
Il est devenu difficile de faire entendre des voix militantes palestiniennes en France et, plus généralement, dans les pays occidentaux. Celle de Ramy Shaath, installé en France depuis janvier 2022, date de sa libération des geôles égyptiennes, n’en devient que plus intéressante.
Militant palestinien et égyptien, il occupa pendant les années 1990 et jusqu’au début des années 2000 diverses positions de responsabilité au sein de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et fut proche de Yasser Arafat, sans être affilié à une faction du mouvement national. Actif également sur la scène égyptienne, il fut une figure de la révolution de 2011, et contribua à la création d’un ensemble de mouvements et de coalitions – dont le « Front de la Révolution », ultime tentative de rassembler les forces progressistes – qui jouèrent un rôle crucial pendant le bref interlude démocratique que connut le pays avant le coup d’Etat du général Al-Sissi.
En 2015, il devient coordinateur de BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) en Egypte, qui fonctionna également comme espace oppositionnel élargi. Après des années de harcèlement policier, il est arrêté en juillet 2019 au Caire et passe 900 jours en prison, avant sa libération, suite à une intense campagne de solidarité, relayée jusqu’au sommet de l’Etat, Emmanuel Macron ayant publiquement évoqué son cas lors de sa rencontre avec le dictateur égyptien en décembre 2020.
Depuis son arrivée en France, il participe activement aux activités de solidarité avec le peuple palestinien. Dans cet entretien avec Stathis Kouvélakis, il parle de sa trajectoire personnelle et livre son analyse de la situation en Palestine et des perspectives de la résistance palestinienne au cours de la période qui vient.
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Une trajectoire militante entre la Palestine et l’Egypte
Commençons par parler de toi. Tu viens d’une famille qui a joué un rôle très important dans le mouvement national palestinien1, mais qu’en est-il de ta propre trajectoire au sein de ce mouvement ?
Je suis né au Liban en 1971 d’un père palestinien de Gaza et d’une mère égyptienne. J’ai grandi au Liban pendant la guerre civile, qui a été suivie par l’agression israélienne. J’ai donc passé mon enfance entre les quartiers généraux de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) et les bunkers de l’armée. Nous sommes partis en Égypte lorsque la situation libanaise a empiré, à la fin des années 1970. J’ai commencé à être actif politiquement dès mon enfance au Caire, à l’école. J’avais 11 ans lorsque j’ai été confronté pour la première fois aux services de sécurité égyptiens. J’ai trouvé un type des services en compagnie de mon professeur principal, qui m’a dit que je n’avais pas le droit de faire mon habituel speech hebdomadaire devant mes camarades de classe.
En 1982, à un très jeune âge, j’ai travaillé au bureau de l’OLP. À l’époque, nous n’avions que deux bureaux, au Caire et à Chypre, où les informations sur la guerre au Liban et le siège de Beyrouth parvenaient par téléscripteur et par télex, il n’y avait pas d’autres technologies de communication. Mon travail consistait à rester la nuit et à noter les informations pour qu’elles puissent être diffusées aux journaux télévisés.
La première fois que j’ai été arrêté, j’avais 13 ans. C’était lors de la première foire du livre du Caire à laquelle Israël avait été autorisé à participer. Je collais des drapeaux palestiniens et des autocollants un peu partout, en particulier autour du stand israélien. J’ai alors trouvé un groupe de personnes qui sortaient de ce stand, qui avaient l’air importantes, elles entouraient un homme. J’ai couru et j’ai collé le drapeau palestinien sur son dos. Il s’est avéré que c’était l’ambassadeur d’Israël.
Au cours des années qui suivirent, j’ai été de plus en plus actif et visible sur la Palestine. J’ai commencé à faire officiellement partie du mouvement national et, très rapidement, à travailler avec Arafat. En 1993, surviennent les accords d’Oslo, qui ont été une source de frustration. J’avais alors une vingtaine d’années et j’étais principalement impliqué dans la résistance armée de l’OLP.
L’ensemble du groupe dont je faisais partie était fortement opposé à Oslo. Nous avons eu une discussion longue et très tendue avec Arafat. Nous avons parlé de la situation, de la fin de l’Union soviétique, de la diversion due à la guerre en Irak et au Koweït, des pressions que nous subissions, de la tentative de détruire l’OLP et de créer une direction de substitution, ce dont nous étions bien sûr conscients. Nous avions le sentiment que nous subirions une offensive massive et que les Israéliens n’étaient pas sérieux dans leur recherche d’une solution.
Notre responsabilité pour les cinq années qui allaient suivre – c’était la première phase du processus d’Oslo – était, tout d’abord, d’essayer de mettre en place un État palestinien et des institutions durables, puis de ramener en Palestine le plus grand nombre possible de Palestiniens, et, enfin, de nous préparer au moment où il apparaîtrait que les Israéliens ne tiendraient pas leurs engagements et que, à l’horizon de l’an 2000, une confrontation était inévitable.
Sur cette base, nous avons accepté l’accord et Arafat a voulu que je participe aux négociations. J’ai donc fait partie de l’équipe qui a discuté de l’accord Gaza-Jéricho [qui a créé l’Autorité palestinienne]. J’ai négocié avec les Israéliens en moyenne 10 heures par jour pendant quasiment un an, de 1993 à début 1994. J’ai ensuite dirigé l’équipe chargée de former l’Armée palestinienne pour mettre en œuvre l’accord et prendre contrôle du territoire. Je faisais partie du premier groupe à entrer en Palestine. C’est moi qui ait récupéré Gaza des Israéliens, j’étais là avant même qu’Arafat n’y entre.
