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Les menaces qui pèsent sur une Syrie démocratique et progressiste

par Joseph Daher

Les classes populaires syriennes doivent s’organiser pour satisfaire les aspirations initiales de la révolution syrienne

Peut-on reproduire en Syrie le modèle du coup d’État égyptien ? L’ancien régime et ce qu’il en reste sont-ils la principale menace pour la Syrie ? Ou est-ce que la principale menace aujourd’hui est que HTC et les forces régionales et internationales qui le soutiennent cherchent à imposer un nouveau type de régime autoritaire ? Dans cet article fouillé, Joseph Daher répond à ces questions en analysant d’abord la menace que représentent les vestiges de l’ancien régime, puis la manière dont le HTC cherche à asseoir son pouvoir sur la nouvelle Syrie.

La chute du régime de Bachar el-Assad s’inscrit dans la continuité des processus révolutionnaires qui ont débuté au Moyen-Orient et en Afrique du Nord en 2011. Le renversement du régime de la famille Assad au pouvoir depuis 1970 est le produit de toutes les luttes qui ont été menées depuis le soulèvement populaire de mars 2011. L’offensive militaire conduite par les groupes d’opposition armés, qui a débuté en novembre 2024, lui a porté le coup de grâce quelques semaines plus tard, en décembre.

De nombreuses questions se posent quant à l’avenir de la Syrie, et notamment au sujet des principales menaces qui pèsent sur la mise en place d’une société démocratique. Certains commentateurs, intellectuels et activistes libéraux et démocrates se sont focalisés sur les « feloul », c’est-à-dire les résidus de l’ancien régime, en particulier les secteurs de la sécurité et de l’armée, comme étant la principale menace actuelle pour le pays. Sur les réseaux sociaux, il est souvent fait mention d’un scénario égyptien, celui du coup d’État mené par Sisi contre le président Morsi, qui faisait partie de la confrérie des Frères musulmans, en juillet 2013.

D’un autre côté, une partie des commentateurs et des démocrates est relativement peu critique, voire pas du tout, à l’égard de ce gouvernement dirigé par les HTC. Ils saluent généralement la façon dont le groupe salafiste conduit la transition.

Cet article se propose d’étudier les principales menaces qui pèsent sur l’avenir démocratique de la Syrie, autrement dit pour la justice sociale et l’égalité de tous et toutes dans le pays. En premier lieu, il analysera la menace représentée par les résidus de l’ancien régime, puis il examinera la politique du HTC en vue de consolider son pouvoir sur la nouvelle Syrie.

Quelle était la nature du régime Assad ?

Tout d’abord, il est important d’analyser la nature de l’ancien régime. La famille Assad avait établi un régime despotique et patrimonial en Syrie. Ce régime despotique et patrimonial était un système de pouvoir autocratique et héréditaire absolu qui reposait sur l’appropriation de l’État par un petit groupe d’individus liés par des liens familiaux, tribaux, communautaires et clientélistes, dont le symbole était le palais présidentiel occupé par Bachar al-Assad et sa famille. Les forces armées étaient dominées par une garde prétorienne (force dont l’allégeance va aux dirigeants et non à l’État) incarnée par la quatrième brigade commandée par Maher al-Assad, tout comme les ressources économiques et les organes moteurs de l’administration. Le régime syrien a instauré un capitalisme de copinage dominé par un petit groupe d’hommes d’affaires totalement dépendants du palais présidentiel (Bachar al-Assad, Asma al-Assad et Maher al-Assad), qui ont profité de la position dominante garantie par ce dernier pour amasser des fortunes considérables. La nature rentière de l’économie a également renforcé la nature patrimoniale de l’Etat. En d’autres termes, les centres de pouvoir (politique, militaire et économique) au sein du régime syrien étaient concentrés au sein d’une famille et de sa clique, les Assad, à l’instar de ce qu’il en était en Libye sous Mouammar Kadhafi, en Irak sous Saddam Hussein ou dans les monarchies du Golfe. Cela a poussé le régime à utiliser toute la gamme des ressources violentes à sa disposition pour protéger son pouvoir.

La mise en place de ce système patrimonial moderne a commencé sous la direction d’Hafez al-Assad, après son arrivée au pouvoir en 1970. Il a patiemment construit un État dans lequel il pouvait asseoir son pouvoir par divers moyens tels que le communautarisme confessionnel, le régionalisme, le tribalisme et le clientélisme, qui étaient gérés au moyen de réseaux informels de pouvoir et de parrainage. Cette politique s’est accompagnée d’une répression brutale de toute forme de dissidence. Ces outils ont permis au régime d’intégrer, de renforcer ou d’affaiblir des groupes appartenant à des ethnies et à des communautés religieuses diverses. Cela s’est traduit au niveau local par la collaboration de différents éléments inféodés au régime, notamment des fonctionnaires de l’État ou du Ba’th, des agents des services de renseignement et des membres influents de communautés locales (religieux, représentants de tribus, hommes d’affaires, etc.) qui en assuraient la direction. Hafez al-Assad a également ouvert la voie à la libéralisation de l’économie, en opposition aux politiques radicalement étatiques des années soixante.

