La révolution démocratique - dernier épisode d'un drame qui dure depuis des décennies

par Rohini Hensman
numéro

Le 14 juillet 2022, le président du parlement sri-lankais a annoncé (1) qu’il avait accepté la démission du président Gotabaya Rajapaksa, envoyée par courriel de Singapour où il s’était réfugié en passant par les Maldives. Le fait que cet ancien commandant militaire – surnommé « Terminator » en raison de sa propension à faire assassiner ses détracteurs (2) – ait été contraint de démissionner par un mouvement de masse pour l’essentiel non violent marque un épisode majeur de la longue révolution démocratique du Sri Lanka (3).

La notion de « révolution démocratique bourgeoise » prête à confusion parce qu’elle suggère que la démocratie est un cadeau de la bourgeoisie, qu’elle est inséparable du capitalisme et qu’elle n’a rien à voir avec le socialisme, alors qu’en fait, la plupart des composantes de la bourgeoisie ne s’y intéressent pas et que le Manifeste communiste affirme que « la première étape dans la révolution ouvrière est () la conquête de la démocratie. » (4) La démocratie – la liberté de ne pas être tué, torturé ou victime de disparitions forcées, la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique, l’égalité des droits et des chances, et le droit des personnes à participer aux décisions qui les concernent – n’est gagnée et défendue que par les luttes des travailleuses et travailleurs solidaires les uns des autres. En outre, alors qu’une révolution bourgeoise peut être accomplie rapidement, une révolution démocratique peut prendre des décennies et connaître de sérieux revers.

Le soulèvement au Sri Lanka, qui a commencé par quelques petites veillées à la bougie au début du mois de mars 2022 et s’est transformé en une véritable révolution avec la prise du palais présidentiel et du bureau du Premier ministre par les manifestants, a été déclenché par de graves pénuries de nourriture, de carburant, de gaz et de médicaments, accompagnées de longues coupures de courant et d’une flambée des prix. Comme l’explique Nimanthi Rajasingham (5), les manifestant∙es ont rendu le président Gotabaya Rajapaksa et les membres de sa famille, y compris le Premier ministre de l’époque, Mahinda Rajapaksa, responsables de la catastrophe. Les manifestations se sont étendues à tout le pays, le lieu le plus emblématique étant Galle Face Green à Colombo, en face du Secrétariat présidentiel, que les protestataires ont appelé GotaGoGama. Elle souligne également que, bien que la mauvaise gestion criminelle du régime de Gotabaya Rajapaksa ait porté le coup de grâce à l’économie, la montagne de la dette extérieure ne cessait de croître depuis plus de quatre décennies, après que J.R. Jayawardene, du Parti national uni (UNP), eut remporté les élections de 1977 et introduit le néolibéralisme.

Cependant, il est significatif que, bien qu’il s’agisse manifestement d’une crise économique, la revendication qui a unifié l’aragalaya – la lutte – était « GotaGoHome » (« Gota rentre chez toi »). Les manifestant∙es ne demandaient pas que Gotabaya leur fournisse ce dont ils avaient besoin. Au contraire, ils voulaient que lui et son gouvernement partent, faisant appel à une forme supérieure de démocratie qui inclut le droit de révoquer les représentants qui ne remplissent pas leur mandat. C’est l’indication la plus claire qu’à l’origine de l’effondrement économique se trouve une débâcle politique.

 

État ultra-autoritaire d’un côté, électorat divisé de l’autre

Comment les gouvernements successifs, et surtout le dernier, ont-ils pu prendre des décisions politiques aussi désastreuses sans en être empêchés par la population ? La réponse courte est que l’État s’est arrogé un pouvoir quasi absolu, alors que le peuple était tellement divisé que chaque secteur qui s’opposait à une politique particulière pouvait être isolé et écrasé. Diviser l’électorat selon des critères ethno-religieux a été la politique de la classe dirigeante depuis que Ceylan (comme on appelait alors le Sri Lanka) a obtenu son indépendance des Britanniques en 1948, ce qui a permis à l’exécutif de centraliser un énorme pouvoir entre ses mains.

