Revue et site sous la responsabilité du Bureau exécutif de la IVe Internationale.

Entre l’effroi et la folie L’Argentine à l’heure de Milei

par Nicolas Menna
Manifestation de piqueteros en 2022. DR Franco Fafasudi

« Entre l’effroi et la tendresse, l’heure matinale,
l’homme travaille, dans la folie,
pour demain, pour demain. »
— Silvio Rodríguez

Nous assistons probablement à une crise organique du capital à l’échelle mondiale. Le système impérialiste d’après-guerre, vainqueur de la guerre froide, se trouve aujourd’hui fragilisé et contesté dans de nombreuses régions du monde. L’émergence de courants d’extrême droite qui soutiennent le néolibéralisme et son ethos autoritaire s’installe dans les pays du noyau impérialiste et, avec des déclinaisons différentes, dans des pays de la périphérie ou de la semi-périphérie, comme le Brésil et l’Argentine de Milei.

Le gouvernement de Javier Milei a mis en œuvre une série de mesures qui ont profondément transformé l’économie argentine, avec le démantèlement du secteur public, la dérégulation des marchés pour favoriser les grandes entreprises et les investisseurs étrangers, la dévaluation de la monnaie en vue d’une éventuelle dollarisation, et la promotion d’un capitalisme sans restrictions comme solution à la crise économique. Ces initiatives incluent des réductions drastiques des subventions à l’énergie et aux transports, des licenciements massifs dans le secteur public, le gel des projets d’infrastructure et le plafonnement des salaires et des retraites en dessous du niveau de l’inflation.

Les effets de ces politiques ne se sont pas fait attendre. En 2024, l’économie argentine a enregistré une contraction de 3,5 %, soit la plus forte baisse parmi les économies du G20, dépassée uniquement par Haïti et le Soudan du Sud. Bien que l’inflation mensuelle ait ralenti, les prix restent 190 % plus élevés qu’un an auparavant. Les dépenses publiques ont été réduites de 30 % en termes réels, touchant profondément des secteurs clés tels que les infrastructures (– 74 %), l’éducation (– 52 %), le développement social (– 60 %), la santé (– 28 %) et l’aide fédérale aux provinces (– 68 %).

Les conséquences sociales ont été sévères, avec une augmentation significative des taux de pauvreté et de chômage, touchant particulièrement les secteurs les plus vulnérables. L’effondrement de la production industrielle et la fermeture d’entreprises, à un rythme moyen de 40 par jour, ont provoqué plus de 600 000 suppressions d’emplois. Cette situation ne peut que s’aggraver, exacerbée par une hausse du coût de la vie alimentée par un décalage du taux de change peso/dollar, qui affaiblit la compétitivité face à une vague imminente d’importations.

Les données économiques de l’Institut national de statistiques (INDEC) sont préoccupantes. Sur une base annuelle, la contraction a atteint 3,3 %, accumulant un recul de 3,1 % depuis le début de l’année, selon l’Estimation mensuelle de l’activité économique (EMAE). Douze secteurs clés ont enregistré des baisses significatives, notamment la pêche (– 25,2 %), la construction (– 16,6 %), le commerce (– 8,3 %) et l’industrie manufacturière (– 6,2 %), reflétant un affaiblissement du marché intérieur, qui représente 80 % de l’économie. En revanche, l’exploitation des mines et des carrières (+ 7,6 %) et le secteur énergétique, avec une croissance de 23,4 % des exportations de combustibles et d’énergie, offrent un peu d’optimisme en termes de revenus en devises.

Dans le même temps, les réformes mises en place, telles que la « Loi des Bases » et les mesures fiscales, ont engendré une crise sociale de grande ampleur. Bien que certains progrès macroéconomiques soient considérés positivement d’un point de vue néolibéral, les contradictions persistent 1.

Malgré ce panorama complexe, un an après son investiture, il n’y a pas eu le débordement social que beaucoup espéraient.

Au contraire, on peut dire que le gouvernement traverse une phase de stabilisation. Dans la rue, une relative passivité prévaut, obtenue notamment grâce à la forte répression des premiers jours : application du protocole anti-blocages, persécutions et chantage envers les mouvements de chômeurs, etc. Une manifestation sur trois a été réprimée par la police. Au Parlement, l’opposition aux lois sur les super-pouvoirs ou « les bases » a été contournée par l’adoption de décrets d’urgence (DNU) ou de lois soutenues par des alliances avec le Pro2, les radicaux et une partie du péronisme. De plus, tous les projets de loi visant à détendre la situation, comme le budget pour les universités ou l’augmentation des retraites, ont été rejetés par le veto présidentiel.

