En Suisse romande, la mort de Marvin en août dernier lors d’une poursuite policière à Lausanne a ravivé les mobilisations contre les violences policières et le racisme systémique. Le décès de ce jeune homme de 17 ans s’inscrit dans une série de cas similaires survenus ces dernières années dans le canton de Vaud, tous concernant de jeunes hommes noirs morts entre les mains de la police. Dans cet article publié par Contretemps web, le Collectif Sud Global propose une lecture de cette séquence à partir du concept d’ordre racial, en la situant dans la continuité des pratiques étatiques et de la reproduction des hiérarchies raciales.
Depuis 2016, six hommes noirs ont perdu la vie à la suite d’interventions policières dans le canton de Vaud : Hervé Bondembe Mandundu (2016), Lamin Fatty (2017), Mike Ben Peter (2018), Roger Michael Nzoy Wilhelm (2021), Michael Kenechukwu Ekemezie (2025) et Marvin Shalom Manzila (2025). La mort de Marvin, 17 ans, survenue le 24 août 2025 après une poursuite policière à Lausanne, a déclenché une révolte populaire menée par les jeunes de Prélaz, son quartier d’enfance. Relayée bien au-delà de Lausanne, cette mobilisation a révélé une réalité que les autorités vaudoises peinent encore à nommer : la répétition tragique d’une violence d’État exercée par son bras armé, la police. Si les circonstances de ces décès diffèrent, elles révèlent néanmoins un fil conducteur commun : une gestion différenciée des corps et des existences, où les hommes noirs se trouvent systématiquement relégués au bas de la hiérarchie du droit à vivre. C’est dans ce cadre que nous mobilisons le concept d’« ordre racial », issu des traditions de la théorie critique de la race. Loin d’être une simple métaphore, il constitue un outil d’analyse permettant de comprendre comment s’articulent, dans le fonctionnement policier et judiciaire, des dispositifs concrets — de surveillance, de contrôle, d’usage de la force, mais aussi de production de récits et de décisions juridiques — qui fabriquent et reproduisent un ordre hiérarchisé des vies.
Dans ce cadre, les violences policières ne sauraient être réduites à de simples « bavures ». Elles doivent être comprises comme l’expression du fonctionnement ordinaire d’un État racial intégral1, selon la notion proposée par la militante décoloniale Houria Bouteldja. Ce concept désigne un régime où le racisme n’est pas seulement le fait d’acteurs isolés, mais constitue un principe structurant de l’appareil d’État, de la justice, des médias et de la société civile. Une telle perspective rejoint, par d’autres voies, l’analyse du sociologue Mathieu Rigouste, pour qui l’État ne se limite pas à ses institutions formelles2 : il inclut également l’ensemble des dispositifs matériels et symboliques qui participent à la production et à la légitimation de l’« ennemi intérieur ». Héritées des pratiques coloniales de contre-insurrection, ces techniques ont migré vers les métropoles, où elles organisent le maintien de l’ordre face à des populations présumées dangereuses. Cette logique s’accompagne d’une sélectivité morale : certaines vies sont jugées dignes de protection, d’autres condamnées à la contrainte, à la suspicion ou à l’effacement. Parler d’« État racial intégral » revient ainsi à mettre en évidence la continuité entre plusieurs registres : les dispositifs policiers (contrôles au faciès, immobilisations létales), les écritures administratives et judiciaires (classements sans suite, requalifications minimisant les responsabilités) et les récits médiatiques (criminalisation des victimes, corrections tardives). L’impunité ne se construit pas seulement dans les commissariats : elle se nourrit aussi d’une opinion publique et de médias souvent enclins à excuser ou justifier la mise à mort de « criminels ». Un même régime de perception et d’action traverse donc l’État, la justice et l’espace public, produisant des vies plus exposées que d’autres à la mort, au soupçon et à l’oubli.
Pour saisir l’ampleur de ce phénomène, rappelons qu’en moins de dix ans, le seul canton de Vaud a enregistré six décès d’hommes non blancs, sans qu’aucun policier n’ait été condamné. Un tel constat ne saurait être considéré comme anecdotique : il révèle une fréquence qui fissure le mythe de l’exception helvétique. Dans cet article, nous montrerons d’abord comment la justice contribue à l’impunité policière. Nous analyserons ensuite le rôle des médias dans la construction des récits, qui tend à criminaliser les victimes et à effacer les responsabilités structurelles. Enfin, nous interrogerons la réponse politique récente, oscillant entre dénégation, verrouillage sécuritaire et premiers signes d’un basculement du débat public.
