée bien que perçue comme influencée par le PSP. Tout au long de cette lutte, elle a électrisé le mouvement en mobilisant régulièrement les étudiants lors de manifestations et de rassemblements, en faisant preuve d’intransigeance politique et en menant des actions audacieuses telles que le blocage du Parlement à Kotte et du manoir présidentiel à Colombo, bravant les matraques de la police, les gaz lacrymogènes et les canons à eau, ainsi que les ordonnances des tribunaux.

Au cours des premiers mois de 2022, la passivité de la classe ouvrière était palpable. Il ne semblait pas y avoir d’appétit pour la confrontation avec les employeurs et l’État, malgré la pression exercée sur leur niveau de vie par la crise économique. Pour les travailleurs journaliers, les restrictions et les lockdowns des deux dernières années de la pandémie ont été insupportables pour leurs revenus et leur survie. Ces dernières années, des luttes sectorielles ont été menées par les travailleurs des plantations, les travailleurs des zones franches d’exportation, les enseignants, les travailleurs de la santé, les agriculteurs et autres, mais elles étaient isolées et inégales. Le taux de syndicalisation est faible et en déclin, sauf dans le secteur public. La conscience de la classe ouvrière est également fragmentée et diluée par des décennies de luttes défensives qui se sont souvent soldées par des défaites, par le poids de l’idéologie du marché, du nationalisme bouddhiste cinghalais et du racisme, par l’expérience de la terreur d’État pendant la guerre et la seconde insurrection menée par le JVP, et par l’incapacité à forger une coordination syndicale durable.

Les principaux syndicats du secteur privé, comme leurs homologues du secteur public historiquement liés aux principaux partis politiques, se sont d’abord méfiés du mouvement des citoyens, considéré comme anarchique et inchoatif. De plus petits syndicats indépendants et de gauche, comme le Ceylon Bank Employees (CBEU) et le Ceylon Mercantile Industrial and General Workers (CMU), ainsi que le Ceylon Teachers (CTU) et d’autres, se sont montrés plus sympathiques, se joignant aux manifestations et s’engageant dans les protestations.

Alors que le mouvement prenait de l’ampleur au cours du mois d’avril, des coalitions ad hoc de syndicats et d’autres organisations couvrant les secteurs public et privé, y compris le Centre national des syndicats du JVP ainsi que le Mouvement pour la réforme agraire et foncière (MONLAR), affilié à La Via Campesina, ont mené deux arrêts de travail nationaux très réussis : le hartal (arrêt de travail et fermeture) du 28 avril et la première grève générale depuis la stupéfiante déroute de juillet 1980, le 6 mai. [6]

Le gouvernement a été ébranlé par ces actions qui ont obtenu un large soutien de la part des travailleurs du secteur public dans les domaines de l’administration, de la santé, des transports et des services postaux - généralement loyaux au gouvernement en place - ainsi que des opérateurs et travailleurs des petites entreprises, des commerçants ruraux, des agriculteurs et des pêcheurs, et des travailleuses des zones franches d’exportation. Le pouvoir de la classe ouvrière de paralyser l’activité commerciale et de perturber la normalité constituait une menace immédiate plus importante pour l’État que les manifestations d’occupation. La réponse de l’État a été d’imposer une loi d’urgence et d’imposer des ordres de services essentiels pour rendre les actions de grève illégales. Cependant, cela n’a pas découragé les syndicats et n’a pas entamé le succès.

 

Où sont les Tamouls ?

Tant les sympathisants que les détracteurs du mouvement citoyen se sont inquiétés de son caractère inclusif et de son écho limité - en dehors des régions urbanisées et à majorité cinghalaise de l’île - et notamment en ce qui concerne la nation tamoule du Sri Lanka, qui habite historiquement le nord et l’est de l’île. Cela est juste. Les revendications centrales de l’Aragalaya et son assimilation des origines et des contours de la crise sont liées à l’identité et à la conscience de la nation cinghalaise.