Je suis ensuite devenu conseiller d’Arafat, mais tout au long de ce parcours, j’ai refusé d’être membre du Fatah. J’étais proche du président, mais j’avais beaucoup de problèmes avec la plupart des autres membres de l’organisation. Je suis resté au sein de l’Autorité palestinienne (AP) jusqu’en 1997. À ce moment-là, j’en avais assez de la corruption qui se répandait et de l’insistance d’Arafat à maintenir cette « zone grise » dans la gestion, ce que je pouvais comprendre en tant que tactique, mais qui s’est avéré être un désastre en tant que stratégie. J’ai quitté l’AP en 1998 et je suis retourné au Caire où je suis resté jusqu’en 2000. Lorsque la seconde Intifada a commencé, je suis retourné en Palestine mais j’ai refusé de faire de nouveau partie de l’AP.
Pendant toute cette période, je vivais à Gaza et je faisais des allers-retours en Cisjordanie. J’étais chargé de missions spéciales pour le président Arafat, mais à titre personnel. À partir de 2000, il a commencé à se rendre compte du gâchis dont je l’avais averti : l’AP était extrêmement faible et se trouvait de facto sous le contrôle des Israéliens. Je me souviens qu’un jour, à la fin de 1997, j’ai eu une discussion avec lui au sujet d’une personne au sein de l’institution qui était un espion israélien. Il m’a répondu : « Je sais ». J’ai dit : « Alors pourquoi diable le gardons-nous ? » Il m’a répondu : « Ramy, il vaut mieux garder son ennemi près de soi ». J’ai dit : « Oui, mais là il est trop proche. Vous pouvez le contrôler tant que vous êtes là, mais un jour vous ne serez plus là, et alors c’est lui qui contrôlera l’institution ».
Finalement, les Israéliens ont encerclé Arafat à Ramallah et réoccupé les territoires réduits de Cisjordanie dont ils étaient sortis. Arafat a été empoisonné et tué. J’étais avec lui lorsque nous sommes allés en Jordanie, puis à Paris. Lorsqu’il est mort [en novembre 2004], je suis retourné en Palestine pour les funérailles. J’ai été choqué lorsque j’ai réalisé ce que l’AP était devenue, avec tous ces criminels qui en avaient pris le contrôle. J’ai alors été confronté à la difficile question de savoir si nous devions essayer de renverser l’AP. Nous connaissions beaucoup de gens à l’intérieur de l’institution, et nous avions donc le pouvoir de le faire. Mais cela aurait été très dangereux, car cela aurait fait le jeu des Israéliens, alors que la Cisjordanie était sous occupation. L’autre option était de me retirer complètement, de couper toute relation avec l’institution, ce que j’ai fait. C’est à l’occasion des funérailles d’Arafat que je suis entré en Palestine pour la dernière fois jusqu’en 2011.
À partir de 2005-2006, j’ai compris qu’il n’y avait pas moyen de soutenir la Palestine sans lutter pour la libération de la région, et en particulier de l’Égypte. Comme j’étais également Egyptien, je suis revenu à la politique égyptienne, que je connaissais déjà bien sûr. J’ai commencé à former des groupes d’opposition, et finalement, nous avons pu donner le signal de la révolution de 2011. J’ai fait partie du petit groupe qui a organisé et planifié l’occupation de la place Tahrir.
J’ai également vu venir le coup d’État de 2013, et tiré la sonnette d’alarme, mais les forces qui s’opposaient au changement étaient plus fortes que nous ne le pensions. Après cela, j’ai essayé de réorganiser le mouvement révolutionnaire et nous avons continué à nous battre. En 2014, la situation était devenue très dangereuse. Le 25 janvier 2014, il y a eu environ 600 arrestations et nos manifestations ont été attaquées par des chars et des mitrailleuses. Il devenait très difficile de descendre dans la rue, et le mouvement révolutionnaire a commencé à se désintégrer.
J’ai décidé qu’il était temps de retourner à l’action pour la Palestine. J’ai donc créé le BDS en Égypte. À l’époque, BDS jouait un double rôle. Le premier était de faire campagne pour la Palestine et en faveur du boycott d’Israël. Mais il était également devenu l’espace de regroupement de l’opposition égyptienne. C’était la seule formation où les gens des différents courants de l’opposition pouvaient se rencontrer et discuter. C’était très inquiétant pour le gouvernement. Nous avons donc commencé à être attaqués.
En 2018, Trump a proposé l’ainsi nommé « accord du siècle », que j’ai dénoncé et entrepris de former une coalition pour s’y opposer. Le 25 juin 2019, s’est tenue la conférence de Manama, la partie économique de l’accord du siècle. Nous avons réuni une contre-conférence au Liban avec des groupes d’opposition de tous les pays qui participaient à la conférence de Manama, pour la dénoncer.
À ce moment-là, grâce à mes sources, j’avais suffisamment d’informations sur les pourparlers entre Jared Kushner [le gendre de Trump], Al-Sissi et les dirigeants des Émirats et je les ai divulguées lors de la contre- conférence. Lorsque je suis retourné en Égypte, j’ai été arrêté. Deux semaines après ma disparition – c’est comme ça que ça se passe en Égypte : il n’y a pas d’Etat de droit, on « disparaît » tout simplement – on m’a dit que mon arrestation était une décision égypto-israélo- émiratie avec le feu vert de l’administration américaine, donc je ne sortirai jamais de prison.
J’y suis resté pendant deux ans et demi, sans inculpation, sans dossier à charge, sans procès. Mais la coalition qui était derrière mon arrestation a commencé à se désintégrer et il y a eu une campagne de grande ampleur pour ma libération menée par ma femme [Céline Lebrun Shaath]. J’ai été libéré au début de l’année 2022 et je suis venu en France. Je me suis engagé dès le début à me battre pour des milliers de mes camarades emprisonnés, l’Égypte comptant près de 70 000 prisonniers politiques.