Une justice complice
Dans de nombreux cas, les violences commises par la police dans l’exercice de leurs fonctions ne donnent lieu à aucune procédure judiciaire. Or, même lorsque des policiers doivent répondre de leurs actes devant un tribunal après avoir été impliqués dans la mort d’un individu, le traitement qui leur est réservé met en évidence le caractère systémique du racisme inscrit dans les institutions étatiques suisses. Un premier élément est la clémence manifestée dès l’enquête. Dans l’affaire du décès de Mike Ben Peter, mort après avoir été violemment interpellé par six policiers lausannois, aucun des prévenus n’a ainsi été placé en détention préventive. Pourtant, l’article 221 alinéa 1, lettre b du Code de procédure pénale suisse prévoit que la détention provisoire peut être ordonnée lorsqu’il existe un risque sérieux de collusion, c’est-à-dire de concertation entre personnes mises en cause afin de compromettre la recherche de la vérité. Ce manquement a permis aux policiers impliqués de se mettre d’accord sur une version commune, niant leur responsabilité dans la mort de Mike.
Au cours du procès, la défense des policiers s’est appuyée sur la présentation de Mike comme un individu fortement oppositionnel, doté d’une force « surhumaine », mobilisant une rhétorique raciste fondée sur la bestialisation du corps noir. Ce glissement du fait brut à sa négation institutionnelle illustre ce que Frantz Fanon décrivait comme l’assignation du Noir à une « zone d’inhumanité » : son corps n’y est jamais perçu comme vulnérable, mais toujours comme excédant, menaçant, surhumain. Sa souffrance devient illisible, sa mort presque naturelle. Comme l’a montré Tommy J. Curry dans The Man-Not3, cette rhétorique ne relève pas seulement du racisme, mais aussi d’une violence genrée : les hommes noirs sont systématiquement construits comme hypermasculinisés, porteurs d’une force « surhumaine » et d’une agressivité supposée naturelle, ce qui légitime symboliquement et institutionnellement leur mise à mort. Dans cette perspective, la violence policière dirigée contre eux mobilise toujours une dimension sexuelle : le corps masculin noir, perçu comme excédant de virilité et menaçant par sa puissance physique et sexuelle présumée, devient à mater. Il est ainsi le site d’une double dépossession : privé de vulnérabilité et réduit à une menace, il est transformé en objet légitime de destruction. Ce que les proches de Mike et de nombreux témoins décrivent comme une mise à mort par étouffement est alors requalifié par l’appareil judiciaire en simple « concours de circonstances », la mise en danger des policiers étant invoquée pour justifier une prétendue légitime défense proportionnée.
Par ailleurs, les expertises médicales refusent d’établir un lien direct entre la technique de plaquage ventral et le décès, comme si l’évidence — un corps étouffé sous le poids de six policiers — devait s’effacer dans le langage technique des rapports d’experts. En 2023, après un long procès, les policiers sont acquittés. Cet acquittement illustre de manière emblématique le traitement judiciaire des affaires de meurtres policiers dans l’État racial : la justice confirme la légitimité de l’usage de la force du côté de la police. On retrouve ici un double standard. D’un côté, une « justice de caste »4, pour reprendre l’expression du sociologue Abdelmalek Sayad, réservée aux immigrés et aux héritiers de l’immigration postcoloniale ; de l’autre, une justice qui blanchit, justifie et acquitte, réservée aux dominants. Le tribunal, loin de corriger ce déséquilibre, en reconduit la logique, participant de ce qu’Achille Mbembe nomme la nécropolitique5 : l’administration différenciée des vies et des morts, où certains corps sont protégés par le droit tandis que d’autres sont destinés à disparaître. Il ne s’agit pas ici de réclamer une condamnation automatique des policiers impliqués dans des homicides, mais de souligner que leur acquittement quasi systématique constitue un pilier du maintien de l’État racial. En garantissant à la police une impunité structurelle, la justice consacre la violence policière comme une violence légitime et nécessaire au maintien de l’ordre social.
