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Stratégie écosocialiste en période de turbulences

par Martin Lallana Santos
Paris le 5 décembre 2019, manifestation et grève contre le projet de loi sur les retraites de Macron. Photothèque Rouge JMB

Pourquoi diable parler d’écosocialisme ? Le socialisme ne cherche-t-il pas déjà à organiser librement et consciemment le métabolisme social ? Les outils classiques de l’analyse marxiste sont-ils incomplets pour faire face à la période historique actuelle ? Quelles sont les implications fondamentales de la crise écologique pour l’organisation et la stratégie socialistes ?

Tout au long de cet article, nous tenterons d’aborder certains des éléments centraux qui définissent le champ de la stratégie socialiste en relation avec la crise écologique. La thèse principale que nous défendrons ici est que l’analyse marxiste reste le meilleur outil pour faire face à cette situation qualitativement différente, tandis que la gravité, l’urgence et l’irréversibilité des conséquences imposent des tactiques et des revendications transitoires spécifiques.

La question pertinente n’est pas de savoir si le capitalisme sera capable ou non de résoudre la crise écologique, mais comment nous pouvons résoudre la crise écologique à temps et dans les dimensions qui s’imposent tout en avançant dans la construction d’un pouvoir de classe qui soit capable de dépasser le capitalisme. On ne peut pas se contenter de répondre que l’on se préoccupera de la fumée des cheminées seulement quand on aura socialisé les usines. Une stratégie socialiste consciente de la gravité de la crise écologique doit être capable d’intégrer dans son horizon de transformation radicale l’objectif d’éviter l’extinction massive des espèces, la dégradation de la fertilité des sols, l’épuisement de certaines ressources naturelles ou les destructions, à l’échelle mondiale, associées au chaos climatique. Elle doit le faire parce que tous ces phénomènes représentent une atteinte aux conditions qui permettraient à l’ensemble de l’humanité de jouir d’une vie digne. Mais elle doit le faire aussi, et surtout, parce que ces luttes et conflits spécifiques portent en eux la possibilité d’un antagonisme entre la classe ouvrière et le pouvoir capitaliste qui peut être particulièrement fertile pour avancer vers le socialisme. Comme l’écrivaient Joel Kovel et Michael Löwy en 2001 :

« L’écosocialisme conserve les objectifs émancipateurs du socialisme première version et rejette les buts atténués, réformistes, de la social-démocratie et les structures productivistes du socialisme bureaucratique. Il insiste sur une redéfinition des voies et du but de la production socialiste dans un cadre écologique. » 1

C’est dans ce sens large que nous entendons l’écosocialisme et c’est à partir de ce cadre que nous estimons urgent et nécessaire d’avancer sur les implications théoriques et stratégiques qui en découlent. À cette fin, dans les pages suivantes, nous passerons en revue des éléments centraux liés à la conceptualisation de la crise écologique, à la crise du capitalisme mondial, aux discussions sur l’État et la planification, aux exigences transitoires, au temps brisé 2 de la politique et à l’organisation.

Qu’entendons-nous par « crise écologique » ?

À des fins de clarification, il nous semble important de nous arrêter sur la manière dont nous comprenons les scénarios de dégradation écologique massive qui s’annoncent. L’accumulation jusqu’à saturation de rapports, de publications, de reportages et de discours sur cette dégradation sème souvent plus de confusion qu’autre chose. Il n’est pas surprenant qu’actuellement les représentations sociales associent principalement le mouvement écologiste au recyclage, au fait de fermer le robinet en se brossant les dents ou de ne pas jeter de mégots de cigarettes par terre.

Dans la même veine, il est habituel de présenter de fausses solutions, portées par les grandes entreprises, telles que la licorne appelée économie circulaire, la chimère dénommée neutralité climatique ou la voiture électrique comme réponses à un diagnostic catastrophique. Parallèlement, le conte de la transition verte est utilisé pour justifier des processus de réorganisation de l’accumulation capitaliste, impliquant dans de nombreux cas une attaque contre le travail et l’expropriation de territoires. L’une des conséquences logiques est donc la généralisation de la frustration et du rejet de tout ce qui a trait à la soi-disant transition écologique.

Cela ne doit pas conduire à construire un projet socialiste qui esquiverait la crise écologique. Nous devons partir d’une compréhension solide et précise de celle-ci, qui indique les points où le conflit peut éclater en premier. Un cadre d’analyse pour l’aborder se trouve dans le concept de rupture métabolique, déjà présent dans l’œuvre de Marx : « une rupture irrémédiable de la continuité du métabolisme social prescrit par les lois naturelles de la vie ». Ce concept a été exploré par des auteurs tels que John Bellamy Foster 3 et Kohei Saito 4. Dans l’État espagnol, Joaquim Sempere 5 parle d’une triple rupture métabolique, marquée par : 1) le passage d’un système énergétique, basé sur les énergies renouvelables, à un système énergétique basé sur les énergies fossiles, 2) la rupture du cycle biologique de la production alimentaire due à l’introduction massive d’engrais chimiques, et 3) le pillage minéral du sous-sol avec le risque associé d’épuisement des ressources.