En 1948 et 1949, le gouvernement de l’UNP a promulgué une législation privant environ un million de Tamouls d’origine indienne plus récente (la plupart d’entre eux étant des travailleurs de plantation surexploités dans le pays central des collines – le Hill Country) de leur citoyenneté et de leur droit de vote. Cette mesure a marqué le début d’une politique visant à isoler une partie des travailleurs et à les soumettre à la discrimination, à la violence et à la privation de leurs droits fondamentaux. Cette politique a depuis été utilisée contre les Tamouls qui habitent l’île depuis aussi longtemps que les Cinghalais, les musulmans et parfois même les chrétiens cinghalais. Dans chaque cas, certains membres de la communauté majoritaire – des Cinghalais bouddhistes – ont orchestré les attaques, d’autres ont défendu avec force les victimes, et beaucoup sont restés passifs.

La loi sur la langue officielle introduite par le gouvernement du Sri Lanka Freedom Party (SLFP) de S.W.R.D. Bandaranaike, arrivé au pouvoir en 1956, a accéléré ce processus. Elle a fait du cinghalais la seule langue officielle, discriminant ainsi les locuteurs tamouls, notamment dans l’emploi public. Les protestations pacifiques contre cette mesure ont conduit aux pogroms anti-tamouls de 1958. Les Tamouls du Sri Lanka étant une minorité beaucoup plus importante que les Tamouls des collines, le sentiment d’injustice qui en a résulté – renforcé lorsque le SLFP dirigé par Sirimavo, la veuve de Bandaranaike, a introduit une politique discriminatoire à l’égard des étudiants tamouls pour l’entrée à l’université – a contribué à la dérive vers la guerre civile.

En 1978, J.R. Jayawardene a introduit une nouvelle Constitution qui a centralisé un pouvoir presque absolu dans les mains du président exécutif, un poste qu’il a continué à occuper. Non seulement le Parlement a été privé de ses pouvoirs, mais les institutions qui devaient être indépendantes de l’exécutif et du parti politique au pouvoir – telles la Commission électorale, la Cour suprême et le pouvoir judiciaire, la Commission nationale de la police, la Commission chargée d’enquêter sur les allégations de corruption, la Commission des droits humains et la Commission du service public – sont également passées sous le contrôle de l’exécutif, avec des conséquences prévisibles.

Compte tenu de son rôle évident d’atteinte à la démocratie, la présidence exécutive (6) fait l’objet d’une lutte acharnée depuis lors. La campagne visant à l’abolir a été paralysée par un avis de la Cour suprême selon lequel il faudrait pour cela le soutien d’une majorité des deux tiers au Parlement et une majorité simple lors d’un référendum – ce qui a été difficile à obtenir. Au lieu de cela, sous la présidence de Chandrika Kumaratunga (1994-2005), le 17e amendement a considérablement réduit les pouvoirs du président ; puis, sous la présidence de Mahinda Rajapaksa, un 18e amendement (2010) a abrogé le 17e amendement et supprimé la limite de deux mandats présidentiels. Lorsque Maithripala Sirisena, un rebelle du SLFP, est devenu président et Ranil Wickremesinghe, Premier ministre, à la faveur du mouvement populaire Yahapalanaya (bonne gouvernance) en 2015, le 19e amendement a de nouveau restreint les pouvoirs du président, mais il a été rapidement annulé après l’arrivée au pouvoir en 2019 de Gotabaya Rajapaksa, désormais membre du Sri Lanka Podujana Peramuna (SLPP), une scission de droite du SLFP, et l’adoption du 20e amendement en 2020. Une présidence exécutive plus autoritaire est associée à des assauts plus meurtriers contre les droits humains et la démocratie. Il n’est pas surprenant qu’un nombre croissant de voix de l’aragalaya demande son abolition.

