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Un capitalisme en crise, prédateur et autoritaire

par Romaric Godin
Manifestation devant le département du Trésor. © Geoff Livingston - CC BY 2.0
numéro

Le capitalisme est en crise profonde, avec des taux de croissance extrêmement faibles. C’est le support de politiques résolument antisociales, de plus en plus autoritaires et prédatrices, à l’image des premiers mois de la présidence Trump.

Lorsque nous t’avions contacté, le point de départ de notre questionnement était la situation économique en Europe. Depuis, l’arrivée de Trump contraint à observer la situation plus globalement.

La situation européenne se comprend dans un contexte beaucoup plus global. C’est une particularité de l’époque : il y a encore des forces de dissociation assez fortes au sein du capitalisme même si on sort d’une période de mondialisation et d’interdépendance de tous les capitalismes. Il est assez difficile de comprendre de façon autonome les dynamiques dans chaque région. 

Que peut-on dire sur la situation économique de l’Europe, la croissance, ou plutôt la quasi-récession qui la touche ?

Regardons les dynamiques à long terme de la croissance pour ensuite revenir sur ce qui se passe actuellement. Il y a un ralentissement de la croissance mondiale sur les cinq dernières décennies. Dans les années 1960, la croissance mondiale calculée par la Banque mondiale était de 6,2 % par an en moyenne. Aujourd’hui, elle est autour de 3 %. En un demi-siècle, la croissance mondiale a été divisée par deux, selon la Banque mondiale. Ça veut dire très concrètement que le rythme d’accumulation capitaliste a été divisé par deux. Il faut souligner cet élément peu discuté, parce qu’à gauche on se focalise souvent sur l’accroissement des richesses de la classe capitaliste, et à droite on se rassure en considérant que la croissance se poursuit.

Mais la dynamique de fond est celle d’un ralentissement de la croissance, dans les pays avancés et particulièrement en Europe occidentale. Dans cette dernière, elle se situe autour de 1 % (l’Espagne étant un cas particulier). Le rythme de la croissance a été divisé par 6, c’est un ralentissement extrêmement fort et continu : lors de la première crise des années 1970, on passe de 6 % à 3-4 %, il y a une petite réaccélération à la fin des années 90, et on descend autour de 2 % avant la crise de 2008. Depuis la crise de 2008 – avec des différences selon les pays – on est entre 0 et 1 %. En France, la dernière fois qu’on a dépassé les 2 % de croissance, c’était 2017 et c’était la seule année entre 2008 et 2024.

Il s’agit donc de niveaux de croissance historiquement faibles. 1 % de croissance pour une économie comme la France, c’est proche de la stagnation et c’est d’autant plus vrai qu’on ne voit pas de dynamique de reprise, même si on a pu y croire après la crise sanitaire. Mais dans la plupart des pays occidentaux et en Europe occidentale en particulier, le PIB réel est maintenant en dessous de la tendance d’avant la crise sanitaire et encore plus par rapport à la crise de 2008. Pour la France, on se retrouve à 14 % en dessous de la tendance d’avant 2008. Pour les pays de l’OCDE, le décalage est de 9,5 %.

C’est un tableau extrêmement important, parce que ça signifie que toutes les promesses qui reposent sur un redémarrage de la croissance, et toutes les politiques qui ont été menées pour faire redémarrer la croissance – les politiques de répression sociale et les politiques de soutien à l’activité, les subventions directes au secteur privé, les politiques monétaires – n’ont permis en réalité que de freiner la décélération, mais ne l’ont pas arrêtée.

La situation européenne est donc celle d’une croissance extrêmement faible, y compris en termes de PIB par habitant – et là c’est valable y compris pour l’Espagne, qui a actuellement une croissance de 3 %, mais une stagnation de son PIB par habitant depuis dix ans. Il n’y a pas de création intrinsèque de valeur.

Nous sommes donc dans une situation de quasi-stagnation et certains pays sont carrément en stagnation. C’est le cas de l’Allemagne – la première économie de la zone euro et la troisième économie mondiale – quasiment en stagnation depuis 2018, soit 7 ans. Son PIB réel a augmenté de 0,7 % sur cette période. C’est le fruit d’un mouvement de fond général propre au capitalisme mondial et le capitalisme européen se situe à l’avant-poste de ce ralentissement mondial.

Certaines économies s’en sortent un peu mieux parce qu’elles profitent de quelques avantages. Les technologies permettent aux États-Unis de capter un peu plus de valeur et leur puissance impérialiste leur donne accès à des marchés. La Chine utilise la puissance de son État pour investir sur des technologies nouvelles et des infrastructures, et le coût du travail y est encore très faible. Certains pays, comme l’Indonésie, combinent un faible coût du travail et la présence de matières premières. Il y a donc encore des zones en croissance, mais cette croissance est souvent insuffisante pour les pays en question, et d’autres zones en pâtissent : c’est comme si le gâteau ne grossissait plus suffisamment vite… cela conduit à des problèmes dans la répartition des parts.

On se retrouve dans cette situation de quasi-stagnation, avec des perspectives de croissance quasi inexistantes. Quels seraient les moteurs aujourd’hui de la croissance européenne et française ? En France, l’impact de l’industrie, contrairement à ce que raconte le gouvernement, reste extrêmement faible. C’est une niche, centrée sur quelques secteurs qui peuvent doper les chiffres comme les plomber. Il y a le transport ferroviaire – quelques TGV sont vendus mais le secteur devient extrêmement concurrentiel, avec la présence de la Chine, de l’Espagne et de l’Italie – ou la construction de paquebots, mais c’est très limité, la moindre livraison produit une embellie conjoncturelle qui donne la possibilité au gouvernement de prétendre que sa politique fonctionne. Dans l’aéronautique, il y a une vraie dynamique, mais avec les conséquences environnementales que l’on sait.

Taux de croissance du PIB dans l'UE au 2e semestre 2024

L’essentiel de l’économie française aujourd’hui, c’est 55 % de consommation et 80 % de services marchands qui dépendent la plupart du temps de la consommation des ménages. La très faible croissance est achetée par l’État via des subventions, des baisses d’impôts massives – entre 160 et 200 milliards par an – pour subventionner des embauches – donc un peu de redistribution de pouvoir d’achat – et de l’investissement qui souvent, parce qu’on est dans une économie tertiarisée, ne débouche pas sur des gains de productivité. C’est le point essentiel, qui est général au capitalisme contemporain mais très problématique pour l’Europe : ce ralentissement de la croissance a comme sous-jacent le ralentissement de la productivité.

