Restauration conservatrice ou radicalisation démocratique

par Felipe Lagos Rojas
Iraci?¡ Hassler, parti communiste, fête sa victoire comme maire de Santiago (Photo Felipe Figueroa)
Le risque d'une victoire de Kast a réactivé un mouvement social que beaucoup croyaient éteint. La défaite du néofascisme au second tour de la présidentielle dépendra largement de ce regain de la mobilisation populaire.
Les élections présidentielle et législatives du dimanche 21 novembre doivent être lues comme une défaite des gauches. Lors du scrutin du 19 décembre, le candidat du Frente Amplio, Gabriel Boric, affrontera celui de l'extrême droite, José Antonio Kast dans des conditions beaucoup moins favorables que prévu (1), ce qui compromet même les progrès du processus constituant.

Si l'on prend comme référence le référendum sur le changement de la Constitution d'octobre 2020, on peut dire que Kast et la droite ont en général réussi à récupérer les votes en faveur du " rejet », tandis que la gauche (même si l'on ajoute les candidatures du centre et du centre-gauche) n'a pas pu faire de même avec les votes en faveur de l'" approbation ». Par ailleurs, le taux de participation a encore reculé, passant de 51 % lors du référendum à 43 % (soit un peu plus de 7 millions d'électeurs) dimanche dernier.

Depuis 2019, l'extrême droite s'est regroupée autour d'une critique ouverte de la " main douce » du gouvernement Pi±era contre les forces de transformation, et dans le rejet agressif du processus constituant, présenté comme source du chaos et de la violence contre la " normalité » de la vie sociale et civique. Aujourd'hui, en tant que candidat de toute la droite, Kast (dont le discours et le style présentent des traits similaires à d'autres phénomènes néofascistes tels Trump ou Bolsonaro) promet une véritable refondation conservatrice à partir d'un pinochétisme décomplexé, élargi au répertoire déjà connu de l'ultradroite transnationale : hostilité aux femmes, aux peuples indigènes, à la " dissidence sexuelle » et aux migrants (contre toutes les différences, la bonne vieille position de classe réactionnaire toujours actuelle), proposant même d'institutionnaliser la persécution politique des groupes radicaux.

Parallèlement Kast affirme un néolibéralisme prédateur fondé sur l'extractivisme, la précarité et l'endettement, suggérant même que José Pi±era - ancien ministre de Pinochet, créateur de l'actuel système de retraites et frère de l'actuel président - ferait un bon ministre dans son gouvernement. Si le fascisme est bien l'un de ces monstres qui émergent dans l'interrègne entre l'ancien et le nouveau, au Chili il pourrait prendre la forme d'une restauration autoritaire néolibérale, qui finirait également par réaligner le pays sur les intérêts de l'impérialisme nord-américain.

Contrairement à l'Assemblée constituante élue en avril - qui dispose d'une importante majorité indépendante, populaire et de gauche - la nouvelle composition du Parlement favorise une fois de plus la droite. Il est presque certain que ce nouveau Parlement bloquera les importantes réformes du processus constituant, comme celle qui propose des référendums populaires décisifs dans le cas où les formulations proposées n'auraient pas été approuvées par les deux tiers de la Constituante elle-même. Une éventuelle victoire de Kast signifie non seulement une attaque directe contre les organisations et les secteurs militants, mais aussi l'isolement politique de l'Assemblée constituante, qui serait coincée entre un parlement réticent à faire des ajustements clés pour le bon déroulement du processus et un gouvernement hostile menant une campagne permanente de rejet. Il convient de rappeler que le rejet de la proposition constitutionnelle lors du référendum final impliquerait la continuité de la Constitution illégitime de 1980.

La capacité effectivement constituante de l'Assemblée a été limitée dès sa conception dans l'accord du 15 novembre 2019, et, depuis son installation, son fonctionnement s'est accompagné d'une brutale campagne de sabotage, de discrédit et de désinformation. Aujourd'hui, la Constituante bénéficie toujours d'une approbation plus grande que les autres institutions étatiques, mais ce soutien est en baisse. Néanmoins, l'Assemblée constituante a joué et continuera de jouer un rôle important en tant que contrepoids à la structure oligarchique qui régit la division des pouvoirs au Chili.

Face à l'alerte fasciste, s'appuyer sur les forces populaires

De façon surprenante, en juin dernier Gabriel Boric avait remporté les primaires de la coalition Apruebo Dignidad contre le communiste Daniel Jadue, suscitant de grands espoirs quant à son possible résultat lors de la présidentielle. Cependant, dimanche dernier, il a à peine dépassé le nombre de voix obtenues par les candidats lors des primaires. Cette incapacité à progresser a été expliquée par le dirigeant étudiant Víctor Chanfreau : " Boric s'est efforcé de parler aux milieux d'affaires, mais ils avaient déjà clairement leur candidat : Kast ». Les clins d'œil à l'establishment politique et patronal, tout comme la préoccupation excessive de donner des signes de gouvernabilité (plutôt que de répondre aux demandes populaires d'amélioration des conditions de vie et de participation), ont clairement sapé une candidature dont le principal atout consiste précisément à représenter, même partiellement, l'élan transformateur des révoltes de 2019.

Il semblerait qu'au sein d'Apruebo Dignidad " deux âmes » coexistent, avec une direction qui favorise les lectures et les mouvements tributaires du cycle politique précédent, sur un plan horizontal de droite et de gauche, et un secteur important, mais non décisif, avec des lectures et des conceptions alternatives. Cela a eu pour conséquence de délaisser la construction d'une base électorale solide en priorisant la remise en cause d'une plateforme électorale établie, avant le référendum de 2020. Mais lors de l'élection de dimanche, la différence a été faite précisément par ceux qui ne se sentent pas représentés dans l'arc politique traditionnel, soit en ne votant pas, soit en votant pour l'indépendant " anti-parti » Franco Parisi (12,8 %, 900 000 voix).