Ces divisions pernicieuses entre les travailleurs ordinaires d’une part et la centralisation du pouvoir d’autre part ont permis à l’État de violer les droits humains et les droits démocratiques de tous, y compris des Cinghalais bouddhistes. Les exemples sont nombreux, notamment l’assassinat de détracteurs cinghalais et le licenciement de dizaines de milliers de travailleurs en 1980, mais l’exemple le plus spectaculaire est la répression par l’UNP du second soulèvement du Janatha Vimukthi Peramuna (JVP) en 1987-1989. Cette répression a eu recours à la plupart des mesures déjà utilisées contre les Tamouls – l’arrestation arbitraire de civils, leur incarcération prolongée sans qu’ils soient jugés ou même inculpés, la torture (entraînant souvent la mort) et les disparitions forcées. La principale différence, c’est que les meurtres de masse n’ont pas été la conséquence de bombardements et de tirs d’obus. Les victimes étaient plutôt découpées à mort, brûlées sur des bûchers, enterrées dans des fosses communes ou démembrées et jetées sur les routes ou dans les rivières. On estime que 60 000 Cinghalais ont été tués au cours de ce conflit, dont environ 6 000 par le JVP ; certains de ceux qui ont été tués par les forces de sécurité de l’État étaient des combattants du JVP, mais la grande majorité ne l’était pas.

 

S’opposer à l’autoritarisme d’État et au suprémacisme ethnique

Les Tigres de libération de l’Îlam tamoul (LTTE) et le JVP ont lutté contre l’État sri-lankais, mais les alternatives qu’ils proposaient n’étaient pas moins autoritaires et suprémacistes sur le plan ethnique. Les LTTE ont consolidé leur position dominante en exterminant les membres d’autres groupes militants tamouls et leur objectif était de créer un État suprémaciste tamoul. Ils ont commencé par tuer et chasser les Cinghalais des provinces du Nord et de l’Est, appelées Îlam Tamil ou Eelam Tamil, qu’ils revendiquaient comme leur territoire, et ont ensuite fait de même avec les musulmans de langue tamoule. Leur chef suprême, V. Prabhakaran, aspirait à un contrôle totalitaire de l’Îlam Tamil et exterminait sans pitié les dissidents tamouls. Il y a eu des dizaines de milliers de ces victimes, dont certaines ont été torturées avant d’être tuées. L’une des plus connues est Rajani Thiranagama (7), militante socialiste, féministe, médecin, conférencière, écrivaine et défenseure des droits humains, qui a contesté le nationalisme, le militarisme et l’autoritarisme machiste des LTTE et leur enrôlement forcé d’enfants soldats. D’autres dissidents ont été contraints à l’exil.

De son côté le JVP dirigé par Rohana Wijeweera, qui se qualifiait de « marxiste-léniniste » et de « bolchevik moderne » (8), avait une forte tendance à la suprématie cinghalaise. Il caractérisait les travailleurs tamouls des plantations des collines comme des outils de l’expansionnisme indien : une lamentable faillite de l’analyse de classe, sans même parler de l’expression de préjugés racistes. Il s’est opposé à l’accord avec l’Inde de 1987, qui prévoyait la reconnaissance du Sri Lanka comme un pays multi-ethnique, l’égalité de la langue tamoule et la dévolution du pouvoir aux provinces, autant d’éléments qui offraient un minimum de réparation aux souffrances des Tamouls. Il était également extrêmement autoritaire. Menacer de tuer les gens s’ils ne font pas grève ou ne boycottent pas les élections, ce n’est pas vraiment une démonstration de la démocratie requise pour progresser vers le socialisme. Le JVP moderne a renoncé à la violence et abandonné son racisme antitamoul, mais sans faire la critique de sa politique antérieure.

Cela nous amène au rôle des militants pour la démocratie, qu’ils soient membres ou non d’un parti, dans la révolution démocratique. Ils étaient à l’avant-garde de la lutte contre le colonialisme britannique. Ponnambalam Arunachalam a plaidé pour un droit de vote universel (qui inclurait les travailleurs des plantations) et un État-providence avec une éducation gratuite. Lors de la réunion fondatrice de la Ceylon Workers’ Federation (Fédération des ouvriers de Ceylan) en 1920, il a appelé à la syndicalisation pour protéger les intérêts des travailleurs (9). Après la mort d’Arunachalam en 1924, sa vision a été poursuivie par le Lanka Sama Samaja Party (LSSP, créé en 1935) et le Parti communiste du Sri Lanka (CPSL, fondé en 1943), qui ont lutté pour l’indépendance et contre la législation privant les Tamouls des collines de leur citoyenneté et de leur droit de vote, ont organisé avec succès un hartal (désobéissance civile et grève générale) à l’échelle nationale contre le retrait du subventionnement de la ration de riz en 1953, et se sont opposés au projet de loi « Sinhala Only » (la langue cinghalaise uniquement) présenté par le SLFP.