L’arrivée au pouvoir de Bachar al-Assad en 2000 a considérablement renforcé la nature patrimoniale de l’État, avec un poids croissant des « capitalistes de connivence ». Le renforcement des politiques néolibérales du régime a conduit à un glissement croissant de sa base sociale, constituée à l’origine de paysans, de fonctionnaires et de quelques franges de la bourgeoisie, vers une sorte de coalition au cœur de laquelle se trouvent les « capitalistes de connivence » - l’alliance de courtiers politiques en quête de rente (menée par la famille de la mère d’Assad, les Makhlouf) et la bourgeoisie qui soutient le régime et les classes moyennes supérieures. Ce glissement s’est accompagné de l’affaiblissement des organisations corporatistes traditionnelles de travailleurs et de paysans et des réseaux qu’elles entretenaient, ainsi que de la cooptation à leur place de représentants des milieux d’affaires et de la classe moyenne supérieure. Toutefois, cela n’a pas permis de contrebalancer ou de compenser son ancienne source de soutien. Plus généralement, la nature patrimoniale renforcée de l’État et l’affaiblissement de l’appareil du parti Ba’th et des organisations corporatistes ont rendu les liens clientélistes, tribaux et sectaires d’autant plus importants, ce qui s’est reflété dans la société.

Après le soulèvement de 2011, la répression et la politique du régime se sont largement appuyées sur sa principale assise, ancienne et nouvelle : les capitalistes de copinage, les services de sécurité et les grandes institutions religieuses liées à l’État. Dans le même temps, il a mis à profit ses réseaux en faisant jouer les liens sectaires, clientélistes et tribaux pour obtenir un soutien populaire. Au cours de la guerre, l’accentuation de la dimension communautaire et clientéliste alaouite du régime lui a permis d’éviter des désertions importantes, tandis que les liens clientélistes ont été essentiels pour attacher au régime les intérêts de groupes sociaux disparates.

L’assise populaire du régime a mis en évidence la nature de l’État et la manière dont l’élite au pouvoir était liée au reste de la société, ou plus précisément ici à sa base populaire, par un mélange de formes modernes et archaïques de relations sociales, et non dans le cadre d’une société civile étendue et structurée. Le régime ne pouvait s’appuyer que sur des pouvoirs coercitifs, ce qui impliquait des opérations de répression et l’instauration de la peur, mais pas seulement. Le régime a également pu compter sur la passivité, ou du moins l’opposition non-active, d’une grande partie des agents de l’administration urbaine et plus généralement des couches moyennes dans les deux principales villes de Damas et d’Alep, bien que leurs banlieues aient souvent été des foyers de révolte. Cela participait de l’hégémonie passive imposée par le régime.

De plus, cette situation a démontré que la base populaire du régime ne se limitait pas aux secteurs et groupes issus des populations alaouites et/ou des minorités religieuses, bien qu’ils soient prédominants, mais incluait des personnalités et des groupes de diverses communautés religieuses et ethniques qui apportaient leur soutien au régime. Plus généralement, de larges secteurs de la base populaire du régime, mobilisés au travers de leurs liens sectaires, tribaux et clientélistes, agissaient de plus en plus en tant qu’agents de la répression exercée par le régime.

Cette capacité de résilience a eu un prix, en plus d’accroître considérablement la dépendance du régime à l’égard d’États et d’acteurs étrangers. Les caractéristiques et les tendances anciennes ont été amplifiées. Un petit groupe de « capitalistes de connivence » a considérablement renforcé son pouvoir, alors que de larges secteurs de la bourgeoisie syrienne avaient quitté le pays en retirant massivement leur soutien politique et financier au régime. Cette situation a contraint le régime à adopter un comportement de plus en plus prédateur en aspirant les ressources qui lui étaient de plus en plus indispensables sur les milieux d’affaires restés dans le pays. Dans le même temps, les caractéristiques clientélistes, sectaires et tribales du régime ont été renforcées. L’identité sectaire alaouite du régime a été renforcée, en particulier dans les institutions clés telles que l’armée et, dans une moindre mesure, dans les administrations de l’État. Dans le même temps, les frustrations de la population alaouite se sont accrues ces dernières années en raison de l’appauvrissement continu de la société et des exactions des milices du régime à leur encontre.

Plus globalement, on comprend ainsi que le fait de considérer le régime comme uniquement alaouite, malgré l’alaouitisation de certaines institutions, notamment de son appareil répressif armé, ne permet pas de saisir sa dynamique et son mode de domination. En outre, le régime ne sert pas les intérêts politiques et socio-économiques de la population alaouite dans son ensemble, bien au contraire. Les morts de plus en plus nombreux dans l’armée et les diverses milices étaient en bonne partie des Alaouites ; l’insécurité et les difficultés économiques croissantes ont en fait créé des tensions et attisé l’animosité des populations alaouites à l’égard des responsables du régime.