J’ai pu faire pression pour obtenir la libération de quelques milliers d’entre eux, en particulier ceux issus du mouvement révolutionnaire de gauche. Mais je voulais retourner à l’action pour la Palestine. J’ai commencé à travailler sur l’idée d’Urgence Palestine et sur la formation d’organisations palestiniennes à partir du début 2023. Au moment de l’attaque du 7 octobre, nous étions prêts à former une nouvelle communauté.
Le cessez-le-feu, un succès pour la résistance palestinienne ?
Venons-en maintenant à la situation en Palestine. Quelle est ton évaluation de l’évolution du rapport de forces depuis le 7 octobre 2023 ?
Depuis le 7 octobre, nous n’affrontons pas seulement les Israéliens, notre ennemi colonial direct, mais également une coalition internationale qui comprend non seulement les pays occidentaux mais aussi la plupart des régimes arabes qui sont des dictatures. Nous avons été confrontés à un énorme déséquilibre de puissance.
Du côté palestinien, l’état d’esprit était, je pense, celui d’une préparation à une longue guerre. On s’attendait à des représailles israéliennes brutales. L’espoir était d’avoir des prisonniers de guerre qui permettraient un échange et la libération des milliers d’otages palestiniens détenus dans les prisons israéliennes. L’espoir était également d’avoir le soutien de ce que l’on appelle « l’axe de la résistance » qui atténuerait en partie le déséquilibre dans le rapport de forces. Le pari était que soit il y aurait un changement majeur dans le monde qui ferait pression pour un changement en Palestine, soit qu’un monde arabe révolutionné changerait l’équilibre des forces, soit qu’Israël lui-même se désintégrerait de l’intérieur. Des progrès ont été accomplis sur les trois fronts, mais aucun n’a permis d’aboutir.
Le prix à payer a été beaucoup plus élevé que ce à quoi tout le monde aurait pu s’attendre. Le monde a permis qu’un génocide se produise et l’a observé passivement. Cela a néanmoins créé un élan pour reconstruire notre lutte pour la libération et mettre fin à l’enlisement dans la période d’Oslo. Je ne parle pas ici des accords d’Oslo en tant que tels, puisqu’ils sont morts depuis longtemps, mais de la mentalité d’Oslo qui s’était emparée du peuple palestinien. Cela a également jeté une nouvelle lumière sur la cause palestinienne dans le monde entier, et a permis de réaliser ce qu’Israël, le sionisme et le colonialisme signifient réellement.
D’un point de vue stratégique, les objectifs de l’opération « déluge Al-Aqsa » étaient doubles. Premièrement, rendre l’occupation beaucoup plus coûteuse pour l’occupant, et je pense que ce fut le cas. C’était la première fois que le territoire contrôlé par l’ennemi était attaqué, alors que toutes les confrontations précédentes s’étaient déroulées dans des territoires où vivaient des Palestiniens.
Le deuxième objectif était de s’imposer dans l’agenda mondial. Le 7 octobre est arrivé à un moment où le monde acceptait notre effacement. Même la solution des deux États paraissait révolue, les Israéliens allaient s’emparer de la Cisjordanie et de Jérusalem, et poursuivre le siège de Gaza. Les États arabes normalisaient leurs relations avec Israël au mépris total des droits des Palestiniens. La situation avait besoin d’un traitement de choc. Il s’agissait de retrouver l’identité palestinienne et d’imposer un changement dans l’économie de l’occupation.
Encore une fois, le prix à payer a été énorme, mais pour moi, ce n’est pas la résistance qui doit être blâmée pour cela. Le prix est une honte pour les pays qui ont laissé faire et peur ceux qui ont regardé le génocide à la télévision pendant un an et demi.
Quelle est ton estimation du cessez-le-feu entre Israël et le Hamas ? S’agit-il d’un succès pour la résistance palestinienne ou comme un simple intermède permettant à Israël de reprendre la guerre et de procéder au nettoyage ethnique de Gaza ?
Le cessez-le-feu est incontestablement un succès pour la résistance. Les tentatives israéliennes de nettoyage ethnique et d’élimination de la résistance à Gaza ont échoué. Le plan visant à libérer les prisonniers israéliens par la force a complètement échoué, tout comme celui des généraux visant à occuper le nord de Gaza et à repousser la population vers le sud. La résistance est sortie probablement plus forte de cette guerre. Un demi-million de Palestiniens sont retournés dans le nord. Je pense que le monde soutient désormais beaucoup plus les Palestiniens qu’il ne l’a jamais fait auparavant.
En fait, le cessez-le-feu signifie plus que cela. La vision de centaines de milliers de Palestiniens retournant dans le nord a réaffirmé l’idée du retour à Jaffa, Acre et Safed dont les Palestiniens ont rêvé et pour laquelle ils continueront à se battre. Les médias occidentaux n’ont pas beaucoup parlé de la libération des prisonniers palestiniens, mais des milliers de nos camarades, hommes, femmes et enfants, y compris la plupart des prisonniers de longue date, sont sortis des prisons où ils étaient détenus depuis des années et sont retournés dans leurs familles qui avaient probablement perdu l’espoir de les revoir un jour. Et la résistance sur le terrain est toujours active, avec ses armes, un leadership organisé, parlant un langage de libération nationale et de résilience.
Le Hamas, en tant qu’idéologie politique et système de gouvernance, pose certainement de nombreux problèmes. Mais les Palestiniens soutiennent la résistance, pas nécessairement ce courant politique. Lorsque je dis cela, parfois les gens sont choqués, mais je pense que l’aile militaire de la résistance jouit d’un plus grand soutien par la rue palestinienne que la direction politique du Hamas. Ce n’est pas seulement parce qu’ils ont fait des sacrifices et payé un prix énorme. C’est parce qu’ils ont forgé une résistance emblématique, bien organisée qui est revigorante pour l’esprit national palestinien, et aussi parce qu’ils ont changé de registre de langue au fil des ans. Ils parlent désormais une langue unificatrice et nationaliste, plutôt qu’une langue religieuse ou sectaire.
