
« En décembre, la résistance est venue, puis la victoire russe à Stalingrad, et nous avons compris que la guerre était proche et que l’histoire avait repris son cours. En quelques semaines, chacun d’entre nous a mûri, plus qu’au cours des vingt années précédentes. Des hommes que le fascisme n’avait pas brisés sortirent de l’ombre, des avocats, des professeurs et des ouvriers, et nous reconnûmes en eux nos maîtres, ceux dont nous avions vainement cherché la doctrine jusque-là dans la Bible, dans la chimie, dans la montagne. Le fascisme les avait réduits au silence pendant vingt ans, et ils nous expliquèrent que le fascisme n’était pas seulement un gouvernement bouffon et imprévoyant, mais le négateur de la justice ; il n’avait pas seulement entraîné l’Italie dans une guerre injuste et funeste, mais il était né et s’était consolidé comme le gardien d’une légalité et d’un ordre détestables, fondés sur la contrainte imposée à ceux qui travaillent, sur le profit effréné de ceux qui exploitent le travail des autres, sur le silence imposé à ceux qui pensent et ne veulent pas être des serviteurs, sur le mensonge systématique et calculé. Ils nous ont dit que notre impatience moqueuse ne suffisait pas ; elle devait se transformer en colère, et la colère devait être canalisée dans une révolte organisée qui frappe au bon moment ».
Primo Levi, Le système périodique
Il y a encore quelques années, aucun d’entre nous n’aurait pu imaginer que les célébrations du quatre-vingtième anniversaire du 25 avril (et donc de la fin définitive de la tragédie nazie-fasciste) se dérouleraient dans un contexte où le gouvernement italien est aux mains des épigones de cette politique criminelle et, au niveau mondial, dans un contexte de croissance extrêmement rapide et apparemment incontestée d’une extrême droite qui présente de nombreux traits qui la rapprochent de cet héritage que nous croyions définitivement enterré.
Nous ne reprendrons pas ici les considérations déjà exprimées maintes fois sur les raisons de ce paradoxe apparent (les néofascistes qui sont appelés à célébrer, au moins officiellement, le tragique aboutissement de l’œuvre de leurs maîtres, et la relance de l’injonction grotesque adressée à Giorgia Meloni de proclamer un « antifascisme » dont elle est dépourvue), ni sur les pulsions révisionnistes évidentes que cette réalité légitime (dont la plus paradoxale est la déclaration d’Alice Weidel, la cheffe des néonazis d’Alternative für Deutschland, qui est allée jusqu’à qualifier Adolf Hitler de « communiste »). Nous ne voulons pas non plus nous concentrer ici sur les responsabilités immédiates de ce qui était autrefois (et est encore aujourd’hui) défini comme « la gauche » dans la facilitation du retour de cette culture, à laquelle nous avons consacré et continuerons de consacrer d’autres commentaires, mais dans un autre cadre.
Recontextualiser, étudier
Aujourd’hui, nous souhaitons nous attarder davantage sur les contradictions de la Résistance antifasciste, précisément sur l’action menée par les antifascistes en Italie (mais aussi dans de nombreux autres pays européens) qui a contribué de manière décisive à la fin du cauchemar nazi-fasciste, une fin qui aurait dû être définitive et qui, à l’époque, semblait l’être.
Nous savons que les célébrations, surtout les plus solennelles comme celles de ces jours-ci, ne sont peut-être pas le moment le plus approprié pour les réflexions critiques, mais notre site (comme son nom l’indique) fuit toute tentation hagiographique, même devant les pages les plus symboliques et « identitaires ».
Que ce soit clair, nos réflexions ne visent en aucun cas à minimiser l’importance de ces événements. Non seulement en raison de leurs conséquences immédiates : ce qui semblait être l’éradication radicale et définitive du fascisme, la poussée apparemment irrésistible de la gauche sur la base de son rôle déterminant dans la lutte de libération, la rédaction d’une Constitution qui, malgré toutes ses limites, a néanmoins garanti pendant des décennies une coexistence sociale et civile, etc.
Mais la Résistance et la Libération ont également eu des conséquences sur le long terme. En ancrant ses racines dans la Résistance, la classe ouvrière italienne s’est construite au cours des décennies suivantes une identité historique solide et, d’une certaine manière, « glorieuse ». Jusqu’à il y a quelques années, les célébrations du 25 avril étaient bien plus que des rendez-vous « rituels », ou pire, institutionnels ; c’étaient des moments importants de la lutte sociale, des moments de réaffirmation culturelle de masse. L’antifascisme imprégnait fortement la lutte sociale en général, y compris la lutte syndicale, comme si les objectifs de ce qui avait été la lutte des partisans et ceux de chaque lutte quotidienne coïncidaient.
La nature de la Résistance
Au-delà de la rhétorique institutionnelle, la Résistance fut certes une guerre « patriotique » pour la défense d’une « dignité nationale » trahie et vendue à l’occupant allemand, une guerre « civile » entre les partisans et les bandes noires alliées aux nazis, mais ce fut aussi une guerre de classe.
