Le déclin de l’industrie automobile allemande menace non seulement la stabilité de son économie nationale, mais aussi l’équilibre économique européen.
Le 3 septembre, la nouvelle est tombée : pour la première fois de son histoire, Volkswagen envisageait de fermer deux de ses usines en Allemagne, et finalement trois. Difficile d’imaginer un coup plus symbolique pour l’identité économique de la République fédérale d’Allemagne, l’État conçu par les Alliés après la Seconde Guerre mondiale et qui a absorbé la RDA en 1991. Volkswagen, comme le réseau autoroutier allemand lui-même, est un produit de la politique sociale et économique du Troisième Reich qui a survécu à la période d’après-guerre et a été l’un des leviers sur lesquels s’est ensuite construit le miracle allemand. Un miracle par lequel l’Allemagne est passée du statut de pays vaincu sur tous les fronts à celui de puissance économique mondiale, dotée notamment d’une capacité de production à grande échelle d’automobiles compétitives sur le marché mondial.
Parler d’Allemagne, c’était parler de productivité industrielle, de succès à l’exportation, de société de consommation avancée et d’État-providence. Au moins pendant les Trente Glorieuses, le plan élaboré par les Alliés combiné avec les éternelles vertus organisationnelles de l’Allemagne semblait avoir créé un État allemand capable, pour la première fois depuis l’unification, de conquérir le monde par des moyens exclusivement économiques plutôt que militaires. Et si un produit symbolisait la nouvelle Allemagne convertie, c’était bien la Volkswagen Type 1, la « Coccinelle », l’équivalent allemand de la Ford T, une voiture qui pouvait être achetée par les ouvriers qui l’avaient construite. C’est ce que veut dire « Volkswagen » : la voiture du peuple.
Un bouleversement
Lors de leur comparution tumultueuse le 3 septembre devant un piquet de travailleurs, les membres de la direction de Volkswagen ont assuré qu’il leur manquait la vente de 500 000 voitures pour éviter la fermeture des usines. Selon ce chiffre, la surcapacité représente un tiers de la capacité de production totale des usines allemandes de Volkswagen. Dans son rapport d’octobre aux actionnaires, l’entreprise inscrit une réduction de 60 % de ses bénéfices en raison d’une forte baisse des ventes sur son principal marché, la Chine. Jusqu’à présent, Volkswagen avait parfaitement illustré le modèle social, économique, syndical et territorial de l’Allemagne d’après-guerre : l’économie sociale de marché. La position du plus grand syndicat d’Allemagne, IG Metall, chez Volkswagen est celle de cogestionaire, un terme qui implique que le comité d’entreprise a le droit de vote au conseil d’administration de l’entreprise, pouvoir qu’il a exercés jusqu’à présent.
Le Land de Basse-Saxe détient une participation de 20 % dans Volkswagen et, selon les statuts de 1960, 4/5 des voix étaient nécessaires pour que l’assemblée des actionnaires puisse prendre des décisions de ce type. Ce qui signifiait que Volkswagen était une entreprise publique avec une assemblée d’actionnaires privés qui n’avait aucun pouvoir réel pour prendre des décisions que le gouvernement de Basse-Saxe ne jugerait pas appropriées. Il en a été ainsi jusqu’en 2007, lorsqu’un arrêt européen a déclaré que cette réglementation était contraire à la libre circulation des capitaux.
La fin de l’âge d’or
Dans les années 1980 et 1990, Volkswagen, loin d’être affecté par les différents cycles de restructuration de l’industrie, est devenu le porte-drapeau du nouveau mercantilisme allemand basé sur l’industrie d’exportation. Le nouveau modèle d’exportation adapté à la mondialisation néolibérale naissante se targuait d’être compétitif en termes de rapport qualité/prix plutôt qu’en termes de prix uniquement, et se déclarait par conséquent non délocalisable. L’avantage concurrentiel allemand reposait sur un réseau très dense d’entreprises familiales ayant pour clients de grands conglomérats industriels. Il s’agissait d’un avantage aussi spécifique et intransférable que le territoire où il était produit. La justification principale de l’Allemagne pour la stricte discipline d’austérité imposée lors de la crise de 2008 avait précisément pour but de sauver la compétitivité de l’industrie d’exportation allemande et ses énormes excédents par rapport à la nécessité pour les pays du Sud d’emprunter. Ces pays du Sud qui se sont transformés, de marchés sûrs et de destinations privilégiées pour les produits et les capitaux allemands, en pays « paresseux qui ont vécu au-dessus de leurs moyens ».