Les véritables objectifs de Trump
Que penses-tu du plan Trump ? S’agit-il d’une folie ou plutôt d’une manœuvre pour permettre aux Israéliens de rompre le cessez-le-feu ? Ou simplement d’un écran de fumée pour l’annexion de la Cisjordanie ?
Tout d’abord, nous devons comprendre que les Israéliens ont tenté à plusieurs reprises de vider Gaza de sa population. Ils ont essayé de le faire dans les années 1950, puis dans les années 1970, et maintenant ils essaient à nouveau.
Je me souviens du célèbre discours de Rabin [1992] qui disait vouloir « faire sombrer Gaza dans la mer ». Les Israéliens ont essayé de s’y installer, mais ils ont complètement échoué, parce que Gaza est un petit morceau de terre avec une très forte densité de population, de surcroît très résistante. Ils n’ont pas pu faire ce qu’ils ont réussi partiellement à faire en Cisjordanie. Leur autre option était de tuer tout le monde, qu’ils finissent par contrôler le territoire ou non. De ce point de vue, si Trump avait un moyen d’y parvenir, les Israéliens seraient ravis. Mais je ne crois pas qu’ils pensent que ce soit faisable. Il ne s’agit pas, à mon sens, d’un projet sérieux visant à transformer Gaza en lieu de villégiature.
Ceci étant dit, ce projet, ou plutôt cette rhétorique, a trois objectifs réels. Le premier est la normalisation de l’idée de « transfert » des Palestiniens, rendre acceptable le fait de parler ouvertement d’un tel projet . Au lieu de nous préoccuper de la fin de l’occupation, on oriente la conversation vers ce qu’on va faire de la population palestinienne.
Le deuxième objectif est, comme tu le suggères, de créer un écran de fumée pour dissimuler ce qui se passe en Cisjordanie. Le véritable danger d’annexion et d’expulsion se situe en Cisjordanie et à Jérusalem. C’est une stratégie israélienne déclarée depuis des années et des années. Ils ont installé 700 000 colons et investi des milliards de dollars dans cette stratégie.
Le troisième objectif est que, suite au succès de la résistance à Gaza et à l’échec des plans israéliens, Trump tente d’exporter le problème vers les États arabes. Puisqu’ils n’acceptent pas d’accueillir davantage de réfugiés palestiniens, il leur demande de trouver une solution qui serve ses objectifs et ceux des Israéliens, qu’ils n’ont pas réussi à atteindre par le génocide et les moyens militaires. Le but est de détruire la capacité de résistance des Palestiniens, de conclure un accord qui oblige les dirigeants du Hamas à quitter Gaza et d’y installer un régime fantoche.
Trump pense à une répétition de ce qu’ils ont fait à l’OLP après 1982, avec son expulsion de Beyrouth, qui a finalement conduit à Oslo et à son effacement. Cela permettrait aux Israéliens de poursuivre le siège de Gaza et de contrôler sa reconstruction, avec la collaboration des États arabes. La combinaison de ces objectifs mettrait fin à la capacité de résistance à Gaza, car cette capacité repose sur la géographie, la configuration spatiale du territoire et la démographie. C’est la densité des camps de réfugiés et de l’environnement bâti qui a permis la résistance de la population. Si Gaza est reconstruite de manière à permettre le contrôle israélien, cela permettra à leurs chars de passer dans les rues en toute sécurité et d’empêcher la construction de tunnels souterrains.
En outre, le plan de Trump signifie que toute demande de contribution israélienne ou américaine à la reconstruction de Gaza est abandonnée. Ils veulent que les États arabes paient, qu’ils fassent le sale boulot de destruction de la résistance et reconstruisent Gaza comme ils l’entendent. Ils feraient cela en pensant qu’ils sont les héros qui ont sauvé les Gazaouis d’une expulsion totale et d’une prise de contrôle imaginaire par les Etats-Unis.
De notre côté, nous devons comprendre que la lutte est différente sur les deux fronts. En Cisjordanie et à Jérusalem, il s’agit de lutter contre l’expulsion et la confiscation de la terre. À Gaza, il s’agit de continuer à résister et de mettre fin au siège. Il ne faut pas mélanger les choses et courir après une oie qui n’existe pas.
Vers l’unité du mouvement national palestinien ?
Venons-en maintenant à la configuration politique du mouvement national palestinien. Nous commencerons par sa principale composante sur le terrain, le Hamas. Cette question est centrale pour tous ceux qui, ici en France et plus généralement en Occident, soutiennent la cause palestinienne mais refusent de soutenir concrètement la résistance parce que sa principale force est considérée comme une force religieuse réactionnaire, pas une force de gauche. Quel est ton point de vue sur cette question ?
Je dirai deux choses à ce sujet. La première est que c’est la gauche qui est responsable de la situation actuelle depuis qu’elle a décidé, à partir des années 1970, de mettre fin à la lutte armée, de se transformer en une constellation d’ONG sous l’égide et le financement américains et occidentaux et de jouer selon les règles élaborées par les forces coloniales et impérialistes du monde entier. Cette voie a détruit la capacité de la gauche à affronter le colonialisme et l’impérialisme, non seulement en Palestine mais dans le monde entier.
En ce qui concerne le Hamas, je fais la distinction entre le Hamas en tant que mouvement politique, avec lequel j’ai des problèmes, tant au niveau du langage que de la pratique, et le Hamas en tant que mouvement de résistance . La dimension de résistance du Hamas est le produit du nationalisme palestinien, et de la souffrance du peuple. C’est pourquoi, au sein de la résistance en Palestine, il existe une coordination totale entre le Hamas et la gauche, le Jihad islamique et l’aile militaire du Fatah, du moins à Gaza, et pour certains de leurs éléments en Cisjordanie.