Médias et fabrication du récit
La séquence est désormais connue : fait divers → criminalisation de la victime → correctifs tardifs (cf. l’affaire Nzoy). Les premiers éléments communiqués par la police structurent les manchettes, bien avant toute contre-enquête. Même lorsqu’ils sont corrigés, ces récits initiaux sédimentent l’opinion publique : c’est l’« effet d’ancrage » décrit par les sciences cognitives, selon lequel la première version continue d’influencer la perception collective malgré les démentis. Dans ce processus, les familles se retrouvent contraintes de prendre la parole pour rétablir une vérité, au prix d’un effort immense. Souvent, ce sont les femmes — mères, sœurs, compagnes — qui assument cette tâche, cumulant la charge affective du deuil et la bataille juridique : se constituer partie plaignante, accéder aux pièces de procédure, financer des expertises indépendantes, survivre à l’exposition médiatique et tenir dans la durée. Ce mécanisme illustre ce que Magda Boutros appelle le pouvoir épistémique de la police6 : la capacité de contrôler ce qui est su — et ce qui reste inconnu — des pratiques policières. Ce pouvoir repose sur trois dimensions principales : le contrôle de la production et de la non-production de données sur la criminalité et les interventions policières ; la présomption institutionnelle de crédibilité accordée à la parole policière, y compris lorsqu’elle est mise en cause ; et l’accès privilégié aux médias, qui dépendent des services de police pour couvrir les faits divers. Face à cette domination, les familles et leurs soutiens développent des stratégies de contestation : produire leurs propres données (contre-enquêtes, vidéos citoyennes, archives), renforcer la crédibilité de la parole des proches pour ébranler le récit officiel, et imposer leur version dans l’espace médiatique. Comme le montre Boutros, la lutte pour la vérité n’est pas secondaire : la production et la circulation des connaissances constituent un terrain central du rapport de force politique et judiciaire.
Dans le canton de Vaud, plusieurs affaires rendent ce schéma particulièrement visible. Lors de la mort de Roger Nzoy à la gare de Morges en août 2021, les premiers articles de presse, tel celui du Journal de Morges (« Un homme mortellement blessé par un policier à la gare », 30 août 2021), reprenaient sans distance la version policière d’un « Suisse de 37 ans perturbé » ayant menacé les agents avec un couteau. Ce cadrage initial, fondé uniquement sur les éléments transmis par la police, a immédiatement installé l’idée d’une riposte légitime. Il faudra attendre deux ans pour qu’un rapport indépendant, établi par le collectif Border Forensics7, révèle que Nzoy n’était pas en train d’attaquer mais de fuir, contredisant frontalement la version médiatique initiale. Le même mécanisme est observable en 2018, après le décès de Mike Ben Peter à Lausanne. Les médias relaient alors un communiqué de police le décrivant comme un « Nigérian sans domicile » qui aurait dissimulé de la cocaïne dans sa bouche, suggérant une overdose. Là encore, l’ancrage est immédiat : la mort est associée à la dangerosité supposée du défunt. Ce n’est qu’à l’issue des expertises judiciaires qu’il sera établi que l’homme est mort des suites des violences subies lors de son interpellation, sans aucune trace de drogue dans son sang. Le cas d’Hervé Mandundu, abattu à Bex en 2016, illustre une dynamique semblable. La première version le présente armé et menaçant ; Le 20 Minutes titrait dès le lendemain : « Un homme tué par la police, il aurait chargé avec un couteau » (7 novembre 2016). L’acquittement du policier en 2021 ne viendra jamais remettre en cause ce récit initial, qui continue de structurer la perception publique de l’affaire.
En Suisse, ces dynamiques se doublent d’une difficulté particulière : l’imaginaire d’exception helvétique — construit sur la neutralité, la démocratie consensuelle et l’image d’un pays épargné par les violences policières — rend encore plus improbable que la presse parle ouvertement de racisme policier. Ainsi, les corrections tardives ou les enquêtes critiques apparaissent comme des « anomalies », et non comme la mise en évidence d’une structure. L’affaire des groupes WhatsApp de Lausanne en 2025 « Pirates F », « Les Cavaliers », en fournit un révélateur brutal. Pendant des années, des dizaines de policiers (soit environ 10 % du corps policier lausannois) ont échangé des messages racistes et sexistes, sans qu’aucune alerte institutionnelle ne mette fin à ces pratiques. Les quelques suspensions qui ont suivi n’ont pas suffi à masquer l’ampleur du problème. L’argument des « brebis galeuses » s’effondre : ces discours n’étaient pas des dérapages isolés, mais les symptômes d’une culture organisationnelle où la déshumanisation des personnes racisées est tolérée, voire normalisée.
