
Il est toujours risqué de faire des prédictions, mais il se pourrait bien que les émeutes de La Haye ne soient qu’un début. On semble désormais comprendre, ici et là, dans les rangs de la gauche parlementaire, que l’extrême droite ne peut être ramenée à la raison par un échange civilisé d’opinions. Mais une réponse adéquate est encore loin d’être trouvée.
Bien sûr, les émeutes ne sont pas tombées du ciel. On a déjà beaucoup parlé de la façon dont le flot de propagande provenant de partis tels que le FvD1, le PVV 2 et le BBB3 attise la violence de l’extrême droite. Aux Pays-Bas, l’extrême droite est désormais un courant dominant. Le racisme ne peut être ignoré, l’extrême droite néerlandaise dispose de ses propres moyens pour diffuser sa vision du monde. Le PVV est le plus grand parti du pays et ses thèmes favoris sont repris avec empressement par le soi-disant centre-droit, qu’il s’agisse du VVD4 ou du journal De Telegraaf5.
La violence d’extrême droite n’est pas un phénomène nouveau aux Pays-Bas. Les premières émeutes contre les « travailleurs immigrés » ont eu lieu dès le début des années 1970. Plus récemment, nous avons assisté à des attaques contre des antiracistes qui manifestaient contre Zwarte Piet (personnage qui accompagne traditionnellement Saint-Nicolas le 6 décembre et qui est grimé en noir). L’extrême droite a également été très active dans les émeutes qui ont eu lieu pendant la période du coronavirus.
Ce qui était nouveau, c’est que le 20 septembre, les militants violents d’extrême droite, c’est-à-dire les fascistes, n’ont pas seulement réagi, mais ont eux-mêmes choisi le moment et l’ont fait sous leur propre drapeau. Cela témoigne de leur assurance croissante. Les drapeaux du « pouvoir blanc » et le salut nazi ne se limitent pas aux fêtes internes. Lorsque l’extrême droite s’en prend aux antiracistes (noirs), cela ne fait guère la une des journaux. Mais lorsqu’elle s’est également retournée contre la police et la politique le 20 septembre, cela en a surpris plus d’un.e.
Le refus des partis de gauche de signer la prétendue déclaration contre la violence d’extrême droite était le bon choix. Une telle déclaration, née de la volonté du CU6 de se présenter comme moralement supérieur, n’a pour seul effet que de fournir un alibi aux partis d’extrême droite qui la signent. Entre-temps, ceux-ci continuent sans relâche à tenir des propos incitant à la guerre civile et à déshumaniser des groupes entiers.
Ce qui n’aide pas non plus, c’est que le SP7, seul parti de gauche, ait soutenu une motion présentée par cette même extrême droite. Le texte de la motion pour « le droit de chaque Néerlandais de s’opposer pacifiquement à l’arrivée d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile » était inutile ; ce droit existe déjà et ne risque certainement pas d’être supprimé. Le gouvernement préférerait interdire les organisations de gauche. L’esprit de cette motion est évidemment d’encourager les manifestations racistes. En outre, c’est un moyen pour l’extrême droite parlementaire, après avoir signé la déclaration de la CU, de montrer qu’elle n’a pas de divergence de fond avec les émeutiers, mais seulement une divergence tactique sur le recours à la violence.
La motion de Caroline van der Plas8 visant à instaurer un arrêt des demandes d’asile par le biais d’une loi d’urgence montre qu’elle souhaite que le BBB soit considéré comme le parti qui répond aux attentes des fascistes. Cette motion a suscité une indignation générale, mais assez hypocrite. L’argument de Van der Plas selon lequel la violence est en fait causée par la présence de réfugié.e.s n’est en effet pas nouveau. Les partis de gauche partent également du principe que le racisme est une réaction « naturelle » et inévitable à l’arrivée de migrant.e.s, et que cette réaction doit être endiguée en limitant l’immigration. Parfois, ce raisonnement est formulé en évoquant la nécessité de ne pas trop solliciter le « soutien de la société », mais le raisonnement reste le même.