Cette triple rupture conduit à une incompatibilité entre le maintien du mode de production actuel basé sur la reproduction élargie du capital et le respect des limites écologiques de la planète. En même temps, elle fixe des objectifs spécifiques au socialisme, dans l’idée de réintégrer l’activité économique de la société au sein des cycles de régénération des écosystèmes indispensables à la vie. Les conséquences de ce dépassement des limites biophysiques constituent ce que nous appelons de manière générique la crise écologique. Des aspects spécifiques tels que le changement climatique, la perte de biodiversité ou l’épuisement des sols fertiles en sont quelques-uns des symptômes. Néanmoins, une compréhension solide et précise doit aller beaucoup plus loin.

La crise écologique est l’expression de la crise du capitalisme

Dans notre approche, nous concevons la crise écologique comme une succession de crises multiples, qui s’enchaînent et sont interconnectées. Nous sommes confrontés à un scénario où vont s’ajouter des couches de plus en plus complexes. À mesure que s’assèche l’huile qui graisse la circulation du capital, de nombreuses pièces commencent à grincer. Aucun événement ne viendra simplifier l’ensemble du champ politique, aucun élément ne dominera ni ne guidera tous les processus comme ce fut le cas du choc pétrolier. Aussi importants, graves et profonds que soient certains phénomènes, la réalité sera toujours beaucoup plus complexe. Cette approche vise à se distinguer d’une vision linéaire et mécaniste qui culmine dans un moment catastrophique où l’on certifie que le pire est arrivé, et qui correspond à l’image renvoyée par les théories de l’effondrement, de la collapsologie, mais qui alimente également les arguments réformistes.

Cela signifie que la crise écologique ne vient pas simplement s’ajouter à d’autres processus violents du développement capitaliste mais plutôt que la crise écologique est l’expression même de la crise du modèle d’accumulation capitaliste. La chute du taux de profit dans les années 1970 a nécessité l’accroissement de l’exploitation du travail humain et le pillage de la nature, ce qui a été réalisé avec l’introduction du néolibéralisme mondial à la fin des années 1980. Cela explique pourquoi la moitié des émissions de gaz à effet de serre de la modernité ont été produites au cours des trente dernières années. Ce n’est pas arrivé par inadvertance, et cela n’aurait pas pu être évité sans remettre en cause le capital. Dans ce cadre d’analyse, toute possibilité de résolution de la crise écologique passe nécessairement par une transformation radicale dans le domaine des rapports de production.

Notre stratégie pour répondre à l’accumulation de crises

En même temps, il faut être attentif au fait que chaque crise possède des traits spécifiques, souvent structurés autour de questions qui semblent éloignées des causes écologiques sous-jacentes. Nous pouvons trouver des exemples tels que l’inflation, la dette ou le tournant autoritaire, qui répondent à des processus propres, mais qui seront de plus en plus influencés par les symptômes de la crise écologique 6. Dans la plupart des cas, nous sommes confrontés à une expression non environnementale de la crise écologique. Il est rare qu’elle apparaisse comme quelque chose de pur et d’idéal, avec des liens de causalité clairs. Non pas parce qu’elle est trop floue, mais parce que ces liens n’existent pas. Il n’y a pas une chose appelée crise écologique qui s’ajoute à une autre chose appelée inégalité sociale, à une autre chose appelée exploitation du travail et à une autre chose appelée oppression de genre. La combinaison unique de tous ces éléments est la forme sous laquelle la crise actuelle du capitalisme mondial se présente à nous. Celle-ci doit être comprise comme le résultat du processus historique qui nous a conduits jusqu’ici, et non comme une réalité immuable. Des situations ponctuelles et localisées de rupture des cycles de régénération de la nature ont existé auparavant sous d’autres formes d’organisation sociale. Cependant, ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui est le résultat spécifique de processus induits au cours des deux derniers siècles par l’accumulation du capital, tels que la révolution industrielle basée sur les sources d’énergie fossiles, l’impérialisme ou la mondialisation. L’expression et le dépassement de cette accumulation sont donc inséparables de ces processus.

Cela implique que, dans de nombreux cas, les conflits, les explosions et les révoltes sociales qui se produiront à l’avenir ne répondront pas à des revendications purement écologiques ou relatives aux limites biophysiques de la planète. Et dans de nombreux cas, paradoxalement, ce sera précisément dans ces conflits sociaux moins liés narrativement à la crise écologique que nous pourrons trouver les ingrédients nécessaires pour construire des solutions politiques aux causes de la crise. La tâche révolutionnaire consiste donc à savoir comment intervenir dans chacun de ces conflits, en cherchant à introduire une orientation écosocialiste dans leur développement. Dans chacune de ces crises, des possibilités de rupture s’ouvrent. Par conséquent, les processus de lutte collective qui s’y développent auront une influence sur notre capacité à affronter la crise suivante. Notre conception est celle d’un scénario cumulatif, dans lequel c’est le travail politique et social de chaque phase qui déterminera la capacité de réorganisation de notre monde. C’est précisément l’accumulation de processus dans lesquels de larges masses populaires entrent en conflit qui permettra d’apprendre et d’expliquer les phénomènes globaux qui permettront d’avancer dans la construction d’une alternative.

Enfin, nous considérons que ce processus de dégradation écologique massive et de raréfaction des ressources n’établit en aucun cas des scénarios dans lesquels les possibilités d’une pratique politique émancipatrice et de justice sociale disparaissent. Quelle que soit la gravité de la crise, quelle que soit sa violence, la possibilité et l’obligation de mener une lutte collective pour améliorer les conditions de vie des classes démunies subsisteront.