En raison de la couverture médiatique, ceux qui nous soutiennent dans le monde entier nous considèrent comme des victimes et non comme une force de résistance. Ils nous soutiennent à condition que nous acceptions l’hégémonie coloniale et que nous obtenions certains droits dans ce cadre. Personnellement, je subis de fortes pressions de la part de groupes et d’institutions de différentes parties du monde pour dire que les Palestiniens doivent respecter le droit international et ce qu’on appelle la « solution à deux États ». À l’heure où mon peuple fait l’objet d’un génocide, où l’on tente de nous détruire en tant que nation pour s’emparer du reste du territoire, on attend de nous que nous commencions par renoncer à 78% de la Palestine.
Malheureusement, même la gauche, ou du moins l’ancienne gauche, est d’accord avec cela. Mais il existe aujourd’hui un nouveau mouvement, plus jeune, qui se développe dans le monde entier, qui comprend le double standard du droit international et l’impuissance des institutions internationales. Mais la vieille gauche s’accroche toujours à ses privilèges, à la sécurité d’être une ONG, financée par l’establishment et reconnue comme légitime. Son problème est la résistance palestinienne, parce qu’elle remet en cause son discours sur la manière de traiter le colonialisme et expose son hypocrisie, et le Hamas ne fait pas partie de cette domestication.
Tu as dit qu’au sein de la résistance, il y a un front uni entre le Hamas et les organisations de gauche. Peux-tu nous en dire davantage sur la manière dont ces forces ont évolué sur le terrain ?
Le FPLP (Front populaire de libération de la Palestine) se trouve dans une situation similaire à celle du reste de la gauche internationale. Il s’est affaibli au fil des ans, avec la mort ou l’assassinat de ses dirigeants historiques. Les nouveaux dirigeants manquent de charisme ; ils se sont révélés incapables de perpétuer l’histoire du FPLP et n’ont pas réussi à attirer une nouvelle génération. Le FPLP continue de faire partie de l’OLP. Il s’oppose théoriquement à ses politiques, mais n’ose pas les combattre efficacement, ni quitter l’OLP et apparaître comme une direction nationale alternative. Ce faisant, il a conservé le soutien financier de l’OLP et la sécurité que lui confère son appartenance à celle-ci. C’est toujours le cas aujourd’hui. Le FPLP fait toujours partie du processus décisionnel de l’OLP. Je sais qu’ils sont opposés à tout ce que font Abou Mazen [Mahmoud Abbas] et son entourage, mais cela se fait toujours en leur nom.
Cela signifie que la seule opposition efficace à la politique de l’Autorité palestinienne provient du Hamas et du Jihad islamique.
Non, elle vient aussi d’une nouvelle gauche. Ce qui se passe dans le monde entier se passe aussi en Palestine. Une nouvelle gauche se développe, peut-être moins organisée, mais beaucoup plus progressiste, plus audacieuse. Elle revient aux origines de la gauche, en utilisant un langage décolonial. Elle critique les organisations de gauche existantes et veut sortir de sa zone de confort pour attirer un public palestinien plus large. Je pense que c’est effectivement ce qui est en train de se produire.
Considères-tu la reconstruction de l’unité du mouvement national palestinien comme un objectif stratégique clé pour la prochaine période ? Dans l’affirmative, comment cet objectif peut-il être atteint ?
Le problème avec l’unité palestinienne, et ce depuis longtemps, est que le principal mouvement, le Fatah, agit sous le régime de l’occupation depuis 2004. Beaucoup de gens, y compris moi-même, critiquent vivement l’accord d’Oslo. Je dis que ce n’était pas nécessairement la bonne décision. Mais jusqu’en 2004, il y avait une direction nationale qui essayait de maintenir l’unité palestinienne et une vision d’indépendance et de libération.
En 2004, Arafat a été assassiné, la Cisjordanie a été réoccupée, Abou Mazen et les dirigeants actuels ont été propulsés au pouvoir sous le contrôle des chars israéliens et des Américains. Mohamed Dahlan a réorganisé les forces de sécurité de l’Autorité palestinienne sous supervision américaine afin de répondre principalement aux exigences de sécurité israéliennes. L’AP d’après 2004 n’est pas la même qu’avant, pendant la période Arafat, malgré ses nombreuses erreurs, était encore un mouvement national.
La déclaration de Pékin [signée le 23 juillet 2024 par 14 factions palestiniennes, dont le Fatah, le Hamas et le FPLP] sur l’unité palestinienne n’est que la dernière version, mais nous avons déjà eu des dizaines d’accords de ce type qui ne se sont pas concrétisés parce que les Américains ne les ont pas acceptés. Les membres de l’AP ne sont plus indépendants dans leur prise de décision. Même s’ils se rendent à Pékin et signent sous la pression des Chinois, ils ne sont pas disposés à mettre en œuvre ce qu’ils ont signé.
Pour obtenir l’unité palestinienne, le Fatah doit être libéré de sa direction actuelle et de son réseau de corruption et de collaboration avec l’ennemi. Nous espérions que la libération de Marwan Barghouti [emprisonné depuis 2002] permettrait au Fatah de redevenir un mouvement national et de construire l’unité palestinienne. Aucun problème politique n’a empêché cette unification au cours des dix dernières années, et aucun ne l’empêche aujourd’hui. Mais les membres de l’AP ne peuvent pas le faire, ils ne sont pas autorisés à le faire.
Existe-t-il une possibilité réaliste d’obtenir la libération de Marwan Barghouti ?