Outre la question de savoir pourquoi les migrant.e.s devraient payer pour le racisme dont ils sont victimes, il est d’une naïveté désespérée de penser que l’extrême droite pourrait ainsi être « mise à l’écart ». Que 100 000, 1 000 ou 10 migrant.e.s entrent dans le pays, ce sera toujours trop pour l’extrême droite. Avec la complicité de la gauche parlementaire, les dispositions prises en faveur des demandeurs d’asile ont été tellement réduites que toute augmentation, aussi minime ou temporaire soit-elle, peut être qualifiée de « crise » et de « raz-de-marée » à l’aide des gros titres de De Telegraaf.
Une naïveté similaire transparaissait dans bon nombre des commentaires adressés à l’ancienne ministre Marjolein Faber9 par la gauche libérale. « La ministre n’a rien accompli », tel était souvent le ton général. Le plus grand problème de Faber était-il donc qu’elle n’était pas assez efficace pour empêcher les réfugié.e.s de trouver un refuge sûr et un traitement respectueux ? Ce que Faber a fait, c’est créer un climat de crise permanent et marteler que les réfugiés sont le malheur des Pays-Bas. La « migration massive » contre laquelle s’insurge l’extrême droite est un spectre, et la dernière chose que souhaite l’extrême droite est de briser l’emprise de telles illusions.
La montée et la radicalisation de l’extrême droite ne sont bien sûr pas propres aux Pays-Bas, il s’agit d’un phénomène mondial. Rétrospectivement, la première élection de Donald Trump (2016) a été un moment clé. Le succès de Trump a également surpris bon nombre de ses partisans. Et pour l’extrême droite, ce succès a été riche en enseignements. Le premier d’entre eux était qu’il n’était pas nécessaire de modérer fortement sa propre propagande pour remporter un succès électoral. Le nombre d’électeurs de droite qui retirent leur soutien en raison d’un racisme et d’un sexisme affichés est très limité et est compensé par la vitalité des vrais croyants. Deuxième leçon : une fois Trump au pouvoir, les libéraux se sont contentés de dire beaucoup de mal de son ton et de ses manières grossières, mais dans la pratique, ils ont surtout attendu dans l’espoir que les choses reviennent à la « normale » après les élections. Au milieu d’une catastrophe historique comme la pandémie, les Démocrates s’en sont contentés, mais quatre ans plus tard, Kamala Harris a subi une défaite cuisante.
Il y a une vingtaine d’années, l’une des différences entre les Pays-Bas et des pays comme la France avec le Front National 10, la Belgique avec le Vlaams Blok11 ou l’Autriche avec le FPÖ12 était que les partis les plus à droite n’avaient ici aucun lien avec le fascisme historique. Les groupes des années 80 et 90 dont les membres avaient ce type de liens, tels que le CP8613 et le CD14 de Hans Janmaat, sont donc restés marginaux. Geert Wilders et, avant lui, Pim Fortuyn15 étaient justement des politiciens de droite modérée qui se sont radicalisés vers la droite. Au début de sa carrière, Wilders prenait encore ses distances avec le Front National. Aujourd’hui, il est l’un des plus grands alliés du parti rebaptisé Rassemblement National.
L’histoire de ces partis est marquée par un processus contradictoire de radicalisation et de rapprochement avec la droite bourgeoise. Sur un aspect important, ces partis se sont adaptés aux rapports de force existants. L’idéal fasciste classique d’un État à parti unique a été abandonné. À la place, ils ont opté pour la forme, mais pas le contenu, d’une démocratie parlementaire. Une caractéristique essentielle de la démocratie est que le groupe qui est aujourd’hui minoritaire peut, par un travail d’organisation et de persuasion, aspirer à devenir majoritaire demain. La critique classique de la gauche à l’égard de ce modèle idéal est bien connue. Certains groupes disposent de beaucoup plus de moyens que d’autres, et le pouvoir extraparlementaire du capital, qu’il s’exerce par le biais de SMS adressés au Premier ministre ou de menaces de fuite des capitaux, se soucie peu des majorités parlementaires.