Pourtant, ces partis ont conclu une alliance avec le SLFP en 1964, et ont formé avec lui, en 1968, un Front uni qui est arrivé au pouvoir en 1970. En 1972, Colvin R. de Silva, du LSSP, a présidé la rédaction d’une Constitution républicaine qui consacrait le cinghalais comme seule langue officielle et accordait une place particulière au bouddhisme (10). Les membres du LSSP fidèles à leurs principes ont scissionné, et dans de nombreux cas, ont refait des scissions. Qu’est-ce qui a poussé le LSSP à prendre une décision aussi suicidaire ? L’opinion du théoricien du LSSP, Hector Abhayawardhana (11), selon laquelle la victoire du SLFP en 1956 représentait une « libération nationale tardive » du Sri Lanka, nous donne un indice. L’UNP, dévoué à l’Occident, était considéré comme prolongeant le colonialisme, tandis que les politiques de nationalisation, de substitution des importations et d’hostilité à l’Occident du SLFP étaient considérées comme « anti-impérialistes » et « anticapitalistes », malgré leur attaque simultanée contre l’égalité et la démocratie. La même politique pseudo-anti-impérialiste et pseudo-socialiste des dirigeants du LSSP, du CPSL et du Front de gauche démocratique (DLF, issu de scissions successives du LSSP) leur a permis de continuer à soutenir les Rajapaksa, partageant ainsi la responsabilité de la catastrophe actuelle.

L’ironie est qu’avec la démission de Gotabaya Rajapaksa, son parti SLPP a consacré comme nouveau président le leader de l’UNP Wickremesinghe – qui n’avait pas réussi à remporter son propre siège et dont le parti a été balayé lors des élections parlementaires de 2020. Les premières mesures que ce dernier a prises en arrivant au pouvoir ont été de déclarer l’état d’urgence et de lâcher la police, l’armée et les paramilitaires de la Special Task Force dans une « attaque brutale et honteuse contre des manifestants pacifiques », comme l’a décrit Amnesty International (12). Cela n’a rien de surprenant. Wickremesinghe et Gotabaya ont été complices de crimes contre l’humanité pendant la période de la guerre civile et de la contre-insurrection anti-JVP d’avant 1994, lorsque respectivement en tant que membre du gouvernement et commandant de l’armée, ils étaient responsables de massacres de Tamouls et de Cingalais ; ils ont également tous deux été responsables de la perte par le Sri Lanka (13) de dizaines de millions de dollars. En outre, des preuves choquantes ont émergé (14) selon lesquelles un groupe islamiste financé et protégé par Gotabaya par le biais de sa machinerie a mené les attaques terroristes dévastatrices de Pâques en 2019, lui permettant de remporter l’élection présidentielle en tant que candidat de la sécurité nationale. Sirisena et Wickremesinghe, président et Premier ministre à l’époque, ont ignoré les nombreuses mises en garde des musulmans contre la radicalisation du groupe, devenant ainsi complices du massacre.

Étant donné la faillite des anciens partis de gauche, avec seulement de petits groupes comme le Front de gauche uni qui adhèrent à l’agenda de la révolution démocratique, le rôle des activistes et des groupes non partisans des droits humains et de la démocratie est d’autant plus important. Depuis les années 1970, ils ont travaillé avec un courage exemplaire dans des circonstances extrêmement répressives.

 

Aller de l’avant

Le dépassement des divisions entre les travailleurs et travailleuses des différentes communautés et la lutte contre l’autoritarisme sont des conditions préalables à la résolution de la crise économique. La célébration commune du Nouvel An cinghalais et tamoul, la participation d’autres communautés à la rupture du jeûne du Ramadan avec les musulmans et la première commémoration dans le sud du pays des Tamouls tués pendant la guerre sont des évolutions positives, mais les militant∙es pour la démocratie doivent aller beaucoup plus loin. La présence inhabituellement élevée de femmes et de jeunes dans les manifestations est également un signe d’espoir.