Pour tenter d’identifier les raisons de cette relative stabilité, nous nous efforçons de comprendre la situation de la classe ouvrière, d’analyser la pénétration de l’idéologie libertarienne et sa relation avec les forces sociales existantes.

Une nouvelle structure économique et sociale

Dans l’imaginaire d’une grosse partie de la population, il existe une représentation atemporelle de la société argentine, héritée des processus d’industrialisation de la première moitié du siècle dernier, où les projets péronistes et « desarrollistas » 3ont contribué à l’émergence d’une société « capitaliste avancée » avec une capacité industrielle, et par conséquent, une classe ouvrière et des « classes moyennes » très étendues. Ces deux classes se réfèrent à deux cultures politiques bien différenciées : les masses populaires s’identifient essentiellement au péronisme comme expression de « l’être national », tandis que les couches moyennes, par opposition ou par peur du déclassement, se sont réfugiées dans un anti-péronisme qui atteint des degrés de violence très élevés.

La dictature militaire de 1976-1983 a apporté un projet nouveau : celui du néolibéralisme comme réponse à la crise du capitalisme des années 1970. Ce programme a été adopté par la bourgeoisie argentine avec une grande clarté idéologique et stratégique : briser la classe ouvrière, considérée comme un problème majeur en raison de son haut niveau de combativité et de résistance. La dictature n’ayant pas réussi à se débarrasser des mouvements ouvriers, c’est paradoxalement le péronisme lui-même, s’étant pourtant érigé en défenseur de la classe ouvrière, qui lui a infligé une défaite. Le gouvernement de Carlos Menem (1989-1998) a en effet mis en pratique ce que la dictature n’avait fait qu’esquisser : une modification radicale du pays, confirmant le retrait de l’intervention de l’État, la re-primarisation de l’économie et la réduction de fait de la capacité d’organisation de la classe. La désarticulation des masses populaires, la précarité croissante et la rupture de leurs formes d’organisation ont concrétisé un changement structurel dans leur composition.

Les mouvements populaires comme celui des piqueteros et des travailleurs sans emploi ont développé des organisations de soutien à l’échelle des quartiers et ils ont récupéré le répertoire du mouvement ouvrier avec les « soupes populaires » et les piquets de grève, tout en leur donnant un caractère permanent, À la fin des années 1990, ils ont été protagonistes des luttes ayant provoqué la chute du gouvernement de Fernando De la Rúa.

Le gouvernement péroniste qui lui a succédé (le « kirchnérisme ») a mis entre parenthèses cette stratégie, mais n’a pas réussi à inverser le processus de restructuration sociale en cours. Les gouvernements de diverses tendances qui ont suivi ont eu comme effet de confirmer la crise de ce modèle. Le fait qu’aucun des présidents suivants n’ait réussi à se faire réélire illustre le refus et la défaite de ces politiques, mais confirme également la modification structurelle de la classe.

Un chiffre rend compte à lui seul de ce changement, celui sur l’évolution du travail informel : quasiment inexistant dans les années 1970, il a connu une croissance constante pour atteindre 32,6 % dans les années 1990, grimper à 49,5 % avant la crise de 2001 et se situer aujourd’hui autour de 36 % 4 Une organisation structurelle du travail informel s’est donc installée dans le pays depuis plus de 30 ans.

Le projet de Milei bénéficie donc du soutien de la fraction de la bourgeoisie la plus étroitement liée au système impérialiste, et cela en raison de la promesse d’infliger une défaite définitive à la classe ouvrière.

En particulier, ce soutien se manifeste de manière très palpable dans les médias, qui fonctionnent presque comme des organes de propagande.

Le rôle des médias

Dans les Documents de Santa Fe I et II5, les États-Unis ont esquissé leur stratégie de domination pour l’Amérique latine dans l’ère post-dictatoriale. Ces documents rédigés à la fin des années 1980 mettent en avant deux axes fondamentaux pour assurer leur influence : le contrôle des structures permanentes de l’État (comme le pouvoir judiciaire, l’appareil policier et l’armée) et celui des médias, devenus un outil clé pour consolider leur hégémonie culturelle et politique tout en étouffant les voix dissidentes. Ces textes préfigurent ce que l’on appelle aujourd’hui le lawfare, mais leur portée dépasse ce cadre : ils révèlent les relations intimes entre les classes dirigeantes locales, les structures étatiques et le système impérialiste.

Sous le gouvernement de Menem, un processus accéléré de concentration médiatique s’est opéré, facilité par la dérégulation de l’État et la privatisation des entreprises de télécommunications (téléphonie et services informatiques naissants à l’époque). Le principal bénéficiaire de ce processus – bien qu’il ne soit pas le seul – a été le groupe Clarín. Aujourd’hui, ce dernier domine une grande partie de la production audiovisuelle (via ses chaînes et le contrôle des grilles de ses distributeurs de câble), des télécommunications (fournisseurs d’accès à Internet), ainsi que les principales chaînes d’information (TN, Canal 13) et de retransmission sportive, notamment le football (TyC) 6.