Au sein du mouvement citoyen, en dehors de quelques poches et espaces, il n’y a pas eu de prise en compte des racines systémiques du suprématisme cinghalais, ni des injustices historiques infligées aux Tamouls. Il est extrêmement difficile pour la majorité cinghalaise de reconnaître qu’elle n’a pas été la première victime de la guerre. Il n’y a pas de reconnaissance généralisée, même 12 ans plus tard, de la douleur persistante de la famille et des amis qui ne sont pas autorisés à faire publiquement le deuil et à commémorer ceux qui n’ont pas survécu, et ceux qui ont disparu et sont toujours portés disparus, y compris les combattants ; de leur dépossession des terres arables et résidentielles sous occupation militaire ; de la présence oppressive de l’armée et de son intervention dans les affaires civiles dans la région touchée par la guerre ; des tentatives en cours pour remettre en cause les revendications des Tamouls (et des musulmans) sur la terre et la mer et sur leurs sites religieux ; et de la menace omniprésente de la loi sur la prévention du terrorisme contre les critiques de l’État.

Ce n’est pas que les Tamouls du Nord et de l’Est soient indifférents à l’aragalaya. Comment pourraient-ils l’être alors qu’ils ont toujours voté pour le principal candidat de l’opposition aux Rajapaksa à chaque élection présidentielle depuis 2005 ? Pour beaucoup, il y a peu ou pas d’empathie avec la nation cinghalaise, perçue comme ayant créé le monstre qu’elle souhaite maintenant détruire. Est-ce seulement à cause des coupures de courant et des pénuries de carburant et de médicaments qu’il y a une opposition aux Rajapaksas maintenant, demandent-ils ? Ces pénuries ne sont pas inconnues de ceux qui ont vécu le blocus économique du Nord pendant les années de guerre. Ils n’ont pas vu leur souffrance, qui inclut mais va aussi au-delà des privations socio-économiques, représentée dans ce mouvement citoyen.

Cependant, une lutte de fond modifie invariablement la conscience de ses protagonistes. En l’espace de quelques mois seulement, depuis que l’aragalaya a pris son envol et commencé à prendre forme, comme l’a observé la militante des droits Ambika Satkunanathan : « ... il y a une prise de conscience croissante et un espace pour parler de questions que l’on pensait auparavant impossibles. La militarisation, les crimes de guerre, le documentaire de Channel 4 [preuve vidéo de crimes contre l’humanité commis par les forces de sécurité sri-lankaises dans les dernières phases de la guerre en 2009], le racisme. On entend des gens dire : ’s’ils font ça dans le Sud, imaginez ce qu’ils ont dû faire dans le Nord et l’Est’ ». [7]

Rien de tout cela n’aurait été possible sans l’expérience formatrice de ce mouvement, qui comprend les efforts patients des militants progressistes cinghalais, musulmans et tamouls pour informer, éduquer et attirer l’attention sur les doléances et les objectifs des citoyens issus des minorités. En fait, parmi les demandes les plus récentes (le 9 juillet) d’activistes bien connus du mouvement figurent la libération des « prisonniers politiques » (une référence aux suspects des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE) détenus avant et après la fin de la guerre) et la justice pour les familles des victimes d’exécutions extrajudiciaires et de disparitions (qui comprennent des représentants politiques et civils tamouls, des journalistes et des travailleurs des droits de l’homme, ainsi que des cadres des LTTE) [8].

Et ce n’est pas que les peuples non-sinhala soient absents des agitations en dehors du Nord et de l’Est. Les musulmans, qui se définissent au Sri Lanka comme une communauté ethnique et pas seulement religieuse, ont été la cible de l’islamophobie après la fin de la guerre en 2009. Outre les violences périodiques contre leurs maisons, leurs entreprises et leurs lieux de culte et d’éducation, ils ont été collectivement pris pour cible après les violences terroristes du dimanche de Pâques 2019 et ont subi l’agonie de la crémation forcée des morts de Covid-19, contre leurs pratiques religieuses. Dans les premiers temps du mouvement citoyen, ils étaient prudents dans leur participation, craignant le racisme des manifestants ou la répression de l’État. Mais depuis avril, ils sont visibles et se font entendre. Entre-temps, les Tamouls résidant dans la partie occidentale du Sri Lanka, très peuplée, qu’ils soient originaires du nord, de l’est ou des collines, participent également à l’aragalaya. La langue tamoule est de plus en plus visible dans les bannières, les pancartes et la signalisation du mouvement, même si on ne l’entend pas beaucoup dans les slogans, les chants et les discours.