Turbulences économiques

Réintégrer notre métabolisme social dans les cycles de régénération de la nature exige des transformations radicales, à une échelle et à une vitesse qui n’ont guère d’équivalent dans l’histoire récente. Nous parlons de transformations telles que le remplacement de toutes les technologies énergétiques basées sur les combustibles fossiles par des technologies exploitant les sources d’énergie renouvelables, la reconfiguration des dépendances au commerce et au transport internationaux, le développement massif des systèmes de transport public collectif, le démantèlement de l’industrie de la viande et la mise en œuvre d’une réforme agraire agroécologique, le lancement de programmes massifs de protection des écosystèmes, la réhabilitation énergétique des bâtiments, ou encore la réorganisation urbaine et territoriale généralisée. Et tout cela devrait se produire au niveau mondial dans un délai d’à peine trois décennies pour éviter de dépasser les points de non-retour qui nous conduiraient à des niveaux de catastrophe inimaginables sur le plan historique.

Cela implique nécessairement que beaucoup, beaucoup de choses doivent changer dans la sphère économique. Cependant, penser ces transformations radicales dans la sphère productive d’une manière volontariste, étrangère à la réalité concrète sur laquelle nous travaillons, est une erreur. Comme le disait Marx dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte :

« Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants » 7 .

Ces mots résonnent avec une acuité particulière à l’heure actuelle, alors que nous ne demanderions pas mieux que de pouvoir faire l’histoire à notre guise. Mais la dynamique d’un capitalisme mondial est celle d’une profonde crise d’accumulation. On ne peut pas ignorer ce phénomène, et encore moins le contourner. La crise prolongée du capital, avec un taux de profit stagnant depuis des décennies, définit le champ dans lequel nous évoluons. Il en résulte une série de conséquences inévitables pour tout projet politique visant à résoudre la crise écologique.

Isidro López et Rubén Martínez, dans leur livre La solution verte, mettent en évidence quatre phénomènes qui caractérisent la crise du mode de production à laquelle nous sommes confrontés : 1) une crise de surproduction et une baisse tendancielle du taux de profit, 2) la modération salariale, 3) l’épuisement du changement technologique et de la productivité du travail, 4) l’érosion de l’investissement productif 8 . Or, s’il y a une chose qui nécessite une quantité énorme d’investissements productifs, c’est bien la transition écologique. Cependant, notre économie n’est pas mue par des volontés extérieures, mais guidée par une simple loi d’airain : le capital est obligé de produire plus de capital. Dans ce contexte, l’incapacité d’augmenter la productivité du travail par des changements technologiques signifie que la condition préalable à la restructuration capitaliste est de réduire les salaires.

Dans le même temps, face à la stagnation de l’économie mondiale, le capital a pris un tour de plus en plus rentier en s’orientant massivement vers la finance. Cette évolution renforce la dynamique de pillage et de dépossession. Nous en trouvons des exemples dans des domaines clés pour la reproduction sociale et les possibilités d’existence : c’est la dynamique d’extraction de valeur par les marchés financiers qui définit de plus en plus l’accès au logement, aux produits de base et à l’alimentation. Dans ce contexte, comme l’affirme Javier Moreno Zacarés : « l’accumulation de capital devient, dans une large mesure, un conflit redistributif à somme nulle dans lequel l’investissement fuit vers la sécurité que procure la rente » 9. Le Green New Deal est une bannière regroupant actuellement des projets néokeynésiens qui tentent de relancer l’investissement productif en détournant le capital des mains de la finance. Cela paraît toutefois assez compliqué, au vu des énormes difficultés à relancer un cycle d’accumulation expansionniste dans un avenir proche. Le problème sous-jacent est qu’il n’y a pratiquement pas de perspective de rentabilité pour alimenter un tel cycle à partir de la sphère de la production. L’inefficacité des politiques d’assouplissement quantitatif 10 des banques centrales, qui n’ont pas eu d’effet stimulant, en est la preuve.

Cette incapacité à relancer une expansion économique est d’autant plus problématique qu’il est urgent de transformer en profondeur les technologies de l’énergie. Ce que l’on appelle la transition énergétique renvoie, en fait, à une véritable révolution technologique, encore plus importante que celles qui ont eu lieu précédemment dans l’histoire. Mais là encore, on constate que ces transformations ne se font pas non plus au hasard. Dans ses recherches sur les ondes longues du développement des énergies fossiles, Andreas Malm souligne à quel point le capitalisme a surmonté les phases économiques récessives en augmentant la consommation en énergies fossiles 11. On connaît les développements technologiques associés à chaque source d’énergie, mais le développement massif qui les place en position dominante se produit dans la phase ascendante d’un cycle économique. Or, passer d’un système énergétique basé sur les énergies fossiles à un système basé sur les renouvelables suppose des changements substantiels dans le fonctionnement que le mode de production capitaliste connaît depuis deux siècles. Face à ce constat, Malm souligne : « La question qui se pose alors est de savoir si l’accumulation du capital en général et une phase de nouvelle expansion en particulier sont compatibles avec une utilisation exclusive du soleil, du vent et de l’eau ».

Dans la même veine, Daniel Albarracín estime que la relance d’un cycle expansif qui conduirait à un changement substantiel du modèle productif ne se fera que si le capital en espère des profits 12. Et cela, dans les circonstances actuelles, ne semble possible qu’à travers une formidable intensification de l’exploitation et la marchandisation de nouvelles sphères de la vie. En d’autres termes : une plus grande exploitation des forces de reproduction, un plus grand pillage des ressources naturelles et de plus grandes inégalités.