Oui, je pense que les chances d’y parvenir ont augmenté. Nous savons que lors des négociations pour le cessez-le-feu, la résistance a insisté sur la libération de Marwan Barghouti, d’Ahmad Saadat [secrétaire du FPLP, en prison depuis 2002] et de Nadim Barghouti, du Hamas. Ce sont les leaders du mouvement des prisonniers des trois principaux mouvements politiques et ils ont produit un document sur l’unité palestinienne.
Marwan Barghouti est capable d’être un acteur unificateur. C’est difficile, bien sûr, et c’est quelque chose que ni les Israéliens ni les dirigeants corrompus de l’AP ne veulent voir se produire. Certains craignent que, s’il est libéré, Marwan Barghouti soit envoyé hors de Palestine. Nous ne savons pas encore où il sera affecté et de quel espace il disposera pour interagir avec le peuple palestinien et le Fatah. Je ne sais pas non plus s’il sera libéré dans un état de santé et d’esprit, et dans un lieu, qui lui permettront de contribuer au changement que nous espérons.
Chute de la dictature en Syrie : quelles conséquences pour la lutte palestinienne ?
Qu’est-ce que la chute du régime d’Al-Asad a changé pour la résistance palestinienne ?
Tu me permettras de raconter tout d’abord une expérience personnelle. Lorsque la révolution syrienne a commencé, j’étais moi-même profondément impliqué dans la révolution égyptienne. Mon instinct me poussait naturellement à soutenir pleinement la révolution syrienne. Le régime syrien était criminel, je ne pense pas qu’il y ait de discussion à ce sujet. Ensuite, la situation est devenue plus confuse, je n’ai pas pu la suivre en détail parce que j’avais beaucoup de responsabilités en Égypte.
En 2014, nous avons organisé une conférence en Turquie sur ce qu’on appelle le « printemps arabe », un nom que je n’aime pas parce qu’il me rappelle les « révolutions de couleur » parrainées par les États-Unis et les puissances occidentales. Mais pour moi, c’était une réunion intéressante car j’ai pu, pour la première fois, rencontrer certains des principaux acteurs venant de Tunisie, de Libye, du Yémen et de Syrie. Pendant la conférence, chacun a raconté l’histoire de la révolution dans son pays, et l’idée était d’essayer de trouver des points communs.
L’une des principales leçons que j’en ai tirées est que nos ennemis se coordonnent efficacement, mais pas nous. Cela signifie que la prochaine fois, nous devrions nous coordonner au niveau régional, car le scénario qu’ils ont suivi pour agir contre chaque révolution était très similaire. Jusqu’à ce moment-là, je croyais qu’en Syrie, il y avait, d’un côté, les criminels de Daesh et d’Al-Nosra et d’autres groupes extrémistes, financés par les États du Golfe et/ou les Saoudiens, avec le soutien logistique des Turcs, et qui agissaient tous sous couverture américaine. Leur plan était de détruire la Syrie et de la contrôler en créant ce chaos pendant des années.
Mais je pensais aussi qu’il y avait aussi, d’un autre côté, ce que l’on appelait l’Armée syrienne libre (ASL), qui était ce qui restait de la révolution de 2011 parce qu’elle comprenait des éléments de gauche et aussi des membres des Frères musulmans qui ne sont pas des radicaux religieux. Je pensais qu’il s’agissait des forces nationales, les seules qui restaient et que nous pouvions considérer comme proches de nous.
Un dirigeant de premier plan de la Coalition nationale syrienne [front politique en soutien à l’ASL] était présent à cette conférence. Il a pris la parole et a dit qu’ils avaient été attaqués par Daesh et par le régime. Les enclaves sous leur contrôle étaient devenue plus réduites et ils étaient écrasés par toutes les autres forces. Puis il s’est levé et a dit que les chercheurs et les journalistes devaient quitter la salle, seuls les délégués pouvaient rester.
Il a alors décidé de parler de façon ouverte et a commencé à nous raconter comment et quand ils ont été contactés par les Américains, la CIA et les officiers du Pentagone, et comment ils ont reçu leurs premières livraisons d’armes. Il s’est ensuite lancé dans une confession complète qui m’a semblé à la fois étonnante et déprimante, car j’ai réalisé qu’il n’y avait aucune faction armée qui soit véritablement nationale, aucune qui ne soit pas sous le contrôle des Américains et des Israéliens. Ils étaient financés par les États du Golfe, et quelques centaines de milliards de dollars ont probablement été dépensés pour que la guerre continue.
Pour moi, cela signifie qu’il n’y aura jamais de bonne solution pour la Syrie. Onze ans plus tard, nous sommes toujours confrontés à cette réalité. Oui, le régime d’Assad était criminel. On ne peut que se réjouir de la libération de milliers d’innocents des prisons et des abattoirs du régime et du fait que des Syriens peuvent désormais retourner dans leur pays. Mais ce basculement de la situation était d’inspiration américaine.
J’ai eu personnellement des informations sur la préparation d’une opération à partir d’Idlib. Il était prévu de couper l’approvisionnement en armes de la résistance palestinienne et libanaise qui passait par la Syrie. L’offensive principale devait partir d’Idlib, se diriger vers Homs et les frontières libanaises afin de couper la chaîne d’approvisionnement depuis Boukamal et la frontière irako-syrienne. Le régime s’est effondré parce qu’il était complètement pourri de l’intérieur.
Depuis trois ou quatre ans, les régimes arabes, en particulier les Émirats, tentaient de détourner Assad de l’« axe de la résistance » en lui promettant une reconnaissance officielle, afin d’empêcher les Iraniens d’entrer dans le jeu. En fait, au moment où l’attaque a commencé, Assad faisait pression sur les Iraniens et le Hezbollah pour qu’ils quittent la Syrie. Au moment de l’offensive, ses principaux soutiens n’étaient plus là. L’armée syrienne était passée de 350 000 à moins de 100 000 hommes, elle était complètement aliénée, mal payée, affamée, sans chef et s’est rapidement désintégrée. Le régime syrien n’est pas tombée sous les coups de son peuple, mais sous ceux d’un axe de contrôle américain, occidental, turc et israélien.