Il y a deux façons de faire de la plus-value : la plus-value relative et la plus-value absolue. Si la plus-value relative est faible, c’est-à-dire si la productivité ne s’accroit pas – et en l’occurrence en France, en Allemagne, en Italie, il n’y a quasiment plus de gains de productivité –, la seule façon d’avoir, de produire de la plus-value est d’augmenter la plus-value absolue, c’est-à-dire augmenter le temps de travail, dégrader les conditions de travail, faire baisser le salaire horaire, etc. Le mantra de nos dirigeants, qui est de « travailler plus », vise ainsi à augmenter le temps de travail.

Mais même ça ne suffira pas, parce que les gains de productivité ainsi créés sont extrêmement faibles. Pour faire du profit, les solutions sont alors l’aide directe de l’État, la prédation des services publics, la prédation via des systèmes de rente (c’est ce qu’on voit par exemple avec les technologies où on vous fait payer l’utilisation de vos propres données) mais aussi tout ce qu’on appelle en anglais les utilities (les services aux collectivités, l’eau, l’électricité, l’énergie…). La rente, ce sont ces pratiques qui consistent à vendre des abonnements pour n’importe quoi. On vous fait payer pour des choses que vous ne voulez pas acheter parce qu’on essaye de contourner le recours au marché pour avoir un accès direct à l’argent. Le but est de contourner en quelque sorte le schéma de production de valeur traditionnel car il n’est plus capable de produire suffisamment de plus-value.

Ce développement du capitalisme de rente, cette prédation sur l’État dans des économies comme les économies européennes, qui dépendent beaucoup à la fois des transferts sociaux, des salaires, contribue à affaiblir la demande des ménages et à les insécuriser. Ceux-ci voient leurs dépenses contraintes augmenter, se tournent vers une épargne de précaution et réduisent leur consommation « arbitrable », ce qui a pour conséquence, en retour, de réduire encore plus la croissance, en un cercle vicieux.

Dans le même temps, les investissements sont faibles et surtout de très mauvaise qualité. Le supposé boom de l’investissement qu’on observe dans les statistiques françaises entre 2018 et 2022 concerne quasiment exclusivement des investissements de maintenance, sans effets durables. C’est un des cœurs du problème du capitalisme contemporain : la révolution technologique des années 1980 à 2000 n’a pas produit de gains de productivité. Lorsque les investissements ne produisent pas de productivité, vous vous retrouvez avec des dépenses qui ne produisent pas de valeur, vous vous êtes endetté et vous n’avez même pas les moyens de rembourser les dettes. C’est un peu la situation là dans laquelle on est maintenant, avec le développement de ce qu’on appelle les « entreprises zombies ».

Le deuxième élément très important, en particulier pour ce qui concerne l’Europe, c’est le cas de la dette, la dette publique comme la dette privée dont on vient de parler. Comme la dette privée finance des investissements non productifs au sens propre du terme – c’est-à-dire qu’ils n’améliorent pas ou pas assez les gains de productivité –, elle ne peut pas être remboursée et c’est donc la dette publique qui sert à soutenir une activité quasi factice. Cela existait depuis 2008 mais c’est devenu énorme avec la crise sanitaire : un soutien aux entreprises inconditionnel et général a été développé – un véritable soutien direct à leur taux de profit – et une partie du capital est devenue dépendante de ce soutien. Ce soutien se substitue à la production de valeur, il ne vient pas favoriser la production de valeur.

Par conséquent, il ne permet pas de nouvelles entrées fiscales. Les revenus fiscaux sont donc insuffisants pour faire face aux dépenses. C’est ainsi que la dette publique augmente et que la pression des marchés financiers se renforce sur les pays occidentaux, et singulièrement sur la France. On entre là aussi dans un cercle vicieux, avec une austérité qui freine encore la croissance.

Ce qu’on voit est un échec absolu des politiques néolibérales, de la promesse néolibérale selon laquelle en libéralisant le marché du travail on allait produire à la fois de l’emploi et de la croissance. En réalité on a produit de l’emploi mal payé, subventionné et très peu productif. Avec des emplois à faible productivité, vous ne pouvez pas augmenter les salaires. Et lorsque vous avez une pression sur les transferts de fonds de l’État vers le secteur privé, une pression de la conjoncture ou n’importe quelle autre pression des marchés financiers sur la dette privée ou publique, c’est l’effondrement.

Vous vous retrouvez avec des emplois qui sont précaires non seulement dans le sens où on l’entend généralement, mais plus fondamentalement parce qu’ils dépendent d’un contexte où ces emplois ont un problème d’existence propre, lié à leur manque de rentabilité. À l’inverse de la période précédente, pendant laquelle la création d’emplois industriels créait des emplois extrêmement productifs, qui démultipliaient la plus-value. Aujourd’hui la plus-value extraite sur chaque emploi est extrêmement faible, c’est pour cela que tous les emplois sont subventionnés, et c’est pour cela que ceux qui nous dirigent disent qu’il faut baisser ce qu’ils appellent les charges – les salaires socialisés, les impôts – et qu’ils exigent que l’État paie même une partie du salaire ! On a connu ça durant la crise sanitaire, où les États les payaient directement.

L’Europe est une version caricaturale de cette situation, mais c’est un problème qu’on peut retrouver aux États-Unis, au Japon – déjà avant la crise –, d’une certaine façon en Chine… C’est un élément commun au capitalisme mondial, un capitalisme de stagnation qui se met en place. Des économistes indiquent que les rythmes de croissance actuels sont supérieurs à ceux de la fin du 19e siècle. Mais depuis, l’accumulation s’est accélérée et revenir en arrière fragilise l’intégralité du système, qui est fait pour accélérer en permanence et non pour ralentir. Le rêve des économistes néo-classiques de « se poser en douceur » est impossible : dans le système capitaliste il n’y a pas d’équilibre possible, c’est un système de fuite en avant. 

À la fin du 19e siècle il y avait la possibilité de la prédation coloniale, qui s’est développée à une grande vitesse, et cela n’existe plus de la même manière aujourd’hui.

Exactement. À la fin du 19e siècle, il y a eu une grande crise entre 1873 et 1896. La réponse qui a été apportée par le capitalisme d’alors a été la prédation impérialiste. Mais il y a eu, en parallèle, une vraie révolution technologique, à la fin des années 1890, le moteur à explosion et l’électrification. Cela a mis 60 à 70 ans à se développer, jusqu’au développement des marchés de masse.

Le capitalisme survit parce qu’il y a, à un moment, un coup de dynamisme donné à la productivité par un changement technique ou plusieurs qui se combinent. C’était le grand rêve des néolibéraux avec l’ordinateur et internet.