Tous ces éléments complexifient le terrain économique sur lequel nous évoluons et rendent caduques tous les projets politiques qui tentent de naviguer dans ces turbulences sans assumer une stratégie de rupture avec le capital. La crise écologique s’inscrit dans le cadre de la crise actuelle de l’accumulation, dont elle restreint plus encore les limites et accroît l’urgence d’en sortir. Prétendre la résoudre dans le cadre capitaliste, au-delà du fait que c’est probablement impossible, nous fait perdre un temps précieux. Pour autant, le fait qu’il soit impossible de la résoudre n’implique pas que nous n’allons pas connaître de multiples tentatives de remettre à flot le capitalisme en essayant de le verdir… Comme l’affirment Isidro López et Rubén Martínez :

« Au fond de toutes les stratégies, réglementations et projets, il y a le même problème à résoudre : l’extraction de la plus-value et le pillage des ressources naturelles, de l’énergie et du travail humain non rémunéré sont entrés dans une spirale d’escalade des coûts et parfois de non-viabilité qui met en péril la reproduction élargie du capital. Depuis plusieurs décennies, ce processus produit plus de coûts que de bénéfices pour la majorité de la population mondiale. L’une des expressions de cette forme négative de valeur à laquelle le capitalisme historique est parvenu est le réchauffement climatique, qui menace la vie sur terre, mais qui est avant tout une menace pour l’accumulation capitaliste elle-même. C’est précisément face à l’impossibilité de maintenir le taux de profit à flot et face à la matérialisation évidente des contradictions capital-nature que les forces capitalistes avancent leur solution verte ».

Le projet d’un écosocialisme révolutionnaire doit être capable de se distinguer des fausses solutions, de comprendre les limites imposées par la recherche incessante de l’accumulation du capital, et de formuler des réponses de rupture capables de les dépasser.

État capitaliste et planification

L’ampleur et l’urgence de la crise écologique remettent l’État et la planification au centre du débat politique. L’ampleur et la rapidité des transformations nécessaires rendent de plus en plus évidente l’inadéquation des solutions de marché. En juillet 2021, un article d’opinion du Financial Times affirmait :

« La lutte contre le changement climatique nécessite la transformation d’au moins cinq systèmes d’approvisionnement : l’énergie, les transports, les bâtiments, l’industrie et l’agriculture. Le mécanisme des prix a du mal à coordonner une transformation rapide à cette échelle. [...] Quelle est l’alternative ? Au lieu d’attendre après le marché, une agence de planification – dont la composition et la responsabilité doivent être soigneusement examinées – devrait formuler des plans pour chacun des cinq systèmes, qui devraient ensuite être traduits en critères à l’échelle de projets pour des investissements durables » (13).

Cependant, les références historiques auxquelles se réfère l’article ne sont pas le Gosplan soviétique ou le projet chilien Synco, mais le New Deal américain et le Plan Monnet français (14). Il ne s’agit donc pas d’une planification économique démocratique permettant d’organiser la production et la reproduction de la vie d’une manière libérée des impératifs du capital. Il s’agit d’une planification dite indicative, respectueuse du marché et subordonnée aux intérêts des fractions dominantes du capital, qui met d’énormes quantités de ressources publiques au service de l’accumulation. On parle là de la mise en œuvre d’un ensemble de politiques publiques plus ou moins ambitieuses, avec une boîte à outils constituée principalement d’investissements publics, de réglementation et du trio de politiques fiscales, monétaires et industrielles. Cette approche de plus en plus répandue est au cœur de nombreuses propositions politiques pour la transition écologique. Il n’est pas question ici d’analyser les approches développées directement par les valets de la bourgeoisie, comme le Green Deal de l’Union européenne. Mais il est, en revanche, intéressant de questionner les hypothèses qui sous-tendent les divers projets à gauche concernant la place de l’État et ses marges de manœuvre dans la transition écologique.

Développer massivement les transports publics, mener une réforme agraire agroécologique et augmenter les emplois publics dévolus à la prévention des incendies sont trois propositions partagées par les forces de gauche conscientes de la gravité de la crise écologique. Et pour rendre cela possible, en passer par le pouvoir de l’État est en général une évidence. Le risque de cette forme de logique est de très vite tomber dans un fétichisme de l’État. Ainsi, l’appareil d’État capitaliste est présenté comme un outil neutre dans lequel il faudrait s’impliquer pour transformer la société. Notre tâche pour la mise en œuvre d’une transition écologique socialement juste serait donc de gagner suffisamment de positions institutionnelles pour pousser à de telles transformations depuis l’intérieur de l’appareil d’État. Dans cette hypothèse, les mouvements sociaux, les syndicats et les expériences d’auto-organisation peuvent être utiles certes, et il est bon qu’ils et elles existent, mais l’essentiel et la priorité se trouvent dans la compétition électorale.