Le pays est aujourd’hui confronté à trois options : une nouvelle guerre civile, une partition coloniale, les Turcs et les Israéliens prenant la part qu’ils veulent, et ce qui semble être la meilleure option, à savoir devenir un État comme les autres États arabes sous contrôle américano-israélien. Dans tous les cas, il s’agit d’un désastre non seulement pour la Palestine, mais aussi pour la capacité générale de résistance des Arabes. Encore une fois, ce n’est pas parce qu’Assad représentait la résistance, mais parce que la Syrie avait le potentiel de devenir une force de résistance réelle.
Envisages-tu la possibilité d’un scénario plus positif, qui consisterait à tirer profit de la relative faiblesse de ce nouveau pouvoir, en comparaison de la dictature d’Assad, pour ouvrir un espace pour que la société syrienne se réorganise et que se reconstituent des forces progressistes à partir de celles qui existent déjà tant à l’intérieur de la Syrie que dans la diaspora ? Je ne pense pas que le peuple syrien veuille vivre sous contrôle occidental et israélien. Peut-on imaginer qu’un projet politique émerge qui aille dans ce sens ?
Cela me semble très difficile pour deux raisons. La première est que la poursuite de la guerre pendant toutes ces années avait pour objectif de créer un secteur social prêt à accepter l’hégémonie américaine simplement pour survivre. S’il s’agissait seulement de détruire le régime, les Américains auraient probablement pu le faire beaucoup plus tôt, avec une offensive concentrée après le début de la révolution.
Prenons un peu de recul. Les révolutions arabes de 2011 se sont déroulées dans six pays : Tunisie, Libye, Égypte, Bahreïn, Syrie et Yémen. Trois d’entre eux, l’Égypte, le Bahreïn et la Tunisie, étaient considérés avant la révolution comme des régimes « modérés », c’est-à-dire acceptés par l’Occident parce qu’ils reconnaissaient l’hégémonie américaine dans la région et les intérêts d’Israël en matière de sécurité. Les trois autres faisaient partie de ce que l’on appelle « l’axe du mal », celui des pays qui « soutiennent le terrorisme », ce qui signifie essentiellement qu’ils ne reconnaissent pas les intérêts coloniaux américains et occidentaux dans la région.
Si on regarde comment ces six révolutions ont été traitées, trois d’entre elles l’ont été de manière à permettre le retour des anciens régimes avec le moins de dégâts possibles. En Egypte, Al- Sissi, le chef du renseignement militaire sous Moubarak, s’est emparé du pouvoir et [Béji Caïd] Essebsi, issu du parti de Ben Ali, est devenu le président de la Tunisie. Au Bahreïn, l’armée saoudienne est intervenue et rien n’a changé. Mais dans les pays de l’« axe du mal », les choses se sont passées différemment. En raison de la nature de ces régimes, il n’y avait pas de base sociale prête à soutenir un alignement sur les intérêts américains, occidentaux et israéliens.
En Syrie, l’idée était que lancer ces communautés dans une guerre d’usure sanglante pendant plus d’une décennie, ce qui permettrait de créer des groupes sociaux prêts à tout pour survivre. Malheureusement, dans une certaine mesure, cette idée s’est imposée. Il est vrai que la Syrie a une longue histoire de résistance et de résilience. Mais il y a maintenant des secteurs sociaux qui ont été créés sur le front des combats et qui sont prêts à vivre sous le contrôle des Américains et des Israéliens. C’est une nouveauté en Syrie, tout comme en Libye et au Yémen. Et cela s’est fait en les soumettant à cette atrocité constante pendant 14 ans.
Bien sûr, il y aura toujours des Syriens progressistes, forts et bien éduqués qui essaieront de se battre pour une Syrie indépendante. Mais ils se trouvent dans une situation où le pays est extrêmement divisé. Là est la deuxième difficulté : de grandes parties du pays sont toujours occupées par les Américains, les Turcs et les Israéliens. L’armée syrienne est détruite et restera impuissante pendant très longtemps. Le besoin de reconnaissance et de soutien financier est énorme pour reconstruire quoi que ce soit.
La capacité de manœuvre de ces forces dans de telles conditions est extrêmement limitée. J’espère toujours que cela se produira et je soutiens d’ailleurs certains éléments. J’ai beaucoup de contacts en Syrie et conseillé à nos amis syriens de rentrer chez eux. C’est le moment pour eux d’être sur le terrain. Nous les aidons à rentrer et à travailler rapidement. Mais les conditions sont très difficiles et je pense qu’il faudra des années pour que la Syrie retrouve l’espoir.
Quelle stratégie pour la période à venir ?
Revenons à la situation en Palestine. Penses-tu que le cessez-le-feu va se poursuivre ? Qu’en est-il de la situation en Cisjordanie ? Quels sont les objectifs de la lutte pour la libération de la Palestine pour la période à venir ?
La première chose qu’il faut dire est que Gaza est détruite. La société est traumatisée, privée de tout. Tout le monde a des martyrs et des blessés dans sa famille. Des milliers d’enfants orphelins sont dans les rues. La situation dépasse ce que l’on peut imaginer de pire, mais la société reste extrêmement résistante. Je pense que l’aspect le plus difficile à comprendre pour les Israéliens et les Américains que cette société continue à soutenir la résistance. Elle porte ses aspirations nationales et mène un combat de tous les jours.