En tant que mi-tamoule parlant cinghalais, dont la famille vivant dans la banlieue de Colombo a été déplacée par les pogroms antitamouls de 1958, ma lecture du soi-disant « conflit ethnique » – que j’ai étudié dans Journey Without a Destination : Is there a solution for Sri Lankan refugees ? (15) puis dans mon roman Playing Lions and Tigers (16) – est plus complexe que la plupart des opinions. Ma propre expérience et les entretiens que j’ai menés témoignent de la solidité des liens d’amitié et de solidarité entre les personnes issues de différentes communautés ethniques, avec de nombreuses histoires de Cinghalais sauvant la vie de Tamouls lors de pogroms – des amis, des voisins et même de parfaits inconnus.

Il y a certainement eu des suprémacistes cinghalais, y compris des groupes de moines bouddhistes, qui ont organisé des attaques violentes contre des Tamouls et des musulmans avec la complicité de l’État, mais j’attribue une grande partie du soutien qu’ils ont reçu à la fracture linguistique créée par la loi « Sinhala Only ». Le déclin de l’anglais en tant que langue de liaison et l’incapacité à communiquer entre les communautés linguistiques, combinés à une censure stricte et à une propagande incessante via les médias et les écoles cinghalaises, ont entraîné l’ignorance d’une grande partie de la population cinghalaise en ce qui concerne la discrimination, la violation des droits civils, les déplacements, l’incarcération, la torture et les massacres dont souffrent les Tamouls. Il était facile de rejeter toute la responsabilité de la guerre civile de 1983 à 2009 sur les LTTE sans reconnaître les terribles injustices subies par les Tamouls. Pourtant, lorsque leur propre expérience s’est heurtée à ce qu’on leur avait dit – comme ce fut le cas pendant la contre-insurrection anti-JVP – de nombreux Cinghalais se sont avérés prêts à réexaminer leurs convictions.

Au moment où les forces de sécurité de l’État infligent à nouveau des violences aux Cinghalais militants, c’est l’occasion de soulever ces questions. De nombreux Tamouls se sentent mal à l’aise au sein d’un mouvement qui ignore leurs préoccupations. Mais les Cinghalais qui ont voté pour les Rajapaksa tout en sachant qu’ils avaient pillé le pays lorsqu’ils étaient au pouvoir, qui ont voté pour le meurtrier de masse Gotabaya par réflexe après les attentats de Pâques, doivent comprendre pour leur propre bien que voter pour l’autoritarisme suprématiste cinghalais peut les mener au désastre.

De l’autre côté, les Tamouls qui affirment que ce mouvement ne les concerne pas doivent aussi réfléchir sur eux-mêmes. Puisqu’il est manifestement absurde de prétendre que les Tamouls ne souffrent pas des pénuries, des coupures d’électricité et de l’inflation, le sous-texte d’une telle affirmation est que les Tamouls n’ont pas leur place au Sri Lanka mais dans un État séparé. Cette position nationaliste tamoule est défendue précisément par ceux qui étouffent les critiques concernant les attaques terroristes des LTTE contre des civils cinghalais, y compris des enfants, les massacres de musulmans dans l’Est et le nettoyage ethnique des musulmans dans le Nord, la torture et le meurtre de dissidents tamouls, et la cruauté barbare consistant à arracher des enfants tamouls à leurs parents et à les envoyer à la mort sur le champ de bataille. La position plus nuancée (17) de Rajan Hoole et Kopalasingham Sritharan de University Teachers for Human Rights (Jaffna) soutient que les Tamouls doivent s’engager positivement dans l’aragalaya, en combattant « à la fois le chauvinisme cinghalais et le nationalisme tamoul borné. »

La nomination de Ranil Wickremesinghe à la présidence démontre l’impossibilité d’une réforme politique sous le parlement actuel. De nouvelles élections devront être organisées et une nouvelle Constitution devra être promulguée. Il a été suggéré de former un Conseil du peuple – ou plusieurs Conseils du peuple (18) qui éliraient des délégués pour une instance fédérale – avec la double responsabilité de soulager les souffrances de leurs circonscriptions et de forger une nouvelle Constitution. Un tel organisme, qui prendrait appui sur une grève générale pour faire tomber le gouvernement en place, pourrait organiser l’élection d’un nouveau parlement, faire campagne contre le SLPP et ses alliés (19) – y compris les partis tamouls, musulmans et de gauche – et présenter ses propositions pour une nouvelle Constitution que les autres candidats devraient respecter. Ces mesures devraient inclure l’abolition de la présidence exécutive et la dévolution du pouvoir aux niveaux provincial et local.