Dans ce contexte, les réseaux sociaux ont amplifié l’idéologie de la classe dominante propagée par les médias traditionnels. L’adoption initiale de l’idéologie libertarienne par un groupe social disposant d’un fort accès aux réseaux sociaux et d’une capacité d’influence importante grâce à elles ne doit pas être ignorée. Les liens entre ces plateformes numériques et les médias « classiques » sont étroits, et ensemble ils fonctionnent selon une logique de saturation de l’opinion publique.

Ce rôle des médias ne doit pas être sous-estimé, en particulier lorsque leur monopole accompagne le processus de désarticulation de la classe ouvrière décrit précédemment. Privés de soutien social et politique, isolés par l’individualisme néolibéral, les membres de cette classe se trouvent désarmés face au bombardement constant des messages médiatiques. Ces derniers recourent à des stratégies de guerre psychologique – journalisme de guerre 7 – pour imposer non seulement leur agenda immédiat, mais également une vision du monde à long terme.

L’effondrement du péronisme et la marginalité de la gauche

Le péronisme a longtemps servi de canal pour les aspirations des majorités populaires, intégrant l’idée de Nation et la dignité des travailleurs. Cette identification a laissé peu de marge à la gauche marxiste, malgré son rôle fondateur dans l’émergence du mouvement ouvrier, initialement porté par des vagues d’immigrant·es européen·nes ayant importé leurs organisations et idéologies. Certaines de ces tendances, comme le syndicalisme et des éléments de socialisme, ont contribué à la genèse du péronisme.

Cependant, la dynamique de concurrence a engendré une hostilité mutuelle entre les deux mouvements 8. Le Parti communiste argentin (PCA), alors majoritaire dans la classe ouvrière, a pris des positions qui l’ont progressivement isolé, amorçant un déclin qui l’a relégué dans les classes moyennes. Dans ce vide, des organisations trotskistes ont émergé, gagnant en importance, notamment dans les années 1970. Leur fusion avec le guévarisme, à cette époque, a permis de porter le marxisme révolutionnaire à son apogée. Parallèlement, grâce à l’influence de la Révolution cubaine, le guévarisme a également influencé le péronisme, l’orientant brièvement vers la gauche.

Cet élan de la lutte des classes a été brisé par le coup d’État de 1976, marquant le début de la transformation néolibérale 9.

Paradoxalement, avec la fin de la dictature, le péronisme s’est consolidé comme une identité populaire. Pourtant, cette identification symbolique contrastait avec les réalités pratiques des gouvernements péronistes, à commencer par celui de Carlos Menem (1989-1998), qui a adopté le programme du Consensus de Washington10 et concrétisé la restructuration néolibérale.

Ce modèle menemiste a implosé lors de la crise de 2001, résorbée, non sans contradictions, par le péronisme lui-même à travers les gouvernements kirchnéristes. Ces gouvernements ont tenté de mettre en œuvre un programme « néo-desarrollista », centré sur une redistribution des revenus (mais pas de la richesse ni de sa concentration) et une relative autonomie face à l’impérialisme.

Politiquement, ils ont instauré une alliance inédite entre les masses populaires et une partie de la classe moyenne « progressiste » 11. Cette période a vu l’adoption de nombreuses mesures progressistes, dont la plus emblématique est le « mariage pour tous ».

Toutefois, le « modèle kirchnériste » est devenu insoutenable dès 2008, après la défaite face à la rébellion fiscale du « campo » (les secteurs concentrés de l’agriculture). Les années suivantes ont été marquées par une stagnation économique accompagnée d’une érosion progressive, notamment alimentée par l’offensive médiatique.

Le gouvernement péroniste suivant n’a pas amélioré les conditions de vie de la classe ouvrière ni établi un rapport de forces favorable à un projet de redistribution. Cela a renforcé le désenchantement de larges segments des classes populaires, confirmant l’effondrement progressif de sa représentation traditionnelle.

Le syndicalisme absorbé par le système

Le péronisme et ses modes d’articulation avec la société ont profondément évolué sous l’effet de la transformation néolibérale. D’un côté, il s’est enraciné en renforçant une structure clientéliste et, de l’autre, il a intégré un agenda libéral, principalement sur le plan économique, mais aussi, dans certains cas, politique, lorsque l’équilibre interne s’est déplacé en faveur des secteurs les plus progressistes.