Ces trois aspects de la résistance (qui ont d’ailleurs fait l’objet d’études approfondies de la part de nombreux historiens) apparaissent clairement dans les événements de ces années-là. Et en particulier le troisième aspect, celui du conflit de classes, le plus occulté parce que le plus gênant, « embarrassant » (non seulement pour l’antifascisme libéral, mais même pour la gauche socialiste et communiste).
La nature de classe de la Résistance tient avant tout à sa base sociale. N’oublions pas que la composante ouvrière était numériquement importante dans la lutte des partisans. La Résistance s’est certes affirmée comme un mouvement interclassiste soudé dans la volonté de libérer le territoire national de l’occupant allemand, mais en son sein, la propagande clandestine d’une gauche « diffuse » était largement répandue, avec ses appels au prolétariat à lutter pour la démocratie contre une classe capitaliste qui avait permis au régime fasciste de s’imposer.
Pendant la Résistance (et pas seulement en Italie), la convergence des deux ennemis (de la patrie et de la classe) a été remise en question par le choix d’une « unité nationale », nécessairement interclassiste, poursuivie par les principaux partis de gauche, mais contestée par des composantes importantes, comme la « Bandiera Rossa » romaine. Et même dans l’esprit de nombreux cadres communistes et socialistes – dont beaucoup se souvenaient du bienno rosso (les « deux années rouges » de 1919-1920, ndt) et du soutien apporté par les capitalistes, les partisans de Giolitti et les monarchistes à l’arrivée au pouvoir de Mussolini – l’opposition de classe ne se noyait pas du tout dans l’unité nationale, malgré leur comportement de militants disciplinés dans les partis de Togliatti et de Nenni. Bien sûr, les dirigeants communistes et socialistes insistaient pour que les cadres prolétariens aient conscience de leur « responsabilité nationale », affirmant (avec la force de l’évidence) que les intérêts, y compris économiques, de la classe ouvrière ne sauraient être défendus, ni ses revendications satisfaites, si le fascisme n’était pas vaincu.
Pour le prolétariat de l’époque, en effet, le fascisme coïncidait objectivement avec le capitalisme, la figure du patron et celle du fasciste représentaient un même ennemi à combattre. La classe dominante pré-fasciste était restée la même pendant le ventennio (les vingt années de fascisme, ndt). L’autoritarisme et la violence fasciste déchainée contre les syndicats et contre la gauche ont été déterminants pour écraser le biennio rosso et les luttes de 1919-1920. Le patronat a tiré d’énormes avantages de la politique économique de Mussolini et des siens.
L’orientation du Parti communiste italien
Le PCI a exploité ces connivences entre la classe dirigeante et le fascisme pour canaliser la puissance de la lutte partisane, une fois le régime vaincu, contre les aspects les plus rétrogrades de la classe patronale, mais uniquement pour obtenir des conditions contractuelles plus avantageuses et un rôle dans la gestion de l’État.
Même si, pour la direction togliattienne du PCI, le projet n’était certainement pas la révolution, mais une « démocratie progressiste » politiquement modérée et avec de pâles « éléments de socialisme », pour de très nombreux militants et même pour de nombreux cadres de ce parti, l’objectif de la lutte restait l’instauration d’une véritable république socialiste, sur le modèle de l’URSS. Et la « duplicité » togliattienne instrumentalisait l’hypothèse menaçante d’une insurrection pour intimider les forces politiques libérales et, surtout, la classe patronale.
Ce n’est pas un hasard si l’hypothèse d’une transformation complète transparaît également dans le « Manifeste de Ventotene », qui a récemment fait l’objet de polémiques politiques entre les post-fascistes et l’opposition parlementaire. Car l’espoir que la chute du fascisme emporterait avec lui le capitalisme n’existait pas seulement dans les aspirations des cadres prolétariens et révolutionnaires, mais était également caressé par la gauche libérale « non marxiste », y compris au sein du Partito d’Azione (1942-1947, regroupement de non-catholiques et non-communistes, ndt).
Certes, les urgences sociales du moment légitimaient également les revendications d’améliorations immédiates, même purement réformistes, ce qui renforçait le soutien aux prudences tactiques et diplomatiques du PCI. De plus, le cadre culturel de la gauche, renforcé par le prestige nouveau et considérable acquis par l’URSS de Staline pour son rôle déterminant dans la défaite de l’Allemagne nazie, faisait que pour une partie importante de la base ouvrière, la transformation sociale radicale se traduisait par le mythe de la venue du Baffone (le sauveur moustachu venu de l’est, c’est-à-dire Staline, ndt).