Mais là, ça ne fonctionne pas…

Si ça avait fonctionné, on aurait des gains de productivité qui seraient au moins équivalents à ceux du moment où on a eu l’électrification et le moteur à explosion. Peut-être pas les 6 ou 7 % des années 1970, mais au moins des gains de productivité de 4 ou 5 %. Actuellement, des gains de productivité existent, mais ils sont limités à l’industrie et sont plutôt faibles. Mais le problème est qu’en parallèle, ce sont les secteurs les moins productifs qui se développent le plus rapidement et, dès lors, les gains de productivité globaux sont en baisse.

De nombreuses explications sont possibles. Aaron Benanav (L’Automatisation et le futur du travail, éditions Divergences, Quimperlé 2022) estime que c’est précisément la tertiarisation qui entraîne ces baisses de gain de productivité. Jason E. Smith (Les capitalistes rêvent-ils de moutons électriques ? Éditions Grevis, Caen 2021) distingue les services productifs et les services non productifs et place cette baisse de productivité dans une logique de réduction globale du taux de profit.

Ce développement des services non productifs est une réponse directe à l’affaiblissement de la croissance globale. Quand vous avez de moins en moins de croissance, vous avez deux formes de réponse possibles : la surveillance des clients et des travailleurs d’une part, et ce qu’il appelle la sphère de la circulation (le marketing, la publicité…), d’autre part. Ce sont des services complètement non productifs qui se payent sur la productivité que vous allez dégager « grâce à eux ». Mais c’est un poids pour le capital et ils conduisent, dans les faits, à une baisse de la productivité, qui pousse à développer ces services encore davantage.

Sans entrer dans les détails et dans les débats théoriques, la question est de savoir si cette baisse est une tendance lourde et irréversible ou – je sais que vous aimez bien Mandel – si on est dans une onde longue descendante et qu’une innovation technologique (par exemple l’IA) ou un autre facteur non directement économique est susceptible de faire repartir les gains de productivité au niveau économique général.

C’est là où j’ai des doutes. Parce que même si vous remplacez des juristes d’entreprise ou des conseillers commerciaux et financiers par de l’IA, vous rompez avec une promesse du capitalisme selon laquelle les salarié·es monteraient en gamme, que l’ouvrier dont le travail est mécanisé allait entrer dans un bureau. Aujourd’hui, la seule chose que les capitalistes ont à proposer comme débouché, ce sont précisément des emplois tertiaires bas de gamme. Par ailleurs, au niveau purement économique, comme tous ces emplois ne sont pas intrinsèquement très productifs, il est peu probable qu’on gagne beaucoup en productivité. C’est un élément important parce que les libertariens, les trumpistes et ce qui reste de néolibéraux vont essayer de nous faire croire qu’il y a encore un avenir dans le capitalisme. 

Baisse des perspectives de croissance.
Baisse des perspectives de croissanceLes projections de croissance économique mondiale pour les cinq prochaines années n’ont cessé dediminuer depuis la crise financière mondiale. Projections de croissance du PIB réel mondial à cinq ansLes vecteurs sur l’axe horizontal se réfèrent à l’année où la prévision est faite. Par exemple, 2020 WEO est la projection faite en 2020 pour la croissance de l’année 2025.

Comment analyses-tu la vague de licenciements de novembre-décembre dernier ?

C’est extrêmement simple : après le Covid, il y a eu une augmentation de l’emploi assez importante, mais sans croissance, dans le cadre d’une dégradation de la productivité. Ces emplois ne sont tenables que si, à un moment, vous avez une accélération de la croissance. Ils ont été créés grâce aux aides publiques, et la vague d’inflation qui, dans beaucoup de secteurs – notamment les secteurs de la distribution –, a permis de compenser la baisse des volumes par une augmentation des prix et donc une augmentation de leur marge.

Il y a eu donc eu une possibilité d’embaucher plus de gens que nécessaire, des salarié·es qui ne correspondaient pas du tout à la production. Certains employeurs ont dû vouloir profiter de l’aubaine des aides publiques pour améliorer l’outil au cas où il y aurait une accélération de la demande suite à la crise sanitaire. En 2021, une grande partie des gens y croyait : on avait 6 % de croissance, on s’imaginait un retour aux années folles d’il y a un siècle, Bruno Le Maire nous disait que ça allait être formidable. Il ne faut pas exclure la possibilité que les capitalistes croient dans leurs propres discours et donc qu’ils aient anticipé une croissance forte. Mais cette croissance forte n’est jamais arrivée, les aides publiques doivent être redéployées pour des raisons budgétaires, la demande est quasi atone et tous ces emplois constituent un poids sur la rentabilité.

C’était des centaines de milliers de licenciements en France…

C’est énorme mais c’est logique : cette surembauche était une anomalie. Le taux de chômage anormalement bas au regard de l’activité globale du pays s’est traduit par une baisse de la productivité du pays et cette baisse de la productivité n’est tenable que si vous avez en contrepartie dans les années qui suivent une hausse équivalente ou supérieure. Cette hausse n’arrivant pas, vous avez des licenciements et une forme de retour à la normale.

Avec une réorganisation de la main-d’œuvre au passage, parce qu’ils ont recruté des plus jeunes et là ils vont virer les vieux…

Oui, on lisse : on retire les gros salaires et on garde les plus bas. Leur obsession est la plus-value absolue. Donc il faut prendre des gens avec des salaires horaires plus faibles et avec des contrats plus précaires ou en tout cas plus souples. Quand vous embauchez aujourd’hui compte tenu des réformes du droit du travail qui ont eu lieu, c’est plus facile à gérer que des gens qui ont passé des contrats il y a 20 ans ou 30 ans. 

Taux de profitabilité du capital (%) – mesure d’EWPT
Taux de profitabilité du capital (%) – mesure d’EWPT

Ces suppressions d’emplois ont lieu dans l’industrie, l’automobile, le commerce…

L’industrie est la plus touchée car elle a été beaucoup aidée. Le commerce est frappé de plein fouet aussi parce que la situation est désastreuse : les ventes dans le commerce de détail ont été catastrophiques en 2022-2023 et se sont très peu améliorées en 2024, il y a eu une série de faillites et ce n’est pas fini. Dans la grande distribution, ils avaient embauché grâce à l’augmentation des prix… mais cette « inflation par les profits » a des limites et ils ont été obligés d’arrêter de jouer là-dessus, leurs profits sont donc maintenant sous pression. Et puis les entreprises ont commencé à réduire les commandes à leurs fournisseurs, donc tous les services aux entreprises vont être touchés. Les ménages frappés par le chômage, ne vont plus avoir recours à des services aux personnes – les gardes d’enfants, etc. – et cela représente beaucoup de postes d’emploi en France…

La France, l’Allemagne, l’Italie sont les trois régions les plus touchées, non ?