Ce que montrent ces épisodes, c’est que la violence policière n’est pas seulement affaire d’individus ou de gestes techniques : elle se construit dans et par un récit, soutenu par les institutions, relayé par les médias, et rarement déconstruit à temps.
Volet politique : de la « giclée de réel » au basculement politique ?
La séquence récente a été fulgurante : la mort de Marvin dans le quartier de Prélaz a été suivie, dans les 48 heures, par la révélation de groupes WhatsApp de policiers lausannois. Cette double onde de choc a produit, malgré une couverture médiatique souvent prudente et conciliante, une irruption de réel impossible à ignorer. Les émeutes de Prélaz (24–25 août) et la mise au jour des discussions internes de la police se sont croisées au point d’imposer une question nouvelle dans l’espace public romand : s’agit-il d’incidents isolés ou de la manifestation d’un problème structurel ? Cette conjonction a contraint certains médias et une partie de la classe politique à prendre plus au sérieux que par le passé la question des violences policières. Pour la première fois en Suisse romande, la répétition et la proximité chronologique des affaires — morts en intervention, enquêtes classées, communiqués stéréotypés, puis révélations internes — ont ouvert publiquement la possibilité d’un diagnostic systémique. Des voix jusque-là marginalisées (collectifs, ONG, contre-expertises comme Border Forensics) ont obtenu une audience nouvelle ; une enquête a été rouverte et des suspensions administratives ont été prononcées. La réponse politique a d’abord visé à contenir l’onde de choc. À Lausanne, la Municipalité a opté pour une combinaison de renforcement sécuritaire et de mesures internes limitées, présentées par le conseiller municipal en charge de la sécurité, Pierre-Antoine Hildbrand, comme des ajustements « nécessaires » au maintien de l’ordre. Plutôt que de reconnaître la dimension structurelle des violences et leurs racines, ce discours a surtout servi à protéger l’institution policière, à maintenir la hiérarchie de l’autorité et à temporiser les pressions sociales, tout en laissant entendre que la responsabilité des morts relevait uniquement des gestes individuels des agents.
À Genève, la réaction politique a pris une autre tonalité mais a conduit au même résultat. Lors des manifestations pro-Palestine, l’usage de la force — gaz lacrymogènes, canons à eau, interventions sur le pont du Mont-Blanc et à la gare — a été vivement contesté par associations et juristes, qui ont saisi la conseillère d’État en charge de la sécurité. Plutôt que d’ouvrir un examen critique en profondeur, Carole-Anne Kast, socialiste responsable du dossier, a défendu dès les jours suivants la proportionnalité de l’intervention face à « des éléments de violence », déclenchant un tollé et des demandes formelles d’enquête indépendante. Le débat institutionnel et public s’est intensifié avec le vote récent à Genève sur l’initiative de l’UDC (parti d’extrême droite, équivalent du RN en France) visant à accorder une immunité quasi totale aux policiers. Son rejet massif, avec près de 68 % de non, montre que, même dans un contexte politique généralement favorable au renforcement de l’ordre, la population refuse d’inscrire l’impunité dans la loi. Mais le simple fait qu’une telle initiative ait été soumise au vote souligne la pression politique en faveur d’un durcissement sécuritaire et révèle l’ambivalence persistante du débat public. Parallèlement, les dispositifs policiers se multiplient, à commencer par l’Opération STRADA, relancée par le conseiller d’État écologiste vaudois Vassilis Venizelos, qui cible explicitement le deal de rue dans les quartiers populaires. Cette opération illustre la tonalité répressive croissante des politiques cantonales : plutôt que de renforcer l’accueil d’urgence, les programmes de réduction des risques ou les alternatives sociales, l’État concentre ses moyens sur la surveillance et la criminalisation des corps racisés. Les renforts ponctuels, le ciblage de certains quartiers et la multiplication des contrôles traduisent une stratégie de maintien de l’ordre qui privilégie la discipline au détriment de la protection des vies. La criminalisation des corps racisés et la fragilisation du droit