Un mouvement très large
Il convient ici d’ajouter une réflexion supplémentaire sur les raisons qui ont poussé en Italie (mais aussi dans de nombreux autres pays) des milliers de jeunes femmes et hommes (mais pas seulement des jeunes) à choisir La via della montagna, prendre le maquis. À l’origine, le principal moteur de ce choix était le refus de combattre, mais aussi le refus de travailler, de produire et de contribuer de quelque manière que ce soit à la guerre de Hitler et de Mussolini. Ce sont ces facteurs qui ont poussé tant d’hommes et de femmes à grossir les rangs de la Résistance dans les montagnes : le refus de la conscription militaire brutale mise en place par le gouvernement collaborationniste de Salò (et en France, par exemple, par le gouvernement de Vichy), mais aussi le refus du travail forcé, la fuite des cadres ouvriers contraints de quitter les villes pour échapper à la répression suite aux luttes urbaines auxquelles ils avaient participé.
Ainsi, pour la grande majorité de ceux qui se sont réfugiés dans les montagnes, l’objectif initial n’était pas « offensif », bien au contraire, beaucoup sont partis dans les montagnes précisément pour ne pas avoir à participer à la guerre. La montagne était un refuge, un moyen d’échapper à un contexte de guerre. Pour beaucoup, être partisan·e était peut-être une manière vague et quelque peu inconsciente, mais certainement la plus naturelle, de refuser la guerre. En fin de compte, rejoindre la guerre des partisans était un moyen de « ne pas avoir à faire la guerre », celle de Mussolini, dans une contradiction qui, pour beaucoup, dans des contextes aussi dramatiques, n’était ni apparente ni réelle.
Vers une confusion des objectifs de lutte
Certes, l’aversion contre l’occupant allemand et ses complices criminels italiens a facilité la tâche de la direction du PCI en plaçant au centre de la lutte et des « tâches de la classe ouvrière » la « libération nationale », l’« antifascisme » et l’objectif de la « démocratie progressiste ».
L’« oppresseur étranger » apparaissait comme le responsable le plus immédiat des souffrances sociales et en devenait l’unique responsable aux yeux d’un prolétariat qui avait été privé de la capacité d’identifier les causes les plus immédiates et les plus profondes de sa condition, notamment en raison de plus de deux décennies de défaites, de réaction bourgeoise et de trahison opportuniste. Les informations sur les exactions effroyables des unités hitlériennes et le comportement brutal plus généralement de la puissance impérialiste allemande renforçaient l’idée de la centralité de la lutte pour la libération nationale. Et le fait de présenter les bandes noires fascistes comme de simples complices de l’occupant et non comme l’expression ultime de la réaction antipopulaire du patronat « national » contribuait à brouiller les contenus de classe.
La classe ouvrière qui avait participé au biennio rosso avait été privée de son élément révolutionnaire et anticapitaliste, tandis que sa conscience de classe se trouvait subordonnée au mythe de « l’unité antifasciste ».
Beaucoup de jeunes et de moins jeunes étaient animés d’un sentiment confus et embryonnaire d’opposition de classe à une situation de plus en plus intolérable (dont les causes étaient à chercher dans le système capitaliste lui-même), mais combiné à une conscience de classe obscurcie par des décennies de domination fasciste et par la dégénérescence simultanée des directions social-démocrates et staliniennes.
Pour compléter le tableau, il ne faut pas oublier que la destruction politique et physique de toute voix dissidente au sein de la gauche italienne a également contribué à cette situation, d’abord avec l’exclusion du Parti communiste italien d’Amadeo Bordiga (qui avait certes sa part de responsabilité, il suffit de rappeler son sectarisme à l’égard des Arditi del popolo (organisation de résistance ouvrière aux fascistes, en 1921, ndt) mais qui exprimait néanmoins une ligne politique plus radicale), puis par l’emprisonnement d’Antonio Gramsci (qui priva le communisme italien d’une voix vigilante et critique) et enfin par l’interdiction et la liquidation de la « Nouvelle opposition de gauche italienne », qui culmina, à une date qui pourrait être celle du 27 octobre 1943, par l’assassinat de son principal représentant, Pietro Tresso, par des partisans français sur ordre de Staline (et peut-être de Togliatti).
C’est dans ce contexte que la classe ouvrière italienne arriva en 1943 au rendez-vous avec la guerre civile.
La victoire des partisans, le souvenir de la lutte pour la défaite du nazisme et du fascisme, leur commémoration ont depuis longtemps été arrachés à la gauche de classe, pour être édulcorés dans la célébration (formellement interclassiste, mais en réalité bourgeoise) d’une « démocratie » sans adjectifs ni histoire. Beaucoup ont contribué à rendre possible cette appropriation illégitime (l’intelligentsia libérale, la presse dominante et les directions réformistes). Mais l’étude de ce qui s’est réellement et concrètement passé dans ces moments dramatiques peut être un moyen de tenter de réparer les dégâts causés par ce rapt.
Publié le 23 avril 2025 par Refrattario e contracorrente, traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de DeepLpro