L’Allemagne est très touchée alors qu’elle est encore au milieu de sa crise d’origine industrielle. La structure économique de l’Allemagne est complètement différente de la structure française : l’industrie c’est encore en Allemagne 20 à 25 % du PIB, et cela représente tout un tissu économique. Une vague de licenciements a commencé, même si finalement Volkswagen n’a pas fermé d’usine. Le pays a perdu 100 000 emplois industriels en un an. En Allemagne, les gens sont extrêmement inquiets parce que le modèle du pays repose sur l’industrie très haut de gamme qui fournit à la fois beaucoup de plus-value et des salaires élevés qui arrosent ensuite tout le reste du pays, notamment les services.

Le cas de l’Allemagne est particulier parce que c’est une crise liée à la montée en gamme de l’économie chinoise. L’Allemagne a évité la crise européenne pendant très longtemps parce qu’elle fournissait à la Chine les moyens de sa croissance, notamment les machines-outils (et évidemment les voitures de luxe). Quand la Chine organise son plan de relance après la crise de 2008 pour sauver le capitalisme mondial, les commandes à l’industrie allemande repartent très vite dès la mi-2009 parce qu’ils envoient des machines-outils en Chine.

Le problème est que la Chine est en train de changer de modèle économique en montant en gamme. Elle fabrique moins cher des marchandises que l’Allemagne produisait. Leur qualité commence à se rapprocher de plus en plus de la qualité allemande et donc un marché de la production allemande est en train de disparaître. De plus, des concurrents chinois prennent des parts dans le marché mondial, par exemple dans le solaire. L’Allemagne avait une industrie florissante dans ce domaine et puis la Chine a commencé à vendre moins cher la même chose et a raflé tout le marché. Elle pratique un peu de dumping : elle surproduit, baisse les prix très fortement, et les industriels allemands ne peuvent pas suivre, puisque, à qualité égale ou légèrement inférieure, les prix chinois sont 30 % en dessous. L’Allemagne a vraiment complètement raté le train et s’est contentée d’innovations à la marge pour justifier ses prix élevés. De plus, entre 1997 et 2013, il y a eu un dumping salarial allemand – une stagnation des salaires – qui a complètement ravagé tous leurs concurrents européens et ils se sont retrouvés face à des industriels chinois qui n’avaient que l’industrie allemande comme fournisseurs possibles. C’est terminé. Le cas le plus évident est la voiture électrique : pendant que les constructeurs allemands essayaient de truquer les tests sur les moteurs diesel, l’État chinois a subventionné les voitures électriques – et quand la voiture électrique est devenue un produit de masse, les Allemands n’étaient pas du tout prêts.


 

Pour reparler de Mandel, il est vrai que nous considérons en général que le retour à une onde longue de croissance est lié à des facteurs exogènes, soit des grandes découvertes technologiques soit des facteurs exogènes politiques… Ça change la focale, mais comment analyses-tu les initiatives de Trump, les droits de douane, la volonté d’annexions et ses attaques contre l’appareil d’État ?

C’est vraiment la question. Pour être un peu sur cet espace théorique et faire le lien avec Trump : si vous avez effectivement un système d’onde longue, et si nous sommes dans le creux de la vague, pour aller vite, on va avoir une guerre et puis ça va remonter parce qu’il va falloir reconstruire. Mais le problème est que la tendance actuelle est celle d’un affaiblissement à très long terme, ce qui fait que même si on repart par des facteurs exogènes – ou endogènes –, la dynamique interne du capitalisme est tellement affaiblie que je ne suis pas sûr qu’on puisse repartir très haut. C’est finalement ce qu’on a pu constater avec la crise sanitaire, même si l’outil productif avait été préservé. Le rattrapage a été rapide et les tendances à l’affaiblissement sont redevenues importantes.

Ça pose encore plus le problème en termes politiques : même ceux qui ont des idées pour maintenir leur rythme d’accumulation vont se retrouver quoi qu’il arrive face à une tendance forte sous-jacente qui tire l’accumulation vers le bas. Par exemple en Ukraine, après la guerre, vous allez avoir une reconstruction et le PIB ukrainien va bondir, c’est logique. Mais en réalité si l’Ukraine devient un lieu de production bon marché en Europe occidentale, elle va prendre la place d’un autre pays. C’est la logique du gâteau qui ne grandit plus.

La Seconde Guerre mondiale a fait repartir le capitalisme, parce qu’il y avait aussi un changement technologique, un changement d’échelle de la production, la deuxième révolution industrielle qu’il s’agissait de diffuser. Et la guerre a accéléré cette diffusion. Et parce qu’il y avait, en parallèle, la possibilité d’un développement de la consommation de masse, qui a commencé à la fin du 19e siècle mais ne s’est développé réellement qu’après la Seconde Guerre mondiale, d’ailleurs en grande partie pour des raisons politiques.

Il y a là des dynamiques internes au capital et la dynamique externe a permis de faire repartir le tout. Aujourd’hui il n’y a même pas ça : il y a quelque chose qui est de l’ordre de la baisse tendancielle du taux de profit et qui est lié à la question de la productivité. À un moment vous avez une force qui tire cette productivité vers le bas, qui est ce qu’on appelle la composition organique du capital : vous avez atteint un certain niveau de productivité alors que votre capital coûte très cher et que les gains que vous réalisez ne vous permettent plus de gagner suffisamment de plus-value. L’intérêt de l’investissement productif décline et la seule façon d’avoir une croissance est d’augmenter la plus-value absolue.

Aux États-Unis, on entend dire que leur 2,5 % de croissance est formidable, mais ce n’est pas du tout les taux de croissance qu’ils faisaient dans les années 1950-1960 ou même 1980. De même l’Espagne fait 3 % mais elle faisait 4 % ou 5 % dans les années 2000. Et notre gouvernement nous dit qu’on est les champions quand on fait 0,8 %…

Je pense qu’une grande partie, voire la totalité du capital, est consciente de cette situation et c’est pour ça qu’à mon avis on est en train de sortir du néolibéralisme. Ils ont compris qu’un développement des marchés et leur libéralisation, ça ne fonctionne pas. Ça peut servir à développer certaines politiques publiques, justifiées avec les vieux arguments – la réforme des retraites, les libéralisations à venir du marché du travail, etc. – mais ce n’est plus le cœur du problème.