L’Allemagne croyait ne pas avoir besoin de la demande du Sud. Le marché chinois et son immense « classe moyenne » semblaient ouvrir une nouvelle voie pour l’industrie allemande et, bien sûr, pour son grand conglomérat automobile mondial : en 2010, Volkswagen enregistrait des ventes records de 6,29 millions de véhicules, avec une part de marché mondial de 11,4 %. La même année, Volkswagen est devenu le troisième constructeur automobile mondial, puis le deuxième à partir de 2016. En 2018, il a battu le record des ventes avec 10,8 millions de véhicules vendus. Les restes du miracle semblaient continuer à pousser l’Allemagne dans son domaine de prédilection : la production et la vente d’automobiles. Le reste de l’Europe n’avait rien d’autre à faire que célébrer la domination des exportations allemandes et d’attendre que quelques miettes économiques lui tombent dessus. Dans l’État espagnol, les miettes prendraient la forme d’un flux accru de touristes allemands et d’investissements immobiliers sur la côte, ainsi que du maintien, moyennant le paiement d’importantes sommes d’argent public, d’usines automobiles allemandes en Espagne.
Le rapport Draghi
Le 17 septembre, Mario Draghi, l’homme présenté comme ayant sauvé l’euro de l’autodestruction et qui a pris la tête du gouvernement italien pendant la terrifiante deuxième année de la pandémie, a présenté à Strasbourg son rapport sur la compétitivité européenne – désormais connu comme Rapport Draghi. Rien ne laissait présager que le contenu du rapport parrainé par le banquier central le plus connu d’Europe serait différent des nombreux rapports d’autocélébration publiés régulièrement par l’Union, qui tendent à brosser le tableau d’un avenir de prospérité, de démocratie et d’État-providence qui, depuis plus d’une décennie, ne correspond pas à la réalité. Mais Draghi a tenu des propos fondamentaux :
« Le point de départ est que l’Europe est confrontée à un monde qui subit des changements spectaculaires. Le commerce mondial ralentit, la géopolitique se fracture et la vitesse des changements technologiques s’accélère. C’est un monde où les modèles économiques établis de longue date sont remis en question et où les principales dépendances économiques deviennent soudainement des vulnérabilités géopolitiques. De toutes les grandes économies, l’Europe est la plus exposée à ces changements. Nous sommes les plus ouverts : notre ratio commerce/PIB est supérieur à 50 %, contre 37 % pour la Chine et 27 % pour les États-Unis. Nous sommes également les plus dépendants : nous dépendons d’une poignée de fournisseurs de matières premières essentielles et nous importons plus de 80 % de notre technologie numérique. Les prix de l’énergie sont les plus élevés : les entreprises de l’UE doivent faire face à des prix de l’électricité 2 à 3 fois plus élevés qu’aux États-Unis et en Chine. Et les prix du gaz sont 4 à 5 fois plus élevés. Nous sommes très en retard dans le domaine des nouvelles technologies : seules quatre des 50 premières entreprises technologiques mondiales sont européennes. L’Europe est prisonnière d’une structure industrielle statique, avec peu de nouvelles entreprises émergeant pour perturber les industries existantes ou développer de nouveaux moteurs de croissance. En fait, aucune entreprise européenne dont la capitalisation boursière dépasse 100 milliards d’euros n’a été créée de toutes pièces au cours des cinquante dernières années ».