Une stratégie politique écosocialiste doit se distancier de ces conceptions et partir d’une compréhension de la nature de l’État capitaliste actuel. L’État n’est pas un ensemble d’institutions neutres qui peuvent être occupées et utilisées à n’importe quelle fin. D’une manière générale, l’État a pour fonction d’agir comme un capitaliste collectif : il préserve les intérêts de l’accumulation du capital dans son ensemble, même si cela va momentanément à l’encontre des intérêts de secteurs capitalistes spécifiques. Il y a aussi deux éléments concrets qui déterminent considérablement les marges de manœuvre de l’État aujourd’hui : la crise de rentabilité du capitalisme mondial et le degré d’internationalisation des circuits d’accumulation. Cela affaiblit sérieusement la stratégie qui confie la transformation de la société uniquement à un État fort qui domine le marché et assure la redistribution des richesses.

L’auto-organisation de la classe comme stratégie

Et, fondamentalement, ce n’est pas tant l’arithmétique parlementaire qui détermine l’ambition des politiques publiques qui peuvent être menées à un moment donné que les rapports de production capitalistes. En définitive, le juge de paix n’est pas l’État mais la loi de la valeur. La social-démocratie verte a donc besoin que le capital se porte bien pour pouvoir mettre en œuvre son programme. Alors qu’elle se présente comme la seule option réaliste capable de répondre à l’urgence de la crise écologique, elle utilise une boîte à outils avec laquelle il est difficilement possible d’opérer les transformations nécessaires. Ainsi, une étude récente souligne qu’une réduction du temps de travail sans rupture avec l’accumulation capitaliste nécessiterait une gouvernance qui garantisse le taux de profit du secteur privé et la stabilité macroéconomique 13. Le refus du conflit implique donc un compromis avec le capital et nécessite d’assumer la gestion de la misère produite par le néolibéralisme, ou toute autre forme spécifique que prend le capitalisme à un moment donné. Et, tant dans le présent que, de façon prévisible, dans le futur, nous n’allons pas rencontrer un nouvel âge d’or du capitalisme qui nous permette de mettre en œuvre un solide programme de réformes écosociales 14 par l’État sans épisodes de violents conflits et de rupture.

Cela doit nous conduire à baser notre stratégie écosocialiste sur un projet politiquement et organisationnellement autonome vis-à-vis de l’État. Un projet qui mette au centre de nos tâches politiques les expériences d’auto-organisation de la classe ouvrière tout en maintenant, à chaque instant, un horizon de rupture révolutionnaire. Dans ce cadre, il n’y a pas de place pour les raccourcis politiques et intellectuels : ce qui ouvrira la moindre possibilité de réaliser des transformations radicales pour remédier à la crise écologique se trouve dans la force des expériences de pouvoir populaire extra-institutionnel. La faiblesse dont nous partons ne change rien à cette réalité. Dans le même temps, ce projet doit être en capacité de montrer les limites de la gestion de l’État capitaliste afin de rendre évidente la nécessité de son dépassement.... Car c’est précisément lorsque les capacités de l’ancien appareil d’État sont paralysées, disloquées et incapables de remplir leur fonction qu’émerge la légitimité des structures et institutions autonomes, grâce auxquelles les classes populaires répondent démocratiquement aux tâches et aux besoins quotidiens, asseyant ainsi leur autorité sociale.

Il existe plusieurs façons d’orienter au maximum l’action de l’État dans un sens écosocial. Celles qui nous intéressent le plus sont les revendications transitoires capables de rassembler la plus grande force sociale, politique et organisationnelle. La gratuité d’un service public ou l’expropriation de grands propriétaires immobiliers, par exemple, peuvent être obtenues par des initiatives législatives ou par un processus d’auto-organisation, de mobilisation et d’affrontement soutenu dans le temps. Dans le premier cas, l’échec de l’initiative sera un fait divers. Dans le second cas, en revanche, le succès comme l’échec signifieront un renforcement du pouvoir de la classe ouvrière, une augmentation de sa légitimité et une base d’apprentissage fertile sur laquelle construire les expériences futures. Il serait faux, pour autant, de tirer un trait d’égalité entre la victoire ou la défaite du mouvement. Mais l’existence d’un tel processus assure la survie de fondations sur lesquelles reprendre et renforcer l’émancipation. La lutte pour des réformes dans le cadre de l’État ne disparaît donc pas de notre stratégie. Mais ce doit être une lutte pour des réformes qui visent à affaiblir l’équilibre du système, à aiguiser ses contradictions, à intensifier ses crises et à porter la lutte des classes à des niveaux de plus en plus intenses 15.

Tout cela doit nous aider à reconstruire, à partir du conflit, les imaginaires d’un avenir radicalement différent. Cela doit nous aider à reprendre la question de l’autogestion, de la planification et de la démocratie socialiste 16. On doit rejeter les limites étroites d’une planification fondée sur des politiques publiques qui ne rompent pas avec l’accumulation capitaliste. Enfin, on doit désigner le marché comme le parasite qu’il est et montrer l’actualité, la viabilité et l’efficacité des méthodes avec lesquelles nous pourrions organiser démocratiquement la production et la reproduction dans un modèle écosocialiste 17.