Le cœur du problème est en fait double. D’un côté, une partie du capital – notamment le capital productif, les services marchands et beaucoup d’industries – dépend aujourd’hui de l’aide directe des États – subventions, baisses d’impôts, etc. Si vous supprimez cette aide, ils n’ont plus rien, il n’y a plus de profits, il n’y a plus d’activité. Et ça c’est vrai aussi en Chine, parce qu’on est dans une quasi-crise de surproduction industrielle.

De l’autre côté, il y a une autre stratégie qui consiste à dire que, puisqu’on a beaucoup de mal à produire de la valeur de façon classique à partir du travail, on va contourner ce système et produire de la valeur au travers de la rente. Tout un secteur vise précisément ce système de rente, ce système de prédation à la fois des ressources et des marchés. À titre de capitaliste individuel c’est parfait : vous pouvez encaisser toutes les baisses du taux de profit global si, de votre côté, votre profit personnel dépend juste de l’obligation qu’ont les gens de vous payer pour pouvoir vivre normalement. C’est en fait un leurre car cet argent lui-même dépend du taux de profit global. Mais c’est une illusion forte dans ces secteurs.

Ce n’est pas une division stricte, des secteurs – comme par exemple la finance – ont un pied dedans et un pied dehors, parce que le crédit dépend évidemment de l’activité, mais une partie de la finance est complètement déconnectée du système productif. On a donc, grosso modo, ces deux stratégies.

Quelle est la théorisation politique de ces deux stratégies ? Pour les secteurs productifs, la traduction politique est un État qui détruit tant l’État social que les conditions de travail pour disposer d’un maximum de ressources afin de subventionner le secteur privé. Ça implique une politique d’austérité sociale et une politique de transfert – ce qu’on a connu avec le covid : une « politique de sécurité sociale des profits des entreprises ».

Pour les secteurs rentiers, ce qui les intéresse, ce n’est pas d’être aidé par l’État parce qu’aujourd’hui ils sont quasiment à des niveaux étatiques, donc en concurrence avec les États. Les Big Tech et les grandes entreprises extractivistes sont concurrentes de l’État, qui entrave leur développement : il faut obtenir des droits de forage quand vous êtes un pétrolier, il y a des problèmes de réglementation quand vous êtes dans la technologie… L’idée est donc de vider l’État de sa substance, de ne garder que ce dont on a besoin au minimum et de remplacer l’État par des entreprises. C’est le régime « minarchique » [« État minimal »] ou anarcho-capitaliste, qui remplace l’État par des entreprises qui font du profit et se substituent à ses grandes fonctions. C’est exactement ce qui est en train de se passer aux États-Unis : Elon Musk arrive avec ces jeunes blancs-becs de la Silicon Valley qui n’ont comme expérience que celle des entreprises de rente et qui prennent l’État américain, le désossent pour garder seulement ce qui intéresse le capital rentier.

Il y a cependant des points de jonction entre les deux grandes stratégies : les réductions des impôts, la destruction des protections pour les travailleurs et de l’État social… Autrement dit, la répression sociale.

Il y a donc une forme d’accélération du phénomène néolibéral, mais aussi une fuite en avant : pour compenser cet affaiblissement continuel de la croissance, il va y avoir une mise à sac de l’État. Pour les entreprises industrielles, c’est problématique parce que si vous n’avez plus les transferts de l’État vous avez un problème de survie. Et aussi un problème de dépendance vis-à-vis des secteurs rentiers parce que les entreprises industrielles dépendent des entreprises technologiques, des entreprises de fourniture d’électricité, d’eau etc. donc elles deviennent une forme de sous-secteur.

Cette concurrence à l’intérieur du capital peut être réglée dans certains cas par la répression sociale qui arrange un peu tout le monde – c’est un peu aujourd’hui la politique de Macron : on maintient les aides aux entreprises en faisant de la répression sociale, et grosso modo comme on n’augmente pas les impôts les entreprises rentières sont elles aussi satisfaites. C’est possible en France parce que ce sont principalement des services marchands qui font l’économie, qu’il n’y a pas de géant de la Tech. C’est un peu différent aux États-Unis : du fait de la place des géants de la Tech dans le modèle économique américain, il va y avoir un conflit beaucoup plus fort entre les deux parties. La politique protectionniste peut tenter de trouver un compromis interne au capital, mais certaines Big Tech ont des plumes à y perdre… 

D’une main Trump les impose et de l’autre il les annule…

La première lecture est que ces droits de douane sont du protectionnisme classique visant à défendre l’intégralité du capital national contre les capitaux étrangers en vue de relocaliser la production aux États-Unis. Et grâce au revenu des droits de douane l’État baisse les impôts et tout le monde est content en interne. C’est ce qu’ont fait les États-Unis dans la première phase de leur développement après la guerre de Sécession : ils se sont développés à l’abri des droits de douane massifs et c’est la référence de Trump.

Le problème de cette hypothèse est qu’il y a une contradiction dans les termes. Les droits de douane doivent dissuader l’importation des produits aux États-Unis. Or Trump va baisser les impôts grâce au produit des droits de douane. Donc, si la relocalisation se réalise, le revenu des droits de douane diminue et la baisse des impôts ne peut être financée. Par ailleurs, pour relocaliser, il faut des droits de douane suffisamment élevés pour compenser les différentiels de coût du travail. Entre un travailleur mexicain et un travailleur étatsunien, la différence aujourd’hui est de l’ordre de 1 à 6 %, pas 25 %. Si vous relocalisez, vous allez donc avoir des augmentations de prix. Et comme le marché du travail étatsunien est déjà tendu, vous allez avoir des augmentations de salaires, donc une pression sur le taux de profit des entreprises industrielles qui n’est pas forcément tenable en l’état et va se traduire par une augmentation des prix qui sera beaucoup plus importante que les 25 % d’augmentation des droits de douane…

Cette première hypothèse ne doit pas être complètement évacuée. Il est possible que ce soit le projet de Trump. On serait alors sur un plan à la Macron : essayer de faire la paix au sein du capital en donnant en même temps aux industriels une protection et au capital rentier les baisses d’impôts qu’il veut. Mais c’est voué à l’échec.