Mais pour autant, les rapports parlementaires ne sont pas totalement dépourvus de contenu. Et c’est précisément ce que l’extrême droite contemporaine veut changer. Son objectif est un État sous la forme d’une démocratie parlementaire dans lequel les élections ne font plus aucune différence. Au lieu d’interdire tous les partis d’opposition, elle veut leur rendre la tâche impossible. Au lieu d’abolir la liberté d’expression par la loi, elle impose l’unanimité en collaboration avec de puissantes sociétés multimédias capitalistiques. Pour comprendre cette stratégie, il suffit de regarder la Turquie ou la Hongrie. Et bientôt les États-Unis ? Il n’y a aucune raison de penser que les Pays-Bas seraient immunisés contre cela.
En bref, les partis d’extrême droite ne sont pas des partis normaux, avec tout au plus une dose supplémentaire de racisme. Ils veulent modifier fondamentalement les cadres dans lesquels la politique est possible.
Il est clair que cela ne s’arrêtera pas au 20 septembre. À Doetinchem, des manifestations contre un centre d’accueil pour demandeurs d’asile ont été accompagnées de saluts nazis, tandis qu’à Den Bosch, des dizaines d’extrémistes de droite se sont rassemblés pour planifier l’assaut d’un centre d’accueil. Un tel mouvement ne saurait se laisser dissuader, et une stratégie de concession ne ferait que l’encourager. Un tel mouvement ne peut être neutralisé que s’il perd l’espoir d’atteindre son objectif.
Le jeudi 30 octobre 2025
Publié par Greeloos, traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de Deeplpro.
- 1
Forum voor Democratie (Forum pour la démocratie), un parti nationaliste d’extrême droite fondé en 2016 par Thierry Baudet.
- 2
Partij voor de Vrijheid (Parti pour la liberté), le parti anti-islam de Geert Wilders fondé en 2006, qui est devenu le plus grand parti lors des élections de 2023.
- 3
BoerBurgerBeweging (Mouvement des agriculteurs-citoyens), un parti populiste agraire fondé en 2019.
- 4
Volkspartij voor Vrijheid en Democratie (Parti populaire pour la liberté et la démocratie), le principal parti conservateur-libéral des Pays-Bas.
- 5
Le plus grand tabloïd des Pays-Bas, connu pour sa ligne éditoriale populiste de droite.
- 6
ChristenUnie (Union chrétienne), un parti démocrate-chrétien.
- 7
Socialistische Partij (Parti socialiste), parti de gauche d’origine maoïste devenu social-démocrate.
- 8
Dirigeante du BBB.
- 9
Du PVV, elle a occupé le poste de ministre de l’Asile et de la Migration de juillet à septembre 2024, avant de démissionner en raison de son action controversée.
- 10
Désormais rebaptisé Rassemblement National, le principal parti d’extrême droite français fondé par Jean-Marie Le Pen en 1972.
- 11
Parti nationaliste flamand et d’extrême droite en Belgique, interdit en 2004 pour incitation à la discrimination et remplacé par le Vlaams Belang.
- 12
Freiheitliche Partei Österreichs (Parti de la liberté autrichien), un parti nationaliste d’extrême droite ayant des liens historiques avec d’anciens nazis.
- 13
Centrumpartij ’86 (Parti Centrum ’86), un parti d’extrême droite actif dans les années 1980 qui avait des liens explicites avec les néonazis.
- 14
Centrumdemocraten (Démocrates du Centre), fondés par Hans Janmaat après s’être séparés du Parti du Centre.
- 15
Homme politique populiste de droite charismatique assassiné en 2002, neuf jours avant les élections législatives.