Et maintenant ?

Au moment où nous écrivons ces lignes, le Sri Lanka est en proie à des rumeurs de tentative de fuite de Gotabaya Rajapaksa avant qu’il ne démissionne officiellement le 13. Pendant ce temps, Ranil Wickremesinghe tente de se ménager un avenir politique, idéalement à la présidence qu’il convoite depuis longtemps. Des discussions officielles et des réunions en coulisses se déroulent fébrilement entre les parlementaires et des agents. La suite sera un arrangement transitoire : une nouvelle cohabitation entre les partis qui étaient auparavant au gouvernement et ceux qui sont actuellement dans l’opposition. La durée de cette cohabitation est incertaine.

La revendication du Janatha Aragalaya a toujours été la formation d’un gouvernement multipartite, après la démission du président et du premier ministre, qui devrait se concentrer sur l’aide économique à la population et sur la promulgation d’une nouvelle constitution abolissant le système présidentiel de gouvernement. Il n’y a aucune certitude que cela sera respecté par les politiciens, c’est pourquoi les activistes ont proposé la création d’un « Conseil du peuple » composé de ses membres, qui co-gouvernerait avec le Parlement. Dans certains milieux, on s’inquiète de savoir s’il y aura un putsch de la part des militaires : de concert avec des parties de l’ancien régime ou de manière autonome. Beaucoup de choses sont obscures. Il faut rester vigilant et mobilisé. Les Rajapaksas sont tombés. Le système qui les a engendrés ne l’est pas.


Colombo, 11 juillet 2022

 

Traduit par Sushovan Dhar avec l’assistance de Christine Pagnoulle.

Notes

[1] Ahilan Kadirgamar, “Rethinking Sri Lanka’s economic crisis”, Himal Southasian, 28 février 2022, https://www.himalmag.com/rethinking-sri-lankas-economic-crisis-interview-ahilan-kadirgamar-2022/

[2] Pour illustrations et commentaire, voir le fil Twitter d’ Amalini De Sayrah https://twitter.com/Amaliniii/status/1545609072128405504

[3] Eric Toussaint, Sri Lanka : Il ne faut pas signer un accord avec le FMI, 15 avril, https://www.cadtm.org/Sri-Lanka-Il-ne-faut-pas-signer-un-accord-avec-le-FMI

[4] Andrew Fidel Fernando, “Sri Lanka Crisis : Daily heartbreak of life in a country gone bankrupt”, BBC News, o8 juillet 2022, https://www.bbc.com/news/world-asia-62077109

[5] Meera Srinivasan, “Sri Lanka’s ‘organic only’ policy | Sowing the seeds of a disaster”, The Hindu, 18 December 2021, http://europe-solidaire.org/spip.php?article60495.

[6] Devana Senanayake, ‘First in four decades’ : Why Sri Lanka general strike matters’, Al Jazeera English, 29 avril 2022, https://www.aljazeera.com/news/2022/4/29/first-in-four-decades-why-sri-lanka-general-strike-matters

[7] Ambika Satkunanathan, “The Tamil Struggle, the Aragalaya and Sri Lankan Identity”, Groundviews, 15 mai 2022, https://groundviews.org/2022/05/15/the-tamil-struggle-the-aragalaya-and-sri-lankan-identity/

[8] “GotaGoGama activists issue 6 immediate demands”, Daily FT, 11 July 2022, https://www.ft.lk/news/GotaGoGama-activists-issue-6-immediate-demands/56-737317