La deuxième hypothèse est que ces choix sont en réalité politiques. Les États-Unis ont un problème : leur modèle économique est fondé sur une économie de services marchands à 80 %, avec un secteur technologique haut de gamme extrêmement rentable, extrêmement puissant et en avance sur tous les autres. C’est une toute petite partie de l’économie étatsunienne mais c’est une partie extrêmement importante parce qu’elle produit énormément de valeur. Le problème est qu’aujourd’hui la Chine est en train de les rattraper – on l’a vu avec l’IA.

Je fais une petite parenthèse que je trouve intéressante : depuis des années on nous vend l’idée (notamment les macronistes) que pour innover il faut des baisses d’impôts des entrepreneurs, il faut les caresser, leur apporter le café, il ne faut pas que les gens soient trop payés, il faut des aides publiques, il faut des commandes, etc. Mais en réalité, c’est complètement faux : c’est quand vous avez des contraintes que vous innovez, c’est quand il y a quelque chose qui vous bloque que vous devez trouver une solution. C’est exactement ce qui s’est passé en Chine : les chercheurs se sont dit « on n’a pas les microprocesseurs, on ne peut pas avoir cette stratégie (une stratégie par ailleurs délirante sur le plan écologique qui est d’augmenter les capacités de calcul) donc on va trouver une solution pour faire avec ce qu’on a ». Le cauchemar américain c’est que les Chinois soient capables aujourd’hui d’innover moins cher avec une qualité quasi équivalente et vont donc leur prendre des marchés partout, même sur l’IA.

Jusqu’ici la stratégie des États-Unis pour maintenir leur hégémonie était de se déporter un peu partout, avec la guerre en Irak, en Afghanistan, des troupes en Europe, etc. Maintenant c’est de construire un vrai empire, c’est-à-dire avec des réseaux de vassaux qui vont venir consommer leurs produits, notamment leurs produits tech, leur pétrole ou leur gaz liquéfié. Et qui n’auront pas le choix.

On retrouve ce que je disais sur la rente : l’enjeu aujourd’hui d’une partie du capitalisme étatsunien est d’éviter la concurrence, donc de construire non pas un grand marché transatlantique et transpacifique comme au temps du néolibéralisme, mais un empire : un centre et des périphéries où chacune a un rôle à jouer vis-à-vis du centre. Aujourd’hui évidemment ce n’est pas le cas : l’Europe passe des accords de libre-échange avec des d’autres pays. Mais si le but des États-Unis est que chaque pays soit au service de la métropole, du cœur de l’empire, les droits de douane sont un moyen de pression. C’est une explication du jeu actuel de Trump : il les met, il les retire. Quand il les retire on dit que c’est un clown. C’est peut-être un clown mais il envoie le message aux Mexicains et aux Canadiens : je peux les retirer mais évidemment il va falloir accepter des conditions, sinon je vais les remettre. Ces conditions, cela va être l’accès au marché, par exemple en Europe. On sait bien ce qu’il vise : la suppression de toutes les réglementations sur la technologie, le monopole du gaz liquéfié, l’accès au marché des industries de la défense (et donc quand il dit qu’il faut consacrer 5 % du PIB à la défense, c’est pour acheter aux États-Unis)… On peut même imaginer qu’ils mettent d’accord tout le capital étatsunien en disant à sa périphérie : on a des produits industriels qu’on veut vendre et vous allez vous inscrire dans notre chaîne logistique, à nos conditions.

Les droits de douane auraient alors vocation à faire pression sur les pays périphériques de l’empire pour les vassaliser encore plus. C’est quelque chose qui peut paraître complètement contre-intuitif, mais en fait il vise ses alliés avant de viser ses ennemis parce qu’il est en train de constituer un bloc impérial et quand ce bloc impérial sera constitué, il pourra aller à l’affrontement avec la Chine (la Chine qui est en train de faire exactement la même chose, sous des formes moins violentes et moins clownesques, avec les « nouvelles routes de la soie » qui sont des formes d’influence et de dépendance à la dette). Mais là aussi, c’est très risqué : l’influence que vont avoir ces droits de douane sur la croissance mexicaine ou colombienne peut conduire le Mexique et la Colombie à aller chercher des appuis chinois par exemple… mais si la Chine met les deux pieds au Mexique ou en Colombie, cela devient extrêmement dangereux. Donc il ne faut pas évacuer non plus le caractère dangereux du personnage…

Le président Trump lors du National Prayer Breakfast, jeudi 6 février 2025. © Photo officielle de la Maison Blanche par Molly Riley, domaine public
 

Comment expliques-tu que le Wall Street Journal ait publié un éditorial extrêmement agressif contre ce choix de Trump sur les taxes – c’est quand même le journal du capital financier – et la chute de l’indice Dow Jones face à ces annonces ?

On retrouve la discussion qu’on avait précédemment : on a affaire à des gens qui tentent par tous les moyens de sauvegarder leur taux de profit mais qui se confrontent à des contradictions permanentes. Musk est confronté au fait qu’il a délocalisé une partie de sa production en Chine, que le marché chinois est important pour lui et c’est ce qui provoque un recul de l’action Tesla. Sous l’impulsion de Trump à la fin des années 2010, le capitalisme américain s’est structuré précisément autour du Mexique et de la fourniture de produits mexicains – mais aujourd’hui, avec les droits de douane, la chaîne logistique du capitalisme industriel américain risque d’être complètement rompue. Ce n’est pas logique et d’ailleurs la réaction du Wall Street Journal montre que ces milieux sont confrontés à une contradiction de ce point de vue. Mais c’est aussi ce qui explique que c’est très politique. Si c’était un choix purement économique, la promesse de Trump que les pertes de Wall Street seront compensées par la garantie d’une accélération, la croissance serait crédible. En réalité, la véritable promesse est celle de la constitution d’un empire centralisé dont les gains économiques restent incertains. 

L’État est la représentation des intérêts collectifs de la bourgeoisie parce que, n’étant qu’une somme de capitaux, elle n’arrive pas à exprimer ses intérêts collectifs…

Exactement. Et alors quand – comme c’est le cas aujourd’hui – il s’agit d’intérêts qui sont divergents entre les secteurs (et je n’ai mentionné que deux grands aspects contradictoires, mais en fait on peut trouver des dizaines d’intérêts divergents à l’intérieur des secteurs), ce qui est intéressant c’est que ces intérêts divergents traduisent aussi ces contradictions, c’est-à-dire les limites de la capacité qu’ils ont aujourd’hui à venir contrer la tendance de fond à l’affaiblissement de la rentabilité. 