Résoudre la crise économique est le plus grand défi pour l’aragalaya et pour tout nouveau gouvernement. La suspension du remboursement de la dette extérieure, un audit de la dette extérieure et l’annulation de la dette illégitime (20) sont absolument nécessaires, même s’il y a eu peu de demandes en ce sens. La transparence des détenteurs des titres de la dette est indispensable. Lorsqu’un banquier d’affaires se dit « sidéré » (21) par « l’étonnante volonté » des Rajapaksa de payer leurs créanciers malgré la « banqueroute » de l’État, il y a lieu de se demander s’ils ne feraient pas partie des détenteurs offshore des obligations souveraines du Sri Lanka. 

D’autres ont suggéré qu’un nouveau gouvernement ne devrait pas accepter l’austérité comme condition pour de futurs emprunts, étant donné les preuves accablantes de ses effets négatifs (22) et qu’il devrait imposer un impôt sur la fortune (23), restreindre les importations aux biens de consommation essentiels et aux intrants de production, mettre en place un système de distribution public, défendre la propriété étatique des services publics et encourager les coopératives de producteurs.

Les travailleuses et les travailleurs du Sri Lanka sont les acteurs principaux de ce drame, mais ils ne peuvent pas seuls résoudre tous leurs problèmes. La solidarité internationaliste est nécessaire pour soutenir l’aragalaya contre la répression brutale (24) à laquelle elle est confrontée, pour étendre l’aide humanitaire sans conditions et pour résoudre la crise de la dette extérieure. Cela aiderait également de nombreux autres pays confrontés à des crises similaires.

 

 

Rohini Hensman est écrivaine, chercheuse indépendante et militante qui a écrit sur les droits des travailleurs, le féminisme, les droits des minorités et la mondialisation. Ses plus récents livres sont Workers, Unions, and Global Capitalism: Lessons from India (Columbia University Press, New York 2011) et Indefensible: Democracy, Counterrevolution, and the Rhetoric of Anti-Imperialism (Haymarketr Books, 2018). Cet article a été publié le 3 août 2022 par Tempest : https://www.tempestmag.org/2022/08/sri-lankas-democratic-revolution/ (Traduit de l’anglais par JM).

 

1. « Sri Lanka political dynasty ends as Rajapaksa quits », BBC 15 juillet 2022 : https://www.bbc.com/news/world-asia-62160227

2. « From Terminator To Predator: Gota Enters Worldwide Ranking Of “Press Freedom Predators” », Colombo Telegraph du 6 juillet 2021 : https://www.colombotelegraph.com/index.php/from-terminator-to-predator-gota-enters-worldwide-ranking-of-press-freedom-predators/

3. B. Skanthakumar, « Sri Lanka – La crise est une fin de partie pour les Rajapaksa », article traduit en p. …

4. K. Marx, F. Engels, Le manifeste du Parti communiste, II. Prolétaires et communistes : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe18470000b.htm

5. « Sri Lankan Uprising: Struggles against neoliberal austerity », interview de Nagesh Rao avec Nimanthi Rajasingham, Tempest du 2 juin 2022 : https://www.tempestmag.org/2022/06/sri-lankan-uprising-struggles-against-neoliberal-austerity/

6. « Will the new constitution be worse than the known devil ? », The Sunday Times, 17 octobre 2021 : https://www.sundaytimes.lk/211017/columns/will-the-new-constitution-be-worse-than-the-known-devil-458743.html

7. Cf. « Dr. Rajani Thiranagama: Her contribution to the University Teachers For Human Rights (UTHR) », https://uthr.org/Reports/Report3/Rajaniwork.htm#_Toc515857060