Le meilleur test a eu lieu ces derniers jours, lorsque la résistance a dit aux Israéliens que, puisque vous ne respectez pas les termes de l’accord concernant le nombre de camions qui peuvent entrer dans Gaza, celui des bulldozers qui sont nécessaires pour enlever les décombres et extraire les corps des martyrs, le nombre de blessés autorisés à voyager pour obtenir des médicaments, et ainsi de suite, nous arrêtons l’échange de prisonniers et de captifs. Les Israéliens ont reçu le soutien public total de Trump pour mettre fin au cessez-le-feu, pour entrer dans Gaza et la détruire, mais ils ne l’ont pas fait. Ils ont en fait accepté l’entrée de davantage de camions, bien que ce soit toujours moins que ce qui avait été convenu.
Le cessez-le-feu va donc se maintenir au moins tant que des prisonniers israéliens seront détenus par la résistance. Mais ce n’est pas la seule raison. L’armée israélienne est épuisée, elle n’a plus de cibles à Gaza, alors qu’elle a bien plus à faire en Cisjordanie, qui est plus stratégique. Enfin, la résistance palestinienne est toujours là. Les chiffres que nous recevons indiquent que ses rangs ont crû. Elle a subi environ 15 000 pertes, mais probablement 25 000 personnes l’ont rejointe. Bien sûr, ils ont moins d’équipement et moins d’infrastructures, mais si les Israéliens prévoient de reprendre les opérations, ce sera extrêmement sanglant.
Je pense que les Américains et les Israéliens ont compris qu’ils n’avaient pas de solution militaire à leur disposition. Le plan Trump, comme je l’ai dit précédemment, est un bluff pour inciter les dirigeants arabes à proposer une solution qui satisfasse leurs exigences coloniales concernant Gaza. Le principal danger à Gaza porte sur notre capacité à résister à plus long terme. Le peuple palestinien pourrait faire l’objet d’un chantage en raison du manque de matériel pour la reconstruction et c’est quelque chose auquel la résistance ne peut fournir. La tâche des Arabes et des peuples libres du monde entier de forcer l’entrée sur le territoire de l’aide humanitaire et du matériel de reconstruction. Souvent, les gens ne réalisent pas que Gaza est assiégée par l’Égypte autant que par Israël. Le principal défi à Gaza est de maintenir notre unité nationale, ce qui signifie que toute gouvernance doit inclure la résistance.
L’objectif immédiat est de rétablir la vie à Gaza en reconstruisant rapidement. J’ai été contacté par de nombreuses personnes – journalistes, médecins et personnalités politiques du monde entier – qui prévoient de se rendre à Gaza. Certains d’entre eux me disent qu’il faut faire pression pour que les Gazaouis soient autorisés à sortir pour se faire soigner. Je leur ai répondu que non, qu’il fallait faire pression pour que des médecins entrent et pour reconstruire les hôpitaux. Le vrai combat est d’ouvrir Gaza et de mettre fin à la longue période de brutalité et d’illégalité qu’elle a traversée.
Nous devons inonder Gaza de personnes venues du monde entier pour empêcher la reprise de la guerre et permettre la reconstruction. Mais le combat et le danger les plus importants concernent la Cisjordanie, qui est beaucoup plus faible parce qu’elle est beaucoup plus grande et que sa densité de population est plus faible. Les Palestiniens n’ont jamais eu de territoire unifié sous leur contrôle. C’est comme un fromage suisse, une constellation de bantoustans.
Et en plus de l’occupation, il y a l’AP qui aggrave encore la situation. J’ai toujours été opposé à un affrontement violent avec l’AP. Mais l’AP a beaucoup de mal à résister à l’offensive israélienne généralisée en cours en Cisjordanie. Alors que l’attention du public se concentre sur les propos orduriers de Trump, peu de gens réalisent qu’il y a une attaque majeure à l’encontre des camps de réfugiés et des villages. Il y a déjà 50 000 Palestiniens déplacés. Bien sûr, ils refusent d’être déplacés en dehors de la Palestine. Ils ne referont jamais l’erreur de 1948, mais ils s’entassent dans les villes et les autres villages. La situation en Cisjordanie devient extrêmement dangereuse. Nous devons y recentrer notre résistance et pour cela, nous avons besoin d’une unité nationale et d’un leadership palestinien. Nous avons besoin du soutien de celles et ceux qui croient en la liberté et en la justice.
En termes de stratégie à long terme, deux facteurs doivent être pris en compte : la résistance à l’occupation et la capacité de la population à rester sur ses terres. Ils sont parfois contradictoires. Parfois, il faut mettre fin à la résistance, pour permettre aux gens de vivre et de rester. Mais d’autres fois, il faut résister, même si cela peut mettre en danger la capacité de résilience. Le 7 octobre a constitué un risque majeur pour cet équilibre en raison du silence du monde sur l’attaque que nous avons dû subir pendant des années et des années.
Une partie de notre stratégie consiste désormais à retrouver notre capacité de résilience et à rester sur le territoire sans diminuer notre capacité de résistance. Nous n’avons jamais commis l’erreur de croire que nous pourrions libérer la Palestine seuls. Nous pensons que cela fait partie d’un combat beaucoup plus vaste. La Palestine est en première ligne de la lutte mondiale contre le colonialisme et l’impérialisme. Il s’agit d’un combat qui dépasse largement nos capacités en tant que population civile sous occupation. Mais nous continuerons à résister jusqu’à ce que le monde soit prêt à ouvrir les yeux et à lutter pour mettre fin au colonialisme, en Palestine et ailleurs.
Publié le 5 mars 2025 par Contretemps.eu.
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Le père de Ramy, Nabil Shaath (né en 1938) a dirigé la délégation palestinienne aux négociations qui ont abouti aux accords d’Oslo. Par la suite, a occupé divers postes ministériels au sein de l’Autorité palestinienne (coopération internationale, planification, information) et, très brièvement, celui de Premier ministre en décembre 2005 (note de SK).