« Considérer le régime comme purement alaouite, malgré l’alaouitisation de certaines institutions, en particulier de son appareil répressif armé, ne permet pas de saisir la dynamique du pouvoir et le système en place. »

La chute du régime a démontré sa faiblesse structurelle, à la fois militaire, économique et politique. Il s’est effondré comme un château de cartes. Cela n’est guère surprenant, car il semblait évident que les soldats n’allaient pas se battre pour le régime d’Assad au vu de la médiocrité de leurs salaires et des conditions qui leur étaient faites. Ils ont préféré fuir ou simplement ne pas se battre plutôt que de défendre un régime pour lequel ils n’ont que très peu de sympathie, notamment parce que beaucoup d’entre eux ont été enrôlés de force.

La dépendance du régime à l’égard de ses alliés étrangers est devenue cruciale pour sa survie, démontrant ainsi sa faiblesse. La Russie, le principal parrain international d’Assad, a détourné ses forces et ses ressources vers sa guerre impérialiste contre l’Ukraine. En conséquence, son engagement en Syrie a été nettement plus limité que lors d’opérations militaires comparables au cours des années précédentes. Ses deux autres principaux alliés, le Hezbollah libanais et l’Iran, ont été considérablement affaiblis par Israël depuis le 7 octobre 2023. Tel-Aviv a procédé à l’assassinat des dirigeants du Hezbollah, dont Hassan Nasrallah, a décimé ses cadres par ses attaques aux bipeurs et a pilonné ses positions au Liban. Le Hezbollah est sans aucun doute confronté à son plus grand défi depuis sa création. Israël a également lancé des vagues de frappes contre l’Iran, révélant ainsi ses faiblesses. Il a également intensifié les bombardements des positions de l’Iran et du Hezbollah en Syrie au cours des derniers mois.

Ses principaux soutiens étant ainsi accaparés et affaiblis, la dictature d’Assad se trouvait dans une position vulnérable. En raison de toutes ses faiblesses structurelles, du manque de soutien de la population, du manque de fiabilité de ses propres troupes et de l’absence de soutien international et régional, elle s’est avérée incapable de résister à l’avancée des forces rebelles, et ville après ville, son pouvoir s’est effondré comme un château de cartes.

Dans ce contexte, nous pouvons affirmer que le Palais présidentiel est politiquement mort. La famille d’Assad a quitté le pays, la quatrième brigade dirigée par Maher al-Assad n’existe plus en tant qu’unité militaire organisée et ce qui restait de ses principaux réseaux de pouvoir, que ce soient les copains-capitalistes, les chefs religieux ou chefs tribaux, etc. sont devenus inutiles et réduits à un petit nombre d’individus dépourvus de tout pouvoir. Entre-temps, certains chefs de tribus, leaders religieux et représentants des chambres économiques viennent de se rallier aux nouvelles autorités en place, comme en témoigne le fait qu’ils ont adopté le nouveau drapeau syrien.

Retour de l’ancien régime ?

Dans cette optique, le modèle du coup d’Etat égyptien est-il applicable en Syrie ? L’ancien régime et ses vestiges constituent-ils la principale menace pour la Syrie ? Je pense qu’il s’agit d’une analyse qui pose problème. Il y a deux raisons principales qui sont liées : la différence de nature du régime ainsi que le fait qu’une menace ne peut pas être réduite à des individus mais qu’elle est plutôt le fait de structures de pouvoir.

Contrairement à ce qui se passe en Syrie, la chute du dictateur Hosni Moubarak n’a pas signifié la fin du régime égyptien. Dans le cas de l’Egypte, le système politique ressemblait davantage à une forme de néo-patrimonialisme. Le népotisme et le copinage y étaient présents à travers la famille Moubarak et le sont encore aujourd’hui dans le gouvernement dirigé par Sisi. En d’autres termes, il s’agit d’un système républicain autoritaire institutionnalisé avec un degré plus ou moins élevé d’autonomie de l’État par rapport aux dirigeants qui sont susceptibles d’être remplacés. En effet, dans l’État égyptien, les forces armées constituent l’institution centrale du pouvoir politique. Aucune famille ne possède l’État au point d’en faire ce que ses membres désirent, comme ce fut le cas dans le régime syrien de la famille Assad. C’est le haut commandement militaire qui domine collégialement l’État égyptien. Cela explique pourquoi les militaires ont fini par se débarrasser de Moubarak et de son entourage pour sauvegarder le régime en 2011. Gamal Moubarak et ses acolytes ont été évincés de la coalition au pouvoir et les réseaux de l’ancien parti dirigeant, le Parti national démocratique, de même que le pouvoir du ministère de l’Intérieur, ont été ébranlés en conséquence.