8. Rohan Wijeweera, « Speech before the Ceylon Criminal Justice Commission », New Left Review n° 1/84, mars-avril 1974, https://newleftreview.org/issues/i84/articles/rohan-wijeweera-speech-before-the-ceylon-criminal-justice-commission

9. Rajan Hoole, « Statelessness & The Vanishing Of Habeas Corpus », Colombo Telegraph du 18 mars 2022 : https://www.colombotelegraph.com/index.php/statelessness-the-vanishing-of-habeas-corpus/

10. Jayamapathy Wickamaratne, « The National Question : All about State Power », Daily Mirror du 5 mai 2014 : https://www.dailymirror.lk/opinion/the-national-question-all-about-state-power-sp-18248235/172-46752

11. Devaka Gunawardena, « The recurring struggle for independence », Daily FT, 15 juillet 2022 : https://www.ft.lk/columns/The-recurring-struggle-for-independence/4-737510

12. https://www.amnesty.org/en/latest/news/2022/07/sri-lanka-shameful-brutal-assault-on-peaceful-protestors-must-immediately-stop/

13. Shreen Sarror, « A Betrayal of Trust: On Gotabhaya’s Candidacy and Shavendra’s Promotion », Groundviews, 30 août 2019 : https://groundviews.org/2019/08/30/a-betrayal-of-trust-on-gotabhayas-candidacy-and-shavendras-promotion/

14. Rajan Hoole, Sri Lanka’s Easter Tragedy: When the Deep State Gets Out of Its Depth, Ravaya Publishers, Colombo 2019.

15. Le livre de Rohini Hensman Journey Without a Destination: Is there a solution for Sri Lankan refugees ? (Voyage sans destination : Existe-t-il une solution pour les réfugiés sri-lankais ?) a été d’abord publié en 1993 par le British Refugee Council. C’est l’histoire de la guerre civile sanglante au Sri Lanka, racontée par les personnes déplacées par les combats. Basé sur des centaines d’entretiens, ce livre révèle la complexité de la situation qu’ils fuient, les multiples menaces et traumatismes auxquels ils sont confrontés avant, pendant et après leur fuite. Il en ressort une histoire orale incisive du nationalisme tamoul et cinghalais et de son coût humain.

16. Playing Lions and Tigers (« Jouer les lions et les tigres » –car le terme « sinha » dont vient l’expression Cinghalais signifie « lion » et que le LTTE se réclame des « tigres ») est un roman qui raconte les histoires croisées de quatorze personnages issus de différentes régions du Sri Lanka, de différentes communautés ethniques et religieuses, de différents milieux sociaux et de différentes générations. Alors qu’ils sont confrontés à l’autoritarisme politique et aux violations incontrôlées des droits humains qui conduisent à des atrocités contre les civils d’un côté et transforment les combattants de la liberté en terroristes de l’autre, l’imposition d’identités unidimensionnelles (les « lions » et les « tigres » du titre) étouffe la diversité et écrase la liberté d’expression. Ce qui lie ces personnages entre eux, c’est leur résistance à ce processus, leur volonté de créer une communauté alternative basée sur l’égalité et la solidarité et leur détermination à maintenir vivantes les valeurs d’amour et de compassion.

17. « Sinhala hegemony, Tamil elitism at the root of Sri Lankan crisis », entretiens avec Rajan Hoole et Kopalasingham Sritharan publiés par Inmathi le 11 juillet 2022 : https://inmathi.com/2022/07/11/sinhala-majoritarianism-is-a-major-factor-in-sri-lankas-economic-crisis/57265/

18. Hasini Lecamwasam, « People’s Councils: More Democracy, not less », The Island du 25 juillet 2022 : https://island.lk/peoples-councils-more-democracy-not-less/

19. Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Élections_législatives_srilankaises_de_2020

20. Éric Toussaint interviewé par Sushovan Dhar, « Sri Lanka : Il ne faut pas signer un accord avec le FMI », CADTM du 15 avril 2022 : https://cadtm.org/Sri-Lanka-Il-ne-faut-pas-signer-un-accord-avec-le-FMI