Revendications transitoires et temps brisé de la politique

« [Tous] reconnaissent que la catastrophe est certaine, qu’elle est imminente, qu’il faut la combattre énergiquement, que le peuple doit faire des “efforts héroïques” pour conjurer le désastre, etc. Tout le monde le dit. Tout le monde le reconnaît. Tout le monde l’affirme. Et l’on ne fait rien » 18 écrivait Lénine en septembre 1917. Les comparaisons historiques hors contexte sont à proscrire dans la plupart des cas. Cependant, dans ce cas, nous pouvons nous inspirer d’un point commun : le moment où la perspective révolutionnaire apparaît comme la solution la plus logique. Comme nous l’avons vu dans les pages précédentes, nous sommes bien conscient·es des actions à entreprendre immédiatement pour remédier aux causes de la crise écologique, mais nous constatons jour après jour que rien ne se passe alors que la catastrophe est imminente. Cette inaction, souvent dénoncée comme un manque de volonté politique de la part des gouvernants, est une démonstration de l’incapacité structurelle de la gestion institutionnelle à aller à l’encontre de la dynamique de l’accumulation capitaliste. En même temps, la conception majoritairement partagée de la politique la réduit à sa dimension institutionnelle. La combinaison de tous ces éléments ouvre un espace de lutte au sein duquel le manque de compréhension des limites que rencontre l’action de l’État nous fournit un terrain fertile dans lequel les expériences organisationnelles écosocialistes peuvent croître et se renforcer.

Par conséquent, l’une des tâches stratégiques d’une organisation écosocialiste est d’identifier les revendications qui sont largement comprises et partagées à une échelle de masse et qui, à certains moments de la crise, peuvent favoriser l’organisation et la mobilisation de masse. Dans de nombreux cas, il s’agira de revendications visant à arracher des transformations à l’État capitaliste tout en affaiblissant sa domination et en renforçant les structures de la classe. Il s’agit par exemple d’un régime salarial plus favorable, de l’expropriation d’un secteur stratégique ou de l’amélioration des services publics. Cela n’est pas en contradiction avec l’objectif de construire un projet doté d’une autonomie politique et organisationnelle par rapport à l’État, tant que les expériences de pouvoir populaire restent prioritaires. Il s’agit précisément d’identifier les interstices les plus propices au développement de conflits qui défendront un programme de rupture écosocialiste.

L’écologie comme lieu de confrontation avec le capital

En ce sens, la crise écologique nous offre un large éventail de possibilités, une chaîne aux maillons rouillés à laquelle s’attaquer, des dizaines de moments où les contradictions sont criantes entre l’ampleur de la catastrophe et les limites de la gestion capitaliste, et où la révolution peut émerger comme la solution logique. Nous pensons à ces moments où le conflit entre la vie et le capital est ressenti avec le plus d’acuité, ceux dans lesquels les fausses solutions d’une gestion verte et bienveillante du néolibéralisme seront perçues avec plus de clarté. Plus précisément, nous pouvons mettre en évidence trois domaines d’intervention prioritaires. Premièrement, les secteurs du monde du travail qui seront sérieusement affectés par la réorganisation de la production industrielle dans les années à venir. Nous pouvons parler en particulier de l’industrie automobile, dont il est peu probable qu’elle continue à fonctionner comme avant au cours de la prochaine décennie. Deuxièmement, les conflits liés aux conditions qui rendent possible la reproduction sociale, depuis l’approvisionnement de base, l’alimentation, le logement et les services publics – éléments fondamentaux pour l’organisation de la vie quotidienne – jusqu’aux corps eux-mêmes des travailleur·ses de la reproduction sociales et du soin 19. Il s’agit donc de conflits dans le cadre de la lutte contre l’inflation et l’endettement, mais aussi dans des domaines de l’exploitation comme le travail domestique. Troisièmement, des brèches sont ouvertes par les dynamiques de dépossession territoriale et de marchandisation des ressources naturelles. C’est dans ce cadre que nous situons les conflits nés des nouvelles vagues extractives, de la marchandisation de l’accès aux biens communs et de la reconfiguration territoriale du capital fossile.

Saisir les occasions

Ce faisant, le projet écosocialiste doit être capable de proposer des futurs meilleurs, enthousiasmants et porteurs d’espoir. Tout en disant clairement que les améliorations immédiates dans la vie des classes populaires ne peuvent se faire sans accepter la gravité de la situation et les limites biophysiques de la planète. Nous devons articuler trois éléments clés dans notre discours : 1) les formes collectives de satisfaction des besoins sociaux, 2) la redistribution et la valorisation de la prise en charge du soin, et 3) des conquêtes concernant le temps libre et les formes de travail non aliénantes. On doit opposer ce discours à la désaffection actuelle et à la conviction que tous les futurs possibles seront pires qu’aujourd’hui, ce qui alimente des discours stériles ou carrément réactionnaires.

Toutes ces tâches doivent être menées à bien sans tomber dans ce que nous pourrions appeler un écosocialisme hors du temps : un écosocialisme qui fait confiance à l’accumulation incrémentale de petites victoires pour rendre possible la transformation radicale et urgente de la société que la crise écologique nous impose. Si nous croyons à la gravité du diagnostic, nous ne pouvons pas concevoir les décennies à venir comme un long fleuve tranquille. Au contraire, nous sommes confrontés à des temps brisés, pleins de nœuds, de bifurcations et de virages serrés. Comme l’a souligné à juste titre Daniel Bensaïd, le temps brisé de la stratégie léniniste est un temps rythmé par la lutte et interrompu par la crise 20. Ceci est particulièrement pertinent dans le contexte de la crise écologique. Les points de non-retour du changement climatique, les phénomènes météorologiques extrêmes ou la combinaison des inégalités sociales et de la rareté des ressources sont des expressions de la crise écologique qui impliquent un avenir proche marqué par les turbulences et l’instabilité. C’est précisément dans ce temps brisé de la politique que nous avons une chance minimale de réaliser les transformations nécessaires à une solution socialement juste à la crise écologique. La radicalité du diagnostic doit coïncider avec la radicalité de la pratique politique. À un siècle de distance, nous devons lire les derniers rapports du GIEC, qui parlent de réductions drastiques des émissions de CO2 en seulement trois décennies, en parallèle des annotations de Lénine dans lesquelles il déclarait « La gradualité n’explique rien sans les sauts. Les sauts ! Les sauts ! Les sauts ! Les sauts ! Les sauts ! »