Cependant, les mutations structurelles du pouvoir ont eu des impacts très importants non seulement sur le Parti justicialiste mais également sur les organisations syndicales. La Confédération générale du travail (CGT), organisation phare du mouvement ouvrier et longtemps considérée comme « la colonne vertébrale du péronisme », a également vu son rôle décliner de façon marquée depuis le retour à la démocratie.

Plusieurs facteurs expliquent cette perte d’influence. L’expansion de l’économie informelle et la réduction du nombre total d’emplois industriels – passés de 25 % de la population économiquement active dans les années 1980 à environ 15 % aujourd’hui – ont affaibli sa capacité de pression. Par ailleurs, l’assimilation progressive de ses dirigeants à la classe bourgeoise a accentué ce déclin. D’abord par la gestion des « Obras Sociales » (des mutuelles de santé, qui constituent une source de revenus clé pour les syndicats), puis par leur transformation en entrepreneurs via la sous-traitance.

Aujourd’hui, leurs principales préoccupations sont la défense de leurs ressources financières (« la caisse ») et le maintien de leur part de pouvoir. Ce glissement des priorités de la CGT n’aurait pas été possible sans le soutien implicite d’une partie des travailleurs, qui adoptent également une attitude défensive face à la précarisation croissante.

Cette fracture de la classe ouvrière a engendré une rupture entre les secteurs les plus précarisés et les travailleurs organisés. Cette division s’accompagne d’une méfiance mutuelle : les syndicats perçoivent les travailleur·ses précaires avec crainte, redoutant de sombrer dans leur situation, tandis que ces derniers considèrent les salarié·es syndiqué·es comme des privilégié·es.

La gauche, incapable de dépasser ses limites

Tandis que le péronisme et son artère syndicale perdaient du terrain, la gauche a donné vie à différents courants (guévaristes, national-populaires, PCA et ses satellites…) avec des degrés d’implantation variables. Certaines ont su s’enraciner dans les classes populaires au cours des années 1990 et au début du siècle mais, aujourd’hui, la plupart ont été absorbées par le kirchnérisme en raison de l’attrait suscité par les politiques néo-keynésiennes et néo-desarrollistas dans les milieux de gauche.

Les courants trotskistes regroupés au sein du FIT-U conservent une certaine pertinence. Bien que leurs principales composantes, le Parti ouvrier et le PTS, aient réussi à occuper une place importante dans des fronts sociaux 12, 13 elles peinent à s’implanter durablement dans les masses populaires 14. Celles-ci rejettent majoritairement leur discours et leurs pratiques militantes souvent perçues comme maximalistes, « déconnectées de la réalité » et faisant abstraction du rapport de forces existant. Avec leur posture anti-nationaliste, jugée « anti-populaire », ces courants sont marginalisés et accusés d’ignorer la question de la dépendence à l’imperialisme.

Disponibilité hégémonique (et contre-hégémonique?)

Les transformations structurelles de la société argentine, marquées par l’essor du précariat et de l’économie informelle, l’affaiblissement des acteurs politiques traditionnels comme le péronisme, l’érosion des réseaux de solidarité et l’omniprésence de l’idéologie de l’individualisme, ont engendré une situation de disponibilité hégémonique 15 au sein des masses populaires. Cette dynamique se manifeste particulièrement dans le sous-prolétariat 16, désormais perméable à de nouvelles influences politiques.

Toutefois, des signes de résistance commencent à émerger. Les grandes mobilisations ouvrières et la grève générale, le mouvement universitaire, les manifestations féministes, ainsi que les assemblées multisectorielles liées aux syndicats ou aux secteurs auto-organisés (autoconvocados), montrent une structuration progressive.

Ces dynamiques, bien que prometteuses, peinent encore à construire une force politique capable d’organiser la résistance et de défier réellement la continuité de ce projet néolibéral. Le péronisme, divisé et en proie à des conflits internes, n’a pas encore clarifié quelle faction prendra l’ascendant. Mais même une fois ces querelles tranchées, rien ne garantit une rupture avec le statu quo. Quant à la gauche, elle n’a pas su formuler une stratégie capable d’embrasser les aspirations des masses populaires et de leur offrir une véritable orientation révolutionnaire.

L’enjeu ne se limite pas à vaincre Milei – bien que cela soit crucial – mais à défaire un projet néolibéral-autoritaire qui aspire à l’hégémonie. Une contre-hégémonie ne se décrète pas : elle se construit dans la praxis, à travers l’élaboration d’un projet alternatif, culturel et politique, capable de transcender le cadre actuel et d’incarner les aspirations collectives d’indépendance et d’émancipation des masses populaires.

Le 14  décembre 2024

 

Nicolas Menna est militant argentin au sein du NPA-L’Anticapitaliste et membre de la IV e Internationale.

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