La campagne de Boric a toujours privilégié la modération au détriment d'une représentation plus directe des revendications populaires en matière de retraites, de salaires, de logement et de santé, ainsi que de justice et de réparations pour les victimes de la répression des révoltes (y compris les prisonniers politiques). Les positions adoptées dès le lendemain, qui ont privilégié les contacts avec les partis du centre politique (notamment la Démocratie chrétienne) tout en appliquant une sorte d'effacement symbolique du Parti communiste, ainsi qu'en s'alignant sur le " bon sens » de la droite sur les questions de sécurité et d'ordre public, en sont l'expression. Pendant ce temps, les approches et les gestes vers la nouvelle sénatrice Fabiola Campillai - victime de la violence de l'État et élue au Sénat en tant qu'indépendante avec le plus grand nombre de voix (400 000 électeurs) pour la région métropolitaine - brillent par leur absence. " L'obsession centriste » de Boric et de son alliance, dans le contexte d'une crise de la représentation politique, permet d'expliquer tant sa victoire sur Jadue en juin que ses difficultés actuelles à construire une nouvelle majorité électorale.

Pourtant, une certaine prise de conscience généralisée de cette " obsession centriste » ainsi que de l'inadéquation de son imaginaire politique pour relever le défi, semble avoir déclenché la réactivation de pratiques d'organisation populaire, locale et communautaire que beaucoup avaient supposé avoir été désactivées ou diminuées par la combinaison de la crise sanitaire et de la canalisation institutionnelle (constitutionnelle) des révoltes. Dès que les résultats ont été connus, des appels et des initiatives indépendantes visant à empêcher le triomphe du néofascisme ont commencé à émerger, accompagnés de scènes d'inquiétude et de chagrin liées à des souvenirs traumatiques passés et présents.

Les secteurs organisés et actifs n'ont pas attendu les réactions du candidat. Dans tout le pays ils ont commencé des campagnes d'information et d'organisation, dont la tactique n'est pas subordonnée à celle de l'alliance Apruebo Dignidad, mais qui partagent l'objectif immédiat de vaincre Kast en décembre. Kast représente le moment chilien du fascisme mondial, mobilisant les insécurités et les peurs provoquées par la crise ouverte et les attribuant, de manière linéaire mais efficace, à la désorganisation ouverte et à la violence de la gauche. En cette période de crise économique, sanitaire et de la représentation politique, Kast a réussi à orienter le mécontentement en faveur de la restauration, tout comme des mouvements et des figures ultra-nationalistes dans d'autres parties du monde ont pu le faire récemment, sans que la réprobation morale de leurs personnalités et de leurs discours ne puisse les contenir.

Il s'agit donc d'un scénario paradoxal, celui d'une défaite évidente des gauches mais en même temps d'une opportunité pour la résurgence du sujet populaire et de l'imaginaire politique collectif issu des révoltes. Ce qui se joue dans la victoire de Boric ou celle de Kast, entre deux projets de transformation sociale, C'est bien une fragilité du présent et surtout un danger fasciste imminent, mais aussi la possibilité d'une synthèse des perspectives pour aller de l'avant. Quel que soit le résultat, le prochain gouvernement sera confronté à d'innombrables obstacles, à commencer par un fort ralentissement économique. Il va gouverner une scène très polarisée en ne disposant que d'une faible majorité. On ne s'attend pas à ce que le gouvernement de Boric soit particulièrement sensible aux intérêts des travailleuses, des travailleurs et des groupes marginalisés, mais il est certain que l'offensive directe de Kast et de l'appareil répressif serait catastrophique pour le tissu social populaire.

Le danger fasciste et la volonté du camp populaire de défendre sa propre position offensive exigent une victoire de Boric qui permette de rouvrir un champ politique qui a plus à voir avec la contestation populaire et de classe qu'avec le discours des gauches, parce que ce dernier, si bien rodé pour les cérémonies du pouvoir, a cessé d'avoir un sens pour les larges couches précarisées de la classe ouvrière. Cela ne signifie pas qu'il faut adopter la tactique et le contenu de la candidature et du projet d'Apruebo Dignidad, mais simplement éviter que la combinaison du centrisme et du néofascisme ne finisse par profiter à ce dernier.

Les révoltes ne sont pas le vestige d'un romantisme ultragauchiste, mais bien le signe de l'émergence de pratiques et d'imaginaires alternatifs au rythme normalisé du capitalisme néolibéral chilien. Ces pratiques et ces imaginaires peuvent s'agréger au cadre centriste (en captant au moins les voix qui ont approuvé le changement de la Constitution) ou être annihilées par ce cadre, cela dépendra en grande partie de la défaite du fascisme.

* Felipe Lagos Rojas, écrivain et journaliste indépendant chilien, est chercheur au sein du programme Críticas Latinoamericanas de l'Institut international de la philosophie et des sciences sociales (IPPSS) et rédacteur en chef de Pléyade, Revista de Humanidades y Ciencias Sociales.
Cet article a été d'abord publié le 26 novembre 2021 par Jacobin América Latina, 26/11/2021 : https://jacobinlat.com/2021/11/26/chile-entre-la-restauracion-conservadora-y-la-radicalizacion-democratica/ (traduit de l'espagnol par JM).

notes

1. Premier tour de l'élection présidentielle : Gabriel Boric, 25,83 % des suffrages exprimés, 1 815 000 voix ; José Antonio Kast, 27,9 %, 1 961 000 voix.