Pareillement, même avec l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans lors de l’élection de Morsi à la présidence en 2012 cela ne signifiait pas la fin du régime égyptien dirigé par le haut commandement militaire. De plus, Morsi et la confrérie ont d’abord tenté de former une alliance directement avec l’armée dès les premiers jours du soulèvement en 2011, conscients qu’ils étaient de son poids politique et de son rôle répressif depuis des décennies. Dès les premiers jours de la révolution, la confrérie a agi comme un rempart contre les critiques et les protestations à l’égard de l’armée jusqu’au renversement de Morsi en juillet 2013. Avant cette date, ils ont dénoncé ceux qui manifestaient contre l’armée en les qualifiant de contre-révolutionnaires et de séditieux. La constitution de décembre 2012 soutenue par les Frères musulmans maintenait le budget de l’armée à l’abri du contrôle parlementaire et garantissait le pouvoir des forces armées. Morsi et les Frères musulmans se sont opposés aux mobilisations populaires et ouvrières en Égypte, les ont même réprimées et ont défendu l’armée. En effet, Morsi a nommé Sisi à la tête de l’armée en toute connaissance du fait qu’il avait fait emprisonner et torturer des protestataires.

Malgré tous les efforts de collaboration déployés par la Confrérie, l’armée a renversé Morsi et a réprimé massivement le mouvement des Frères musulmans et toutes les formes d’opposition, militante de gauche et démocrates inclus.es. En fin de compte, l’armée et la Confrérie représentaient des ailes différentes de la classe capitaliste, avec des soutiens régionaux différents, qui ne pouvaient pas trouver de solution de conciliation. L’armée, bien plus puissante, a finalement décidé de mettre en place son pouvoir dictatorial direct, au détriment de tout le monde en Égypte. Sisi a mis en place le régime le plus répressif que l’Égypte ait connu depuis des décennies, un régime néolibéral dictatorial qui a mis en œuvre de la manière la plus brutale l’ensemble des recommandations d’austérité du FMI, entraînant un appauvrissement massif et une inflation galopante.

Dans ce contexte, à aucun moment et jusqu’à aujourd’hui, le cœur du pouvoir en Egypte n’a été évincé, bien au contraire. Dans le cas de la Syrie, comme expliqué auparavant, les structures de pouvoir liées au Palais présidentiel n’existent plus et les comparaisons avec le scénario égyptien ne sont donc pas pertinentes.

Cela dit, des individus de l’ancien régime, en particulier des milices, des services de sécurité et de la quatrième brigade, peuvent représenter une menace pour la stabilité de la Syrie. Ils ont intérêt à alimenter les conflits à caractère communautaire, en particulier dans les régions côtières où ils sont principalement basés depuis la chute du régime d’Assad, et dans une moindre mesure à Homs. C’est ce qu’ont montré les attaques menées contre les forces du HTC près de la ville côtière de Tartous, qui ont fait 14 morts et 10 blessés le 25 décembre. En réponse, les forces du HTC ont lancé des opérations « à la poursuite des restes des milices d’Assad ». De même, l’Iran a également intérêt à créer de l’instabilité en jouant sur les tensions communautaro-confessionnelles par le recours à des individus liés à ses réseaux dans le pays.

« Les anciens collaborateurs du régime, en particulier ceux des milices, des services de sécurité et de la quatrième brigade, peuvent représenter une menace pour la stabilité de la Syrie. Ils ont tout intérêt à entretenir les poussées sectaires, en particulier dans les zones côtières, où ils sont largement implantés depuis la chute du régime Assad, et dans une moindre mesure à Homs ».

Certains des éléments liés à l’ancien régime étaient également impliqués dans les dernières mobilisations à Homs et dans les régions côtières qui ont fait suite à la diffusion sur les réseaux sociaux d’une vidéo montrant le saccage d’un sanctuaire alaouite à Alep, survenue quelques semaines avant. Pour autant, il ne faudrait pas en conclure que ces manifestations ne sont rien d’autres que des manipulations organisées de l’extérieur par l’Iran ou par des éléments de l’ancien régime ; il existe en effet des craintes au sein de la population alaouite à l’égard du nouveau pouvoir, le HTC, en lien avec des appels à la vengeance qui suivi la chute du régime.

Voilà pourquoi il faut être attentif à l’augmentation des incidents, jusqu’à présent isolés ou en tout cas sans caractère généralisé, de nature sectaire qu’on observe depuis la chute du régime, et en particulier aux exécutions et aux assassinats perpétrés dans une dynamique de vengeance. Cela a été le cas contre des individus qui ont été impliqués dans des crimes sous l’ancien régime, dans lesquels se mêlent souvent des motivations de vengeance à la fois politiques et sectaires, en particulier contre les Alaouites. Les crimes du régime Assad ont déchiré la société syrienne, laissant derrière eux un héritage d’atrocités et de souffrances généralisées. Dans ce contexte, il est nécessaire de mettre en place une action coordonnée pour répondre aux besoins immédiats des victimes et d’établir des mécanismes de justice transitionnelle globale et à long terme. Il est essentiel de s’attaquer aux séquelles de la brutalité systémique du régime Assad pour tracer la voie d’une paix durable. La justice transitionnelle peut jouer un rôle crucial dans la prévention des actes de vengeance et de l’aggravation des tensions intercommunautaires.