de manifester deviennent ainsi des composantes ordinaires de la gestion publique, révélant un choix politique clair : la répression prévaut sur la prévention sociale et sur le respect des droits civiques. Ce verrouillage politique — fait de dénégation, de priorisation de l’ordre public et d’appels à la fermeté — doit être lu à la fois comme stratégie et comme symptôme : stratégie, parce qu’il s’agit de restaurer rapidement la « normalité » et d’éviter une crise de légitimité ; symptôme, parce qu’il montre que l’appareil politique préfère militariser sa réponse plutôt que d’investir massivement dans des mesures susceptibles de réduire réellement la violence (dispositifs de réduction des risques, politiques de prévention sociale). Les rapports disponibles sur l’offre d’hébergement d’urgence dans le canton de Vaud confirment d’ailleurs que celle-ci reste insuffisante et inadaptée. La logique répressive s’impose donc dans un contexte où l’accueil et la prévention sont précarisés : l’offre est même en recul, comme l’attestent la fermeture récente des lieux d’accueil sociaux et culturels de la Demeure à Malley, de La Borde, du Répit, ainsi que la poursuite des évacuations de squats.
L’effet politique de cette séquence n’est pas neutre : la répétition et la proximité des affaires ont déplacé le terrain du débat. Là où, hier encore, l’explication dominante parlait d’« incidents regrettables », la conflictualité récurrente, la mise au jour d’échanges internes et les mobilisations populaires ont imposé l’idée d’un problème structurel. L’ironie est d’autant plus marquée que le syndicaliste socialiste Grégoire Junod dénonce aujourd’hui le « racisme systémique » gangrenant la police8, alors que c’est sous sa responsabilité qu’avait été lancée l’Opération STRADA à Lausanne, avec notamment les interpellations collectives de la Riponne où des dizaines d’hommes noirs furent menottés en rang. Ce contraste met en lumière l’hypocrisie d’un Parti socialiste qui, tout en menant des politiques racistes et sécuritaires, se pare d’un vernis progressiste lorsque l’affaire devient trop compromettante. Cet « antiracisme » de façade, en ignorant le racisme qu’il contribue lui-même à produire, vide la notion de racisme systémique de sa substance. Si, pour l’instant, la posture du déni — minimisation, appels à l’ordre, esquive institutionnelle — reste la ligne adoptée par les responsables politiques, à Lausanne comme à Genève, cette stratégie apparaît de plus en plus fragile. Elle est désormais contestée par la pression des enquêtes, des ONG, des collectifs et d’une opinion publique sensibilisée. Autrement dit, la séquence a ouvert un basculement politique : la posture du déni ne pourra pas, à terme, demeurer la réponse dominante sans être profondément remise en cause.
Conclusion
Les morts d’Hervé, Lamin, Mike, Nzoy, Michael et Marvin ne sont pas des anomalies : elles révèlent une structure. À chaque étape — interpellation, immobilisation, expertise, récit, jugement — l’ordre racial module la valeur des vies. Écrire ces affaires ensemble n’est pas un simple effet rhétorique, mais une condition de possibilité d’un savoir qui relie les points et refuse l’amnésie. Cet article ne vise pas à susciter l’indignation morale ; il appelle à inventer une autre politique du vivant : une politique où l’urgence n’est pas de « sécuriser » un corps au sol, mais de préserver une vie ; où l’on cesse de fabriquer des suspects à partir de trajectoires sociales et de phénotypes. L’expérience a montré que l’appareil judiciaire ne protège pas les vulnérables, mais l’uniforme. L’alternative ne peut donc pas se limiter à un ajustement de ses pratiques : elle doit être pensée en rupture.
Abolir, ce n’est pas un slogan : c’est redistribuer les moyens, fermer des possibles mortifères et ouvrir le champ des réparations, des soins et des libertés. La Suisse, trop souvent retranchée derrière son image de neutralité et d’État de droit exemplaire, ne peut plus esquiver ses responsabilités. Ces morts rappellent que son appareil policier et judiciaire participe lui aussi à la production d’inégalités raciales. Tant que cette réalité ne sera pas affrontée, les institutions continueront de se protéger elles-mêmes plutôt que les vies qu’elles devraient servir.