L’Europe en difficulté
Sous l’œil attentif d’Ursula Von der Leyen – qui avait l’air de parrainer un gala de charité pour les pauvres dans la paroisse de son quartier aisé de Bruxelles –, le banquier a ensuite exposé les raisons pour lesquelles l’Europe perd la bataille de la concurrence dans la nouvelle configuration du capitalisme mondial : l’Europe a perdu des parts de marché au niveau mondial et est loin derrière la Chine dans les nouvelles industries vertes décarbonées. Pour compléter le tableau, les fluctuations géopolitiques, dans lesquelles l’Europe est plus un observateur qu’un acteur, en Ukraine et au Moyen-Orient, ont perturbé les chaînes d’approvisionnement en énergie et en matières premières. L’Europe n’a pas de productivité du travail significative et ses projections démographiques sont clairement à la baisse, de sorte que ni la voie, qualitative, du changement technologique et de la productivité, ni la voie, quantitative, de la croissance de la main-d’œuvre ne devraient apporter de croissance à la zone euro dans les années à venir. Et sans croissance, c’est tout l’édifice de l’Union européenne et le mode de vie qu’elle soutient, à commencer par le financement de ses États-providence, qui sont menacés.
Le ton autocritique et analytique de Draghi est d’autant plus surprenant qu’il y a seulement trois ans, en 2021, l’Union européenne a lancé le programme Next Generation à grand renfort de trompettes et de tambours de joie. Le discours d’accompagnement de Next Generation était aux antipodes du rapport Draghi, grâce à l’émission conjointe d’obligations européennes, une somme rondelette censée servir de levier à l’Europe pour mener le monde dans sa transition vers une économie décarbonée et un capitalisme vert. En Espagne, le gouvernement de Pedro Sánchez et de l’UN Podemos a fêté l’accord comme il se doit, avec un Pablo Iglesias euphorique, brièvement nommé à la tête du plan. Le gouvernement « le plus progressiste de l’histoire » s’est ensuite empressé d’arroser de millions Iberdrola et Telefónica, qui ne sont pas exactement des start-ups, non seulement pour qu’ils les empochent directement, mais aussi pour gérer les appels d’offres publics destinés à allouer à leur guise les fonds aux sous-traitants, tout en faisant grimper le cours de leurs actions en bourse. Rien de très différent n’a été fait dans les autres États européens : donner de l’argent aux entreprises publiques de chaque pays pour augmenter leur capitalisation boursière.
Réindustrialisation et surproduction
Trois ans plus tard, Draghi affirme que la mise en œuvre d’une politique de réindustrialisation verte au niveau des États, plutôt qu’au niveau de l’UE, a généré encore plus de capacités de production excédentaires, aggravant ainsi la crise de la compétitivité. Cela peut être interprété comme un plaidoyer en faveur d’une restructuration de la capacité de production européenne selon les critères dictés par l’Allemagne pour convenir à son industrie d’exportation.
Après tout, la capacité de restructurer la division européenne du travail a été historiquement le pouvoir que l’Allemagne a eu sur l’espace européen en échange de son statut de financeur central du processus d’unification. Et pour résoudre la relégation déjà évidente de l’Europe dans la nouvelle répartition mondiale du pouvoir capitaliste, Draghi avance un chiffre : si les pays membres ne déboursent pas chaque année l’équivalent de 4 % du PIB européen en investissements publics au cours des prochaines années par l’émission d’obligations mutualisées, l’Europe continuera d’aggraver sa crise. Ce chiffre, insiste Draghi, est un minimum. Il s’agit de ce qui est nécessaire pour éviter que la crise ne s’aggrave.
Contrairement à ce que le rapport appelle la phase précédente d’« hypermondialisation » l’Europe ne devrait avoir aucun problème à ce que ce soit l’État, et non l’initiative privée, qui maintienne en vie le capital productif restant sur le continent. Il est clair qu’il sera difficile, voire impossible, d’atteindre de tels chiffres d’investissement public. On peut donc s’attendre à une politique de non-croissance économique au cours des prochaines années, avec toutes les conséquences que cela aura sur les services publics. Draghi met en garde : l’Europe ne doit pas craindre le protectionnisme après le virage pris par Joe Biden dans cette direction, que Trump ne manquera pas d’accentuer. L’Europe a déjà imposé des droits de douane sur les voitures électriques chinoises, mais, selon Draghi, elle doit veiller à ne pas entrer dans des guerres commerciales qui renchérissent les matières premières de base et les semi-conducteurs dont l’industrie européenne a besoin et qu’elle ne produit pas elle-même.