En plus d’un processus encourageant la justice transitionnelle et la punition de tous les individus impliqués dans des crimes de guerre, qu’ils appartiennent à l’ancien régime ou à des groupes armés de l’opposition, seul un nouveau cycle politique permettant une large participation par en bas des classes populaires pour débattre et décider des questions démocratiques et sociales les plus diverses peut restaurer la stabilité à longue échéance.

Conclusion

Les éléments résiduels de l’ancien régime, en particulier les services de sécurité et l’armée, constituent sans aucun doute une menace pour la stabilité de la Syrie à court terme, comme nous l’avons mentionné plus haut. Ils doivent être arrêtés et jugés pour leurs crimes.

Cependant, et sans sous-estimer les menaces que représentent ces groupes d’individus, ils ne constituent pas une menace au sens où ils pourraient revenir au pouvoir et réimposer une dictature. Ils n’ont pas les moyens politiques, militaires et économiques d’atteindre un tel objectif. Il est important de comprendre la nature du régime d’Assad et la différence avec le cas égyptien. Alors que l’ancien régime syrien est structurellement mort, comme en témoigne la disparition du Palais présidentiel et de ses réseaux, en Égypte, les centres de pouvoir au sein du haut commandement militaire sont restés au pouvoir en dépit de la chute de Moubarak en 2011 et de la présence de Morsi à la présidence entre juillet 2012 et juillet 2013.

La compréhension de ces différentes dynamiques est également importante pour contrer les accusations d’être des « feloul » (nostalgiques de l’ancien régime ndt) lancées par certains commentateurs et médias proches du nouveau pouvoir, le HTC, à l’encontre de tous ceux qui le critiquent ou manifestent contre lui. Cela permet de discréditer les individus et les groupes ainsi que leurs revendications politiques. De même, il y a quelques semaines, la manifestation en faveur d’un Etat démocratique et laïque de Damas a fait l’objet de telles accusations, car plusieurs personnes ont été présentées, parfois à tort, comme des partisans de l’ancien régime. Au-delà de la présence de quelques individus susceptibles d’être des partisans de l’ancien régime parmi des milliers et des milliers de manifestant.e.s, l’objectif réel était de jeter le discrédit sur la manifestation et les revendications qui s’y rattachaient. De plus, il y a une volonté de présenter des sujets tels que la laïcité et le socialisme comme étant associés à l’ancien régime et/ou à une importation occidentale afin de les discréditer.

En fait, ceci renvoie à la deuxième partie de l’article. Encore une fois, si des groupes d’individus liés à l’ancien régime constituent une menace pour la stabilité du pays, c’est la consolidation du pouvoir du HTC et de ses associés de l’Armée nationale syrienne (ANS), soutenue par la Turquie et le Qatar, qui constitue une véritable menace pour une Syrie démocratique et progressiste.

La consolidation du pouvoir du HTC, une menace pour une future Syrie démocratique et progressiste

Le rôle prépondérant de HTC dans l’offensive militaire qui a entraîné la chute du régime Assad en décembre 2024 a valu à l’organisation et à son chef Ahmed al-Chareh (Al-Joulani) une immense popularité. Ils bénéficient depuis lors d’une forme de légitimité « révolutionnaire » dont ils se servent pour consolider leur domination politique et militaire dans les régions qu’ils contrôlent.

Si le groupe a évolué politiquement et idéologiquement, abandonnant ses ambitions djihadistes transnationales pour se muer en une force qui s’inscrit dans le cadre national syrien, cela ne signifie pas pour autant que HTC serait devenu un acteur favorable à une société démocratique et à la promotion de l’égalité et de la justice sociale, bien au contraire.

Dans cette perspective, il est important d’analyser comment ils cherchent à consolider leur pouvoir sur la société et à établir un nouvel ordre autoritaire.

Le HTC consolide son pouvoir

Après la chute du régime, Ahmed al-Chareh a commencé par rencontrer l’ancien Premier ministre Mohammed al-Jalali pour organiser la passation de pouvoir, avant de nommer Mohammed al- Béchir à la tête du gouvernement de transition chargé d’expédier les affaires courantes. Celui-ci était auparavant à la tête du Gouvernement du Salut (SG). Il exercera en tout état de cause ses fonctions jusqu’au 1er mars 2025. Le nouveau gouvernement est composé uniquement de personnes issues des rangs du HTC ou proches de celui-ci.