21. Financial Times du 8 février 2022.

22. Bhumika Muchhala, « The IMF in Debt Restructuring, the Resurgence of Austerity, and the Urgency of Fiscal Justice », Social Scientist Association, 18 avril 2022 : https://ssalanka.org/imf-debt-restructuring-resurgence-austerity-urgency-fiscal-justice-bhumika-muchhala/

23. Adhilan Kadirgamar, « Sri Lanka stares at bankruptcy or redemption », Dailly Mirror 18 avril 2022 : https://www.dailymirror.lk/print/opinion/Sri-Lanka-stares-at-bankruptcy-or-redemption/231-235115

24. Ambika Satkunanathan, « Rule by Emergency: The default refuge of an authoritarian », The Morning, 24 juillet 2022 : https://www.themorning.lk/rule-by-emergency-the-default-refuge-of-an-authoritarian/

 

Ranil – démission ! Arrêtez la répression ! Solidarité avec l’Aragalaya !

Déclaration de Samajawadi Janatha Sansadaya*

 

1. Le Samajawadi Janatha Sansadaya condamne la violence qui s’est abattue sur des manifestants pacifiques à GotaGoGama, près du Secrétariat présidentiel à Colombo, aux premières heures du vendredi 22 juillet.

2. Deux mille militaires et policiers ont bouclé les routes d’accès au site et ont commencé à détruire les tentes abritant les manifestants, agressant ceux qui se trouvaient sur leur chemin, y compris les journalistes qui enregistraient l’agression, et enlevant plusieurs personnes identifiées comme des activistes de premier plan.

3. Cette odieuse action antidémocratique a été perpétrée par le président Ranil Wickremesinghe quelques heures après son entrée en fonction le 21 juillet, après l’éviction de Gotabaya Rajapaksa lors de manifestations et d’occupations publiques massives.

4. En fait, le 21, les divers groupes représentés à GotaGoGama ont annoncé leur retrait de l’occupation du Secrétariat présidentiel à partir de 14 heures le 22, tout en promettant de poursuivre l’Aragalaya (« la lutte ») par d’autres moyens.

5. Cette action insensée de Ranil Wickremesinghe, qui est également ministre de la Défense, vise à asseoir son autorité au sein de l’État militarisé. Elle vise également à assurer sa position parmi les parlementaires de la famille Rajapaksa, le Sri Lanka Podujana Peramuna (SLPP-Front populaire), qui sont affectés par leurs revers politiques et les contre-violences perpétrées dans tout le Sri Lanka contre leurs maisons et autres propriétés le 9 mai en réaction à l’attaque du GotaGoGama par les voyous du SLPP.

6. Ranil Wickremesinghe est aujourd’hui président grâce à l’appui des Rajapaksa. L’électorat l’a rejeté ainsi que son parti en 2020, qui n’a obtenu qu’un seul siège à la proportionnelle au niveau national. Son élévation du statut de parlementaire de l’opposition à celui de Premier ministre et maintenant de président est le résultat d’un système politique défaillant et corrompu.

7. Nous demandons instamment la solidarité internationale pour la libération des personnes détenues et avec les exigences de l’Aragalaya en faveur de la démission de Ranil Wickremesinghe, de la levée de la loi d’urgence, de l’abolition des pouvoirs exécutifs de la présidence, d’élections générales anticipées, de la démocratisation du système politique et du renouvellement de la Constitution, ainsi que de l’aide économique pour les masses.

8. L’Aragalaya a toujours été plus large que le rassemblement GotaGoGama. Elle doit maintenant se regrouper. La décentralisation de la résistance à travers des conseils de quartier, comme dans la révolution démocratique soudanaise, rendra sa répression plus difficile. Sa demande d’un Conseil national du peuple comme alternative au Parlement honni, rappelant à la majorité dominée que le pouvoir lui appartient, ouvre une nouvelle étape.

Victoire pour la lutte des peuples !

Colombo, le 22 juillet 2022

 

* Le Samajawadi Janatha Sansadaya (Forum Socialiste des Peuples, anciennement Wame Handa/Left Voice) regroupe au Sri Lanka ceux qui s’identifient à la IVe Internationale. Cette déclaration a été d’abord publiée en anglais par Europe solidaire sans frontières : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?rubrique761 (traduit de l’anglais par JM).