Inventaire des cas recensés dans le canton de Vaud (2016–2025)
Hervé Bondembe Mandundu (2016) : Hervé, 27 ans, né au Zaïre et arrivé enfant en Suisse, est abattu dans l’entrée de son immeuble à Bex le 6 novembre 2016. La version policière — danger immédiat, couteau, tir de « légitime défense » — est validée par la justice jusqu’au Tribunal fédéral. Les parents d’Hervé Mandundu ne seront informés de sa mort que le lendemain à 10 h par la police, bien après que la radio en a déjà parlé. Les voisins le décrivent comme une personne calme, et aucun témoin n’a vu de couteau à pain. Absence de reconstitution complète, contradictions minimisées : la décision entérine un récit où le tir mortel est jugé « nécessaire et proportionné ». Ce dossier devient alors un cas-pivot : non pas pour clarifier le droit, mais pour institutionnaliser l’impunité. Il fixe un horizon : lorsqu’un policier tue un homme noir, les tribunaux peuvent valider.
Lamin Fatty (2017) : Le 24 octobre 2017, Lamin Fatty, 23 ans, requérant d’asile gambien, meurt en cellule au centre de détention de la Blécherette à Lausanne. Interpellé sur erreur d’identité. Les images montrent une crise (convulsions, détresse respiratoire) sans déclenchement rapide de soins. L’agonie, qui a durée 1h30, a lieu sous surveillance vidéo, documentation froide de l’indifférence institutionnelle. L’affaire est d’abord classée, puis rouverte en 2024 sous la pression d’avocats et de collectifs. Lamin ne meurt pas d’une balle : il meurt de l’arbitraire administratif. Une leçon sur le pouvoir de la non-assistance.
Mike Ben Peter (2018) : Le 28 février 2018, à Lausanne, Mike Ben Peter, 40 ans, est contrôlé puis violemment immobilisé par six policiers. Avant même le plaquage ventral, il reçoit des coups de genoux dans les parties génitales et du spray au poivre. Une fois au sol, il subit la technique du plaquage ventral, accompagnée d’une clé de jambes, de coups dans les côtes et de la compression prolongée de plusieurs agents. Il fait un arrêt cardio-respiratoire et décède le lendemain. Au procès, la défense insiste sur la supposée « force surhumaine » de Mike ; l’expertise refuse d’établir un lien causal direct entre la technique et le décès ; le tribunal retient un « concours de circonstances ». Les cris de douleur et les appels à l’aide sont constamment passés sous silence, malgré les témoignages. Les six policiers sont acquittés (puis acquittements confirmés). Le corps noir, tabassé, gazé, immobilisé au sol par plusieurs agents, disparaît derrière un discours hygiénisé sur la contingence.
Roger Michael Nzoy Wilhelm (2021) : Le 30 août 2021, à la gare de Morges, Roger Nzoy est abattu par un policier qui tire à trois reprises. Récit policier : « légitime défense ». Selon la version des agents, Nzoy les aurait menacés avec un couteau, ce qui a immédiatement légitimé la réponse meurtrière dans les médias. Mais cette version est contredite par les analyses indépendantes, notamment celles de Border Forensics : la trajectoire de Nzoy montre qu’il ne se dirigeait pas vers la police mais qu’il s’éloignait, son parcours correspondant davantage à une attitude de fuite qu’à un comportement agressif. Les images établissent en outre qu’il avait les mains ouvertes, rendant hautement improbable qu’il ait tenu un couteau au moment des tirs. Nzoy, qui était en détresse psychologique, n’a pas été perçu comme une personne vulnérable nécessitant de l’aide, mais comme une menace en raison de sa couleur de peau. Il a ainsi subi la force létale là où il aurait dû recevoir une assistance. Après les balles, il reste allongé au sol pendant plus de six minutes. Les policiers ne font rien d’autre que de lui passer les menottes et de le fouiller, le laissant mourir sans administrer de premiers secours, jusqu’à l’arrivée d’un infirmier qui n’était qu’un simple témoin de la scène. En 2024, une ordonnance de non-lieu est rendue, contre laquelle la famille recourt. En mai 2025, la Chambre des recours pénale casse le classement, relevant des manquements et un défaut d’impartialité, et ordonne la réouverture de l’enquête. Ici, la contre-expertise citoyenne prouve sa puissance : elle déplace l’épistémologie de l’enquête pour recentrer la vie.