Ahmed al-Chareh a également nommé de nouveaux ministres, des responsables de la sécurité et des gouverneurs pour diverses régions, affiliées au HTS ou aux groupes armés de l’ ANS qui en sont proches. Par exemple, Anas Khattab (également connu sous le nom de Abou Ahmed Houdoud) a été nommé chef des services de renseignement. Membre fondateur de Jabhat al- Nosra, il était le principal responsable de la sécurité du groupe djihadiste. Depuis 2017, il dirige les affaires internes et la sécurité de HTC. Suite à sa nomination, il a annoncé la restructuration des services de sécurité sous son autorité.

De même, la formation de la nouvelle armée syrienne est le fait d’Ahmed al- Charaa et de ses associés au pouvoir. Ils ont nommé des commandants du HTC parmi les plus hauts gradés, notamment le nouveau ministre de la défense et commandant de longue date du HTC, Mourhaf Abou Qasra, qui a été nommé général.

En procédant à la réorganisation de l’armée syrienne, le gouvernement de HTC cherche également à consolider son contrôle et sa suprématie sur les groupes armés dispersés du pays en justifiant ses mesures et ce processus par l’interdiction faite à toute autre entité de porter des armes en dehors du contrôle de l’État, les ministères syriens de la défense et de l’intérieur étant les seuls autorisées à détenir des armes. Si l’unification de tous les groupes armés au sein d’une nouvelle armée syrienne ne soulève pas d’opposition en soi, de larges secteurs de la communauté druze à Soueida ou des Kurdes dans le nord-est s’y opposent toujours, en l’absence de certaines garanties, telles que la décentralisation et un véritable processus de transition démocratique.

Dans l’une de ses dernières interviews, Ahmed al-Chareh a a également déclaré que l’organisation de futures élections pourrait prendre jusqu’à quatre ans et la rédaction d’une nouvelle constitution jusqu’à trois ans. Au même moment, une « Conférence du dialogue national syrien », réunissant 1 200 personnalités qui devait initialement se tenir les 4 et 5 janvier 2025 a été reportée à une date inconnue. Aucune information n’a été donnée sur la manière dont ces personnalités ont été sélectionnées, si ce n’est que chaque gouvernorat sera représenté par 70 à 100 personnalités, en tenant compte de tous les segments des différentes classes sociales et scientifiques, avec des représentants des jeunes et des femmes.

Des avocats syriens ont récemment lancé une pétition demandant que soient organisées des élections libres à leur chambre syndicale à la suite de la désignation par les nouvelles autorités d’un conseil syndical non élu.

Le HTC cherche à consolider son pouvoir tout en effectuant une transition contrôlée ; il cherche en même temps à apaiser les craintes à l’étranger, à établir des contacts avec les puissances régionales et internationales et à être reconnu comme une force légitime avec laquelle il est possible de négocier. L’un des obstacles à cette normalisation est le fait que HTC est toujours considérée comme une organisation terroriste par les Etats-Unis, la Turquie, les Nations Unies tandis que la Syrie est toujours sous le coup de sanctions. En outre, dans le cadre de la Loi d’autorisation de crédits pour la défense nationale pour l’année fiscale 2025, le président américain Joe Biden a signé le 23 décembre la reconduction de l’application de la loi César jusqu’au 31 décembre 2029, malgré la chute du régime de Bachar el-Assad. Promulgué cinq ans plus tôt par l’ancien président Donald Trump, ce texte prévoit des sanctions à l’encontre de tous les acteurs - y compris étrangers - qui aident le régime syrien à se procurer des ressources ou des technologies susceptibles de renforcer ses activités militaires ou de contribuer à la reconstruction de la Syrie.

« Si le groupe a évolué politiquement et idéologiquement, abandonnant ses objectifs djihadistes transnationaux pour se muer en un acteur qui cherche à opérer dans le cadre national syrien, cela ne signifie pas que HTC serait désormais un acteur soutenant une société démocratique et promouvant l’égalité et la justice sociale, bien au contraire »

Mais des signes laissant présager un changement d’orientation des capitales régionales et internationales à l’égard de HTC sont d’ores et déjà observables. Il est clair qu’Ankara est le principal soutien politique et militaire de la nouvelle Syrie, tandis que le Qatar jouera un rôle majeur comme pilier de son économie. Parallèlement, El-Chareh s’efforce d’établir des relations avec d’autres États arabes et des acteurs régionaux et internationaux. Par exemple, le chef du HTC a rencontré une délégation saoudienne à Damas et a fait l’éloge des plans de développement ambitieux du royaume saoudien, en référence à son projet Vision 2030, et a exprimé son optimisme quant à une future collaboration entre Damas et Riyad. Pour l’Arabie saoudite et les autres monarchies du Golfe, l’évolution des relations avec les nouveaux dirigeants syriens dépendra de leur capacité à répondre à leurs préoccupations relatives à la situation politique dans le pays et à éviter que la Syrie ne devienne une nouvelle source d’instabilité régionale. Une délégation syrienne s’est rendue dans le Royaume saoudien, composée notamment du ministre des affaires étrangères, du ministre de la défense et du chef des services de renseignement.