Nous devons travailler sans relâche ici et maintenant, intervenir dans les conflits qui s’annoncent, renforcer patiemment les expériences organisationnelles, acquérir une légitimité sociale par une pratique concrète ancrée dans le territoire. Mais nous devons aussi rester ouverts à l’improvisation des événements, conscients que c’est précisément dans les moments de crise que s’ouvrent les possibilités de rupture révolutionnaire. C’est précisément des moments de crise, comme une sécheresse prolongée ou une hausse des prix de l’énergie, que nous pouvons profiter pour faire avancer avec force des revendications transitoires, largement comprises et défendues, qui permettent des sauts qualitatifs dans l’organisation et la mobilisation des classes populaires. Mais aussi des crises où le mécontentement et la rage sociale accumulés s’expriment sous forme d’explosions spontanées, sous forme de révoltes, massives mais sans horizon politique défini ni structures intermédiaires qui iraient au-delà de ce qui est nécessaire pour mobiliser ou faire face aux défis immédiats. En ce sens, la stratégie écosocialiste doit également être en mesure de répondre à la question de savoir comment transformer la forme-révolte et les crises organiques qui suivront et s’intensifieront dans le cadre de la crise écologique en crises révolutionnaires, dans lesquelles de larges masses agissent consciemment en confrontation avec le pouvoir existant et en vue de la construction de leur propre pouvoir populaire.

Organisation et stratégie écosocialiste

Quelles sont donc les nouveautés spécifiques que la crise écologique introduit dans la stratégie socialiste ? Fondamentalement, la nouveauté réside dans le rythme et l’urgence imposés par la gravité du diagnostic. Comme l’affirment Kai Heron et Jodi Dean :

« Nous n’avons plus le luxe de la spontanéité. Pour éviter que le changement climatique n’intensifie l’oppression et n’accélère l’extinction, nous devons créer et rejoindre des organisations capables de relever le défi d’une pensée et d’une action transitoires. » 21

Le fil conducteur de la politique révolutionnaire de ce siècle doit être d’assumer les tâches qui découlent de l’urgence écosociale. Dans ce sens, nous pouvons schématiquement esquisser trois grands cadres au sein desquels penser les tâches politiques du présent. Ces trois cadres sont inséparables et ne peuvent être compris isolément, ils doivent donc être abordés ensemble et se nourrir les uns des autres.

Premièrement, la construction d’organisations socialistes adaptées aux stratégies de rupture révolutionnaire. Il faut partir du principe qu’il s’agit d’un combat de très longue haleine. En effet, on ne devrait plus parler de lutte écologique. Mais plutôt de la façon dont la crise écologique détermine et conditionne désormais tout le scénario de la lutte politique émancipatrice, elle doit être l’air que nous respirons tou·tes. À partir de là, nous devons être conscient·es que nous avons besoin de bien plus que trois ou quatre manifestations de masse, et de mouvements spontanés qui apparaissent et disparaissent en un clin d’œil. Nous avons besoin de structures organisationnelles stables. Des espaces collectifs dans lesquels nous pouvons mener des réflexions stratégiques qui nous permettent de comprendre les raisons des victoires et des défaites que nous allons accumuler. Des lieux à partir desquels promouvoir de nouvelles initiatives, grâce auxquels renforcer les luttes et dans lesquels se réfugier dans les phases de recul. Assumer cet engagement militant sera essentiel pour affronter l’avenir.

Deuxièmement, accepter de composer et d’improviser sur la pratique. Les diagnostics de la crise écologique ne nous fournissent pas une image claire de ce que sera le futur proche. La complexité des processus biophysiques et l’imprévisibilité des processus sociaux induisent des conséquences qui ne sont pas mécaniques. Cependant, même si nous n’avons pas de boule de cristal, nous en savons assez sur la gravité de la crise écologique pour pouvoir nous y préparer et agir avec audace politique lors des multiples crises et conflits qui s’annoncent. Nous savons que dans un avenir proche, les incendies massifs, les sécheresses, les crises énergétiques, les crises alimentaires, les faillites et licenciements massifs, la création de millions de réfugié·es climatiques, sont des situations qui vont advenir. À partir de là, nous devons anticiper, planifier et tirer parti des convulsions de l’avenir pour recueillir un soutien massif en faveur de nos propositions de transformation radicale de la société. Renforcer l’organisation des syndicats agraires de gauche dans les endroits qui seront les plus touchés par la sécheresse, construire la confiance entre les travailleur·ses et les organisations politiques sur la base de propositions de reconversion des industries dont on sait qu’elles vont fermer, préparer des campagnes et des actions qui puissent être déployées rapidement face aux futurs incendies et diriger la rage accumulée vers les entreprises d’énergie fossile. C’est plus facile à dire qu’à faire, mais nous devons passer à la pratique pour acquérir de l’expérience. Une gymnastique révolutionnaire pour le temps brisé de la crise écologique.