Michael Kenechukwu Ekemezie (2025) : Le 25 mai 2025, Michael, 39 ans, père de deux enfants, meurt dans les locaux de la police municipale lausannoise. Les autorités affirment que la cause est inconnue, qu’une autopsie est en cours ; des images et témoignages circulent pourtant, montrant une immobilisation au sol avec pression manifeste. L’hypothèse du plaquage est d’abord écartée publiquement ; s’ensuivent des controverses sur l’accès au dossier et des griefs quant à la complétude de l’autopsie. À cela s’ajoute un conflit autour du rapatriement de son corps au Nigéria : comme dans l’affaire Mike Ben Peter, la famille doit supporter une partie de la charge financière et organisationnelle. L’arrestation s’est de surcroît produite à quelques mètres seulement de l’endroit où Mike Ben Peter avait été tué en 2018, dans des circonstances presque identiques. Ce dossier rejoue donc une partition déjà connue : la matérialité de l’immobilisation est déniée, la chaîne médico-légale devient un terrain d’invisibilisation, et la dignité même du défunt est compromise.
Marvin Shalom Manzila (2025) : Le 24 août 2025, Marvin, 17 ans, meurt après une poursuite à scooter. Récit mensonger : véhicule volé, fuite, accident. Très vite, le chef de la police affirme que Marvin roulait à contresens, avant que cette version ne soit démentie. Le Ministère public déclare ensuite qu’il n’y aurait pas eu de contact entre les véhicules, mais plusieurs témoins affirment au contraire que la voiture de police a heurté le scooter par l’arrière, projetant Marvin contre un mur. Dans le quartier, le récit est tout autre : Marvin, jeune du collectif 2septG, passionné de musique, connu de tous comme un garçon sociable, gentil, drôle et motivé — une « bonne âme », selon sa mère, et, pour ses amis, quelqu’un d’aimable et serviable avec tout le monde. Sa mort déclenche deux nuits de colère, puis une marche blanche d’ampleur. Ici, la fuite n’est pas un aveu : c’est le réflexe de survie d’une génération qui se sait présumée coupable.
Autres cas récents
Camila (14 ans, 30 juin 2025) : Camila meurt lors d’une poursuite à Lausanne. Ses proches déposent plainte pour homicide par négligence et abus d’autorité. D’emblée, la police refuse d’ouvrir une enquête, qualifiant le décès de simple accident de la route et niant tout lien avec l’intervention du policier à moto qui avait initié la poursuite. Celui-ci avait pourtant aperçu que Camila circulait sans casque, mais a choisi de maintenir la course-poursuite. Très vite, le débat public se déplace : des responsabilités policières vers les comportements d’adolescents, selon un cadrage classique qui culpabilise la victime et son entourage. Par ailleurs l’un des policiers impliqués serait également lié à l’affaire Mike Ben Peter ; le même agent apparaît aussi dans les groupes WhatsApp révélés en 2025 et fait partie des policiers actuellement suspendus, renforçant le sentiment d’impunité et de continuité des pratiques.
Sirage Mohamed Nur (23 août 2025) : Sirage Mohamed Nur, Érythréen, père de trois enfants, meurt après avoir été roué de coups par du personnel du restaurant Le Vaudois, à Lausanne. L’auteur présumé ressort libre après audition. Le traitement médiatique initial le dépeint comme SDF alcoolisé ; quelques jours plus tard, la famille se mobilise, fissurant ce récit. Ce cas non policier révèle pourtant le même ordre : tolérance différentielle, suspicion par défaut, droit à la présomption distribué inégalement.
Publié par Contretemps web le 26 novembre 2025
Elodie, Fatima et Hamza, du Collectif Sud Global. Merci au collectif Justice pour Mike pour sa précieuse relecture.
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Border Forensics. The Death of Roger Nzoy Wilhelm(s. d.)
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Voir une de ses interviews ici.