Du côté des puissances occidentales également, un changement de cap est perceptible, y compris de la part des Etats-Unis. La responsable pour le Moyen-Orient de la diplomatie américaine, Barbara Leaf, après avoir rencontré Ahmed el-Chareh à Damas fin décembre, a déclaré qu’ils avaient eu une « bonne réunion, très productive et approfondie » sur la suite de la transition politique dans ce pays. Elle a également qualifié Ahmed el-Chareh d’« homme pragmatique », annonçant que Washington levait la prime de 10 millions de dollars qui était placée sur sa tête depuis 2013 en raison de son rôle au sein de Jabhat al-Nosra.

Les récentes déclarations d’el-Chareh sur la possibilité d’une dissolution du HTC pourraient également contribuer à la résolution de certains de ces problèmes.

Qui plus est, 90 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, ce qui rend son pouvoir d’achat très faible et a donc un impact négatif sur la consommation intérieure. Alors qu’en Syrie le travail ne manque pas, les gens ne sont pas suffisamment payés pour subvenir à leurs besoins quotidiens. Dans ce contexte, les Syrien.ne.s dépendent de plus en plus des sommes envoyées par les émigré.e.s pour survivre.

Certains responsables du nouveau gouvernement, comme Ahmed el-Chareh lui-même, ont annoncé qu’ils s’efforceraient d’augmenter les salaires des travailleurs de 400 % dans les jours à venir, ce qui porterait le salaire minimum à 1 123560 livres (environ 75$, 72€). Bien qu’il s’agisse d’un pas dans la bonne direction, cela ne suffirait pas à répondre aux besoins des gens alors que le coût de la vie continue à augmenter. De fait, le média Kassioun a estimé en octobre 2024 que le coût moyen de la vie pour une famille syrienne composée de cinq personnes à Damas était de 13,6 millions de livres (environ 1077 dollars ou 1033 euros). Le salaire minimum était lui de 8,5 millions (environ 673 dollars, 645 euros).

Pour couronner le tout, l’influence des puissances étrangères en Syrie reste une source de menace et d’instabilité, comme l’a démontré la dernière invasion par Israël et la destruction encore en cours des infrastructures militaires. Sans oublier les attaques et les menaces constantes de la Turquie dans le nord-est de la Syrie, en particulier dans les zones où les Kurdes sont en majorité.

« L’un des plus grands problèmes, dans la mer d’incertitude dans laquelle se trouve le pays, c’est que la plupart des acteurs politiques de premier plan, y compris le HTC, n’ont pas de programme économique politique alternatif. »

Le HTC n’a rien d’autre à proposer que le système économique néolibéral et, conformément aux mécanismes et aux formes de capitalisme de connivence qui existaient sous le régime précédent, le groupe s’efforce de conforter ces façons d’agir au sein des réseaux d’affaires (où l’on retrouve aussi bien d’anciens que de nouveaux personnages). Au cours des années passées, le Gouvernement de Salut d’Idlib a favorisé le développement du secteur privé, et des homme d’affaires proches du HTC et d’al-Joulani lui-même.

Dans le même temps, la plupart des services sociaux - en particulier la santé et l’éducation - ont été assurés par des ONG et des organisations non gouvernementales internationales.

Bassel Hamwi, président de la Chambre de commerce de Damas, a déclaré qu’après la chute du régime, le nouveau gouvernement syrien nommé par HTC a annoncé aux chefs d’entreprise qu’il adopterait un système d’économie de marché et intégrerait le pays dans l’économie mondiale. M. Hamwi a été « élu » à son poste actuel en novembre 2024, quelques semaines avant la chute d’Assad. Il est également président de la Fédération des chambres de commerce syriennes.

« Le HTC n’a rien d’autre à proposer que le système économique néolibéral et, conformément aux mécanismes et aux formes de capitalisme de connivence qui existaient sous le régime précédent, le groupe s’efforce de conforter ces façons d’agir au sein des réseaux d’affaires »

Al-Chareh et son ministre de l’économie ont également tenu de nombreuses réunions avec des représentants de ces chambres économiques et des hommes d’affaires de différentes régions pour leur exposer leurs idées en matière d’économie et écouter leurs doléances, dans l’optique de satisfaire leurs intérêts. La grande majorité des représentants des différentes chambres économiques de l’ancien régime occupent toujours leurs postes.

Au bout du compte, ce système économique néolibéral, combiné à l’autoritarisme du HTC, débouchera très certainement sur des inégalités socio-économiques et un appauvrissement continu de la population syrienne, ce qui a été l’une des principales raisons du soulèvement de 2011.