L’implosion allemande
Sans être directement rédigé par l’Allemagne, le rapport Draghi est une sorte de sifflet à chien (« dog whistle ») dont la signification cachée est la crise profonde de l’industrie exportatrice allemande. Si l’invasion de l’Ukraine en 2022 a clarifié une chose, c’est la place géopolitiquement subordonnée de l’Allemagne vis-à-vis des États-Unis, selon l’ordre établi après la Seconde Guerre mondiale. Les États-Unis ont forcé l’Allemagne à cesser d’acheter du gaz russe et l’ont obligée à acheter du gaz naturel liquéfié beaucoup plus cher aux États-Unis. La hausse du prix du gaz n’est pas la cause principale de la baisse de rentabilité des industries exportatrices allemandes, qui s’explique plutôt par le fait que la Chine a rattrapé l’Allemagne en termes technologique et de production de biens d’équipement, mais elle a évidemment porté un coup supplémentaire à la structure de ses dépenses. Et surtout, l’augmentation de la facture énergétique de l’Allemagne a été le premier signe visible de la crise du modèle allemand. Le deuxième est sans aucun doute la crise de l’industrie automobile, en particulier celle de son géant Volkswagen.
Le rapport examine également la crise du secteur automobile du point de vue de ce qui devait être sa planche de salut selon la Next Generation, la production de véhicules électriques. « Le secteur automobile est un exemple clé du manque de planification de l’UE, qui a conduit à une politique climatique sans politique industrielle. L’objectif ambitieux de zéro émission pour les moteurs à combustion d’ici 2035 conduira à l’élimination de facto des nouvelles immatriculations de véhicules à moteur à combustion interne et à la pénétration rapide du marché par les véhicules électriques. L’UE n’a pas répondu à ces aspirations par un effort synchronisé de transformation des chaînes d’approvisionnement. Par exemple, ce n’est qu’en 2017 que la Commission a lancé l’Alliance européenne pour les batteries afin de créer une chaîne de valeur des batteries en Europe, alors que l’Europe dans son ensemble est très en retard dans l’installation d’infrastructures de recharge. La Chine, en revanche, s’est concentrée sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement des véhicules électriques depuis 2012 et, par conséquent, a progressé plus rapidement et à plus grande échelle, ce qui lui permet aujourd’hui de se situer une génération en avance. »
La situation est totalement différente de la période de la crise financière de 2008 : loin de l’Allemagne arrogante et promouvant la discipline, par l’intermédiaire du premier gouvernement Merkel et de son chancelier Schäuble, Allemagne est aujourd’hui soumise à la puissance atlantiste des États-Unis, qui semble ne trouver d’autre solution à sa très profonde crise productive que d’augmenter autant que nécessaire les niveaux de dépenses publiques. Jusqu’à ce que l’ampleur de la débâcle de Volkswagen soit connue du public, le gouvernement tripartite des libéraux du SPD, des Verts et du FDP a traversé la tempête grâce à ce mécanisme, tout en maintenant la rhétorique de la transition énergétique et du nouveau capitalisme vert. Cette semaine, Olaf Scholz a limogé le ministre des Finances du FDP – les libéraux – pour avoir refusé de relever le plafond de la dette pour le budget de l’année prochaine. Le fragile gouvernement de coalition s’est effiloché et Olaf Scholz fera l’objet d’une motion de censure, qui pourrait être suivie d’élections en mars, lesquelles seront certainement suivies d’un retour de l’austérité en Europe.
Et comme le dit le rapport Draghi sans le dire ouvertement, le sort de l’Allemagne est le sort de l’Europe. Et aussi de sa colonie du sud de l’Espagne, où, pour l’instant, ils ont laissé le gouvernement « progressiste », toujours ami du SPD, gérer des niveaux de dette publique suffisants pour maintenir un minimum de paix sociale.
Cet article a été publié par Zona de estrategia. Traduit par Fabrice Thomas.
Le 8 novembre 2024