Troisièmement, nous devons faire en sorte que l’écologie ne soit plus une lutte sectorielle. Comme nous l’avons dit, la crise écologique détermine et conditionne tout le scénario de la lutte politique émancipatrice. Il faut donc cesser de l’envisager comme s’il s’agissait d’une lutte sectorielle, et l’aborder dans toute son ampleur et sa complexité. Cela implique que les collectifs, organisations et mouvements « purement » écologistes n’aient pas le monopole de l’organisation concernant la question écosocialiste. L’objectif est de promouvoir et de construire un bloc écosocialiste populaire. Et on ne parle pas d’une alliance morale ou d’une liste inopérante d’acronymes. La raison d’agir ensemble réside dans la réalité complexe à laquelle nous sommes confronté·es. Si les fonds d’investissement qui dominent les grandes compagnies pétrolières sont les mêmes que ceux qui réalisent une part importante de leurs profits dans le secteur immobilier, un encadrement strict des loyers et l’expropriation des logements des spéculateurs constituent un pas en avant dans la lutte contre le changement climatique. Pour cette raison et pour bien d’autres encore.

Les tâches des révolutionnaires

Cela doit se faire de manière non sectaire, en comprenant les difficultés de la situation sociale, politique et organisationnelle d’où nous partons. Deux voies fondamentales en découlent. D’une part, les militant·es et les groupes écosocialistes doivent s’immerger dans les processus de base du conflit, mettre les mains dans le cambouis et collaborer à la construction d’un tissu de résistance populaire, marqué par une grande hétérogénéité et des niveaux de conscience inégaux. Le militantisme écosocialiste doit être compris au sens léniniste, comme le fait d’être un ou une « tribun populaire sachant réagir contre toute manifestation d’arbitraire et d’oppression, où qu’elle se produise, quelle que soit la classe ou la couche sociale qui ait à en souffrir » 22. Avoir une compréhension élaborée de la crise écologique et des moyens de la combattre ne s’oppose pas au fait de s’impliquer et de renforcer une lutte de quartier contre l’extension d’un aéroport ou d’un incinérateur. Pour gagner en légitimité, il faut cultiver tous les terrains, et « profiter de la moindre occasion pour exposer devant tous ses convictions socialistes et ses revendications démocratiques, pour expliquer à tous et à chacun la portée historique et mondiale de la lutte émancipatrice du prolétariat ».

D’autre part, nous devons établir et renforcer les alliances entre les différents espaces qui constitueraient ce bloc écosocialiste populaire. Nous soulignons trois éléments qui devraient être présents dans la construction de ces alliances :

1) Des espaces stables de coordination entre des organisations qui assument une stratégie de rupture. Au-delà des événements ponctuels, il s’agit de maintenir des espaces de rencontre où se construisent la confiance, l’expérience et la reconnaissance des apports de chacun. Pourquoi entre organisations qui assument une stratégie de rupture ? Parce qu’il faut partir d’un minimum de clarté stratégique sur la nécessité de dépasser le capitalisme pour que ce type d’espace soit vraiment utile.

2) Discussion stratégique. Nous ne pouvons pas continuer à réfléchir de manière obsessionnelle à ces questions dans un quasi-isolement. Nous avons besoin de mettre en commun nos discussions stratégiques entre militant·es et activistes de multiples organisations, espaces et mouvements. Nous avons besoin de partager nos doutes et d’intégrer les propositions et les expériences d’autres personnes organisées. Nous devons identifier collectivement les lacunes que nous ne parvenons pas à combler et les fronts politiques que nous devons renforcer.

3) Unité d’action, diversité des tactiques. En nous appuyant sur les tâches et les outils susmentionnés, nous devons être capables de frapper ensemble à partir de différents fronts. Pour prendre un exemple concret, être capable de réagir conjointement dans une situation de crise énergétique implique : des revendications transitoires aux institutions pour assurer la gratuité des transports publics et la garantie d’un approvisionnement de base dans les foyers, des campagnes pour coordonner le non-paiement des factures d’énergie, des occupations et actions de désobéissance civile au siège des compagnies d’électricité, des grèves du travail dans les services d’autobus urbains…

Ces notes, probablement incomplètes et manquant de précision, devront être examinées et mises à jour sur la base des résultats de l’expérience concrète. Comme toujours, nous avons peu de certitudes quant au succès de la lutte des classes. La crise écologique, cependant, établit un élément qui ne fait aucun doute : nous n’entrons pas dans des décennies de calme plat, de sorte que la stratégie socialiste de ce siècle devra naviguer à travers des périodes de turbulences extrêmes. Avec, comme toujours, des risques importants. Mais cela permet aussi d’ouvrir sans cesse le champ des possibles. Chaque lutte, chaque conflit, chaque expérience de pouvoir populaire sème la graine des suivantes. La stratégie écosocialiste doit donc se lancer sur cette mer agitée et s’atteler résolument aux tâches révolutionnaires de ce moment historique. 

Le 19 juin 2024

Traduit par William Donaura.

 

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Auteur·es

Martin Lallana Santos

Martin Lallana Santos est chercheur en écologie industrielle et membre d’Anticapitalistas, section espagnole de la IV e  Internationale. Il est co-auteur du rapport « Metal recycling. L’alternative à l’exploitation minière ». Il a écrit plusieurs articles sur la crise écologique et la transition écosociale dans des médias tels que les revues Contexto, Papeles et Viento Sur.