Le nouveau ministre de l’économie membre du HTC a réaffirmé cette orientation néolibérale quelques jours après, déclarant que « nous passerons d’une économie socialiste [...] à une économie de marché respectant les lois islamiques ». Indépendamment du fait qu’il est totalement faux de qualifier le régime antérieur de socialiste, l’orientation de classe du ministre se reflète clairement dans l’accent mis sur le fait que « le secteur privé... sera un partenaire efficace et contribuera à la construction de l’économie syrienne ».

Pas un seul mot sur la place des travailleurs, des paysans, des agents de l’État, des syndicats et des associations professionnelles dans l’économie future du pays.

En dernière analyse, la façon dont la reconstruction se déroulera dépendra des forces sociales et politiques qui en seront partie prenante et des rapports de forces qui s’établiront entre elles. À cet égard, la construction d’organisations syndicales autonomes et de masse sera essentielle pour améliorer les conditions de vie et de travail de la population et, plus généralement, pour lutter en faveur des droits démocratiques et d’un système économique fondé sur la justice sociale et l’égalité.

Une idéologie réactionnaire

Dans le même ordre d’idées, le HTC a fait plusieurs déclarations et pris plusieurs décisions qui confirment la nature réactionnaire de son idéologie.

Quelques jours plus tard, Aïcha al-Dibs, nouvellement nommée à la tête des Affaires féminines et seule femme à ce jour à faire partie du gouvernement de transition, répondant à une question sur l’« espace » qui serait accordé aux organisations féministes dans le pays, a déclaré que si « les actions de ces organisations soutiennent le système que nous allons construire, elles seront les bienvenues », ajoutant : « Je ne vais pas ouvrir la voie à quiconque n’est pas d’accord avec ma façon de penser » Elle a poursuivi l’entretien en développant une vision réactionnaire du rôle des femmes dans la société, en exhortant les femmes à « ne pas aller au-delà des limites que Dieu a fixées à leur nature » et à être bien conscientes de l’importance de leur rôle d’éducatrices au sein de la famille".

En complément, le ministère syrien de l’éducation a modifié les programmes scolaires dans une optique plus islamo-conservatrice, notamment en retirant la théorie de l’évolution des programmes de sciences, en présentant les Juifs et les Chrétiens comme ceux qui se sont « égarés » du vrai chemin ou en remplaçant les références à la « défense de la nation » par la « défense d’Allah ». Devant les nombreuses critiques suscitées par ces changements, le ministre de l’Éducation a annoncé le jour suivant que « les programmes de toutes les écoles syriennes restent en l’état jusqu’à ce que des comités spécialisés soient formés pour examiner et évaluer les programmes. Nous avons seulement imposé la suppression de tout ce qui faisait l’apologie du défunt régime Assad, et nous avons substitué dans tous les manuels scolaires des images du drapeau de la révolution syrienne à celles du drapeau du régime disparu... ». Ainsi, certains des changements qui avaient été effectués ont été annulés.

Il est donc insuffisant de faire des déclarations floues sur la tolérance envers les minorités religieuses ou ethniques ou sur le respect des droits des femmes. La question fondamentale est la reconnaissance de leurs droits en tant que citoyens et citoyennes égaux et égales participant à la prise de décision sur l’avenir du pays. De façon plus générale, les responsables du HTC ont clairement affiché leur préférence pour un régime islamique et l’application de la charia.

Pas de solution pour la question kurde

Dans le même temps, il est peu probable que le HTC soit disposé à soutenir les demandes des FDS et de l’AANES, en particulier en ce qui concerne les droits nationaux des Kurdes. C’est que les régions du nord-est sont riches en ressources naturelles, en particulier pour le pétrole et l’agriculture, et qu’elles sont donc stratégiquement et symboliquement importantes. En réalité, HTC n’est pas différent du Conseil national syrien et de la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution, deux coalitions de l’opposition en exil qui sont hostiles aux droits nationaux des Kurdes.

Avec la chute du régime, la Turquie est devenue le principal intervenant régional dans le pays. En soutenant Hayat Tahrir al- Cham (HTC), Ankara consolide son pouvoir sur la Syrie. Le principal objectif de la Turquie, outre le fait de procéder au retour forcé des réfugiés syriens et de profiter des futures retombées économiques de la phase de reconstruction, est de nier les aspirations des Kurdes à l’autonomie, et plus particulièrement de saper les bases de l’AANES. Cela créerait un précédent défavorable à l’autodétermination kurde en Turquie.

« Le principal objectif de la Turquie, outre le fait de procéder au retour forcé des réfugiés syriens et de profiter des futures opportunités économiques durant la phase de reconstruction, est de nier les aspirations kurdes à l’autonomie, et plus particulièrement de saper les bases de l’AANES. »

Le ministre turc des affaires étrangères, Hakan Fidan, a déclaré lors d’une conférence de presse conjointe avec le chef du HTC