La présence d’un fou à la direction de l’État permet aussi de prendre des décisions radicales, même si une partie de la bourgeoisie ne les estime pas pertinentes à l’instant T. Il faut un peu d’audace…

Une grande partie du discours capitaliste dominant essaye de nous cacher la gravité de la situation et de nous faire croire qu’il n’y a pas d’alternative. Mais la situation est tellement critique qu’ils ne peuvent tenter de s’en sortir qu’en prenant des décisions radicales qui vont avoir des conséquences pour certains membres de leur classe. Il y a un aspect de désespoir, c’est aussi le symptôme de la crise du régime capitaliste…

Sans parler de la crise écologique…

Je pense qu’on est en crise de régime capitaliste parce que le néolibéralisme, qui était le mode de gestion du capitalisme jusqu’ici, est épuisé et il faut donc trouver un nouveau mode de gestion et un nouveau mode d’hégémonie. C’est là où l’empire remplace le marché, et peut-être que ça ne fonctionnera pas. Dans les périodes de crise, il y a toujours des tâtonnements : au cours de la crise de 1929, il y a une période de protectionnisme qui ne fonctionne pas vraiment, puis le New Deal est en réalité constitué de trois phases : après des avancées et des arrêts, une nouvelle crise conduit à l’idée que la seule solution c’est de produire des chars…

Dans les périodes de crise, il y a naturellement beaucoup de confusion parce qu’on tente des solutions et que ces solutions ne se révèlent pas toujours efficaces et parfois échouent carrément. Aujourd’hui, comme il n’y a que le capitalisme, seuls les capitalistes tentent des choses. Mais si par exemple, dans un monde idéal, les travailleurs se mettaient à tenter des choses, tout ne se ferait pas du jour au lendemain, il y aurait des échecs,1 on reviendrait en arrière, on avancerait…

La vraie singularité de la crise actuelle est à mon avis son caractère multiforme : il y a cette crise économique dont on a beaucoup parlé mais qui – comme tu l’as dit – vient en fait se rajouter à une crise écologique qui est le produit du mode de production. On voit clairement que Trump va mettre à la poubelle toutes les maigres concessions faites à l’écologie et à l’environnement. Pour tenter de sauver le capital.

Dans l’article « Stratégie écosocialiste en période de turbulences », Martin Lallana Santos dit que les sorties de crise du capitalisme nécessitent en général un décuplement de la production énergétique…2

Évidemment. Et encore une fois n’oublions pas que la référence de Trump, c’est la fin du 19e siècle : des puits de pétrole partout. Ce qui est certain, c’est qu’il va mettre à bas les normes écologiques, et pas seulement aux États-Unis. Il va faire pression pour qu’il y ait la même chose en Europe, en Amérique latine et dans tous les pays qui dépendent des États-Unis. D’ailleurs les dirigeants européens commencent déjà à dire qu’ils sont allés trop loin, qu’il y a trop de normes. En réalité, derrière, c’est la destruction écologique parce qu’il ne faut pas oublier que la crise écologique ce n’est pas seulement le réchauffement. C’est la destruction de la biodiversité et la viabilité de notre espèce qui est en cause. La crise écologique est niée parce que la priorité est donnée à l’accumulation.

Il y a aussi la crise sociale, sociétale et anthropologique. La vague réactionnaire ne vient pas de nulle part. Elle vient du fait que la société capitaliste est malade de ce qu’elle a produit, c’est-à-dire de la surconsommation, qui n’a pas que des effets délétères sur l’environnement, elle en a aussi sur les êtres humains qui sont en permanence appauvris par cette surconsommation : plus vous consommez, et plus vous manquez de quelque chose. Ce qu’on a connu avec la crise inflationniste est extrêmement intéressant de ce point de vue. Cette frustration de ne pas pouvoir être dans cette folie consommatrice permanente rend les gens malheureux et en panique. Aux États-Unis, la croissance se fait par l’augmentation des rentes, donc des dépenses contraintes, notamment dans la santé. La marchandisation de la santé est la preuve que croissance et bien-être deviennent des états divergents. C’est un élément qui a en partie déterminé le résultat de l’élection américaine : les démocrates ont fait campagne en s’appuyant sur une croissance à 3 %, dans le New York Times Paul Krugman nous expliquait toutes les semaines que les États-Unis étaient très prospères et qu’il n’y avait aucune raison de se plaindre… mais les gens devaient faire face à ces dépenses contraintes qui augmentent.

Plus globalement, l’injonction à la consommation est fondamentalement insatisfaisante. Trump est cette tentative de sauvegarder un mode de vie intenable avec la fausse promesse qu’elle est un gage de bonheur.

Pendant longtemps le capitalisme occidental a pu dire que le niveau de vie augmentait et que la qualité de vie s’améliorait parce que la production pouvait se concentrer sur la satisfaction de besoins évidents. Et puis à la fin des années 1960 ou au début des années 1970 où on avait à peu près rempli tous les besoins basiques des gens, et même un peu plus, il a fallu quand même continuer à vendre des marchandises. C’est le moment où les besoins des individus sont construits par le capital pour sa propre reproduction. Les besoins des individus sont donc en permanence identifiés aux besoins du capital. C’est ce qui provoque à la fois un désir permanent, de la frustration, et une profonde solitude. Les sociétés vont mal, y compris quand la croissance résiste, et peut-être même surtout quand la croissance résiste ! C’est quelque chose qui fait partie pour moi de la crise globale, un troisième pôle de la crise.

Il y a quelque chose qui est un peu désespérant : quand vous essayez de régler un des pôles de la crise, vous augmentez les deux autres. Si vous essayez de régler la crise économique, comme Trump et les autres dirigeants européens, vous décuplez la crise écologique et les besoins technologiques pour rendre les gens encore plus dépendants et encore plus neurasthéniques… Vous essayez de régler la crise écologique ? Alors là vous pouvez oublier votre croissance et votre accumulation du capital. Vous essayez de régler la crise sociale ? Vous mettez fin à la consommation de masse… En fait vous vous retrouvez dans une espèce d’impasse continuelle et tout ça est lié à un fait central : la société est dominée par le besoin d’accumulation du capital et donc est dépendante des clowns que nous fournit le capital : les Trump, les Macron…

Ça me conforte en tout cas dans le fait que nous sommes entrés – c’est Tom Thomas qui utilise ce terme – dans une phase de sénilité du capitalisme : on est dans un système qui fonctionne de plus en plus mal mais qui survit parce qu’il nous enferme dans des choix impossibles. Les gens envisagent plus la fin du monde que la fin du capitalisme… 

On a connu dans le dans le passé de l’humanité la décadence de systèmes sociaux – Rome bien évidemment, mais aussi la République nobiliaire polonaise aux 16e-18e siècle – mais à chaque fois c’était centré sur une région. Mais là on a un système qui a été réellement mondialisé, c’est le capitalisme partout même si ses régimes politiques sont un peu différents. Il y a aussi une tendance du libéralisme à être de plus en plus oppresseur, de moins en moins démocratique, et le système chinois, qui n’est pas un système démocratique et ne l’a jamais été. Dans cette situation il y a des capitaux qui sont au-delà de l’État, il y a des guerres qui sont loin d’être uniquement locales – Ukraine, Palestine/Israël, Congo – mais pour l’instant ce n’est pas un affrontement généralisé. Est-ce que tu penses qu’on peut aller vers un affrontement généralisé pour sortir des contradictions ?

Il y a deux choses dans ce que tu dis sur lesquelles j’aimerais bien revenir. La première, qui est importante, c’est la fin du capitalisme démocratique. Pendant longtemps, on nous a dit que la démocratie a besoin du capitalisme et on n’envisageait pas l’un sans l’autre. Mais l’histoire nous a appris que capitalisme et démocratie, ce n’est pas du tout la même chose, et c’est même parfois contradictoire. Dans un système en crise généralisée, dans une impasse globale, la démocratie est un frein à l’accumulation et on voit partout aujourd’hui qu’on essaie de contourner la démocratie, on essaie d’en faire une coquille vide.

Pour des raisons historiques ça ne prend pas – pas encore – les formes traditionnelles de la dictature classique, mais on vide la démocratie de son sens. Ce que fait Musk est assez intéressant de ce point de vue : ils ne vont pas supprimer les élections, ils vont détruire l’État de droit, prendre le contrôle des médias, faire une démocratie formelle vidée de son sens. Le modèle le plus avancé, c’est la Russie avec un régime qui devient de plus en plus oppressif. On ne peut donc pas exclure que cela débouche sur une dictature classique. Il y a deux choses qui vont dans ce sens. La première est la logique de rente, qui est une logique quasi féodale : ce n’est pas une logique où les gens choisissent, où les individus sont des citoyens, c’est une logique où on doit payer pour des services rendus indispensables… La seconde, c’est la République populaire de Chine. C’est un capitalisme non démocratique et le seul succès capitaliste de notre époque. Je ne suis même pas sûr qu’il y ait quelque chose d’équivalent à la Chine dans l’histoire du capitalisme. Les gens disent donc : si notre problème c’est l’accumulation, on a un exemple sous nos yeux d’un pays qui a réalisé l’accumulation dans des conditions extraordinaires, c’est la Chine, un pays à parti unique.

Concernant la question des guerres : si, effectivement, dans ce régime de basse croissance, le gâteau grossit moins vite, que les parts sont plus difficiles à distribuer et que l’on entend avoir une logique prédatrice sur le peu de valeur créée, alors il faut pouvoir contrôler politiquement un plus grand nombre de parts. Quand en Chine il y avait une croissance de 10 %, la question du contrôle territorial n’était pas importante. Mais quand la croissance est tombée à 5 % officiellement, et peut-être en réalité à 2 ou 3 %, et que la promesse du Parti communiste chinois, c’est le plein-emploi et un niveau de vie équivalent à l’Occident à l’horizon 2050, vous ne pouvez plus vous contenter de votre croissance interne. Il faut donc assurer des ressources et des marchés qui ne soient pas soumis aux aléas de la concurrence. Il faut alors en prendre possession. Cette logique impérialiste c’est le chemin de la Chine, et c’est exactement la même chose pour les États-Unis.

C’est le retour d’un impérialisme brutal, celui de la fin du 19e siècle : le contrôle exclusif du territoire est la clé et l’obsession de Trump pour le Groenland et le canal du Panama, c’est la recherche du contrôle exclusif de ces richesses. On ne peut pas dire que le Danemark soit un danger pour les États-Unis ni un sérieux concurrent, mais Trump ne veut pas prendre de risque et veut un contrôle exclusif. Quand vous êtes dans cette logique de contrôle exclusif, l’affrontement est inévitable… Est-ce que ça débouchera sur un conflit généralisé ? Si on suit la logique globale selon laquelle la guerre est la seule chose qui fonctionne pour relancer l’accumulation, pourquoi pas. En tout cas, les conflits régionaux sont déjà là. Et l’Europe est au centre du problème. Si le vieux continent devient un simple gâteau à se partager entre Washington et Moscou, alors les conflits risquent d’être très violents. L’abandon de l’OTAN par les États-Unis et la soumission d’une garantie de sécurité étatsunienne à une vassalisation peut ouvrir la voie à une expansion russe et à de nouveaux conflits en Europe orientale. Aujourd’hui il n’y a plus de sécurité internationale.

Je ne dis pas que l’OTAN c’était formidable. C’était une autre forme d’impérialisme. Mais là, on est dans autre chose, la seule sécurité que vous avez, c’est d’être un vassal de la métropole et de remplir votre rôle pour la prospérité de cette métropole. C’est ce que Trump dit au Danemark et au Canada : il dit à deux pays alliés : « vous me donnez un morceau de votre territoire sinon j’envoie mes troupes », ou « si vous voulez être tranquilles, vous rentrez et vous ferez partie du centre ».

Et l’Europe dans tout ça ?

On ne voit pas comment l’Europe serait capable de construire quelque chose qui soit capable de contrebalancer la puissance américaine et le chantage américain, parce que l’Europe est en train de payer la facture de son néolibéralisme débridé : elle s’est mise à découvert, elle s’est désindustrialisée, elle s’est affaiblie. Elle a tout misé sur son alliance avec les États-Unis et se retrouve aujourd’hui face à Trump qui lui met le pistolet sur la tempe. Avec une autre puissance impérialiste à ses portes, la Russie, qui va profiter du moindre faux pas pour se jeter sur elle. Et la Chine impérialiste qui n’attend que de récupérer le marché européen.

On est dans une situation complexe, sans dynamique économique, des sociétés complètement fracturées, des partis d’extrême droite qui jouent pour les Américains ou pour les Russes, ou pour les deux. On est clairement dans une phase de déclin.

Le 4 février 2024

Propos recueillis par Antoine Larache et Jan Malewski.

 

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Auteur·es

Romaric Godin

Romaric Godin est journaliste à Mediapart, ancien rédacteur en chef adjoint au quotidien financier français la Tribune. Il codirige aux éditions La Découverte, avec Cédric Durand, la collection « Économie politique » et est l’auteur de La guerre sociale en France, Aux sources économiques de la démocratie autoritaire (2019, 2022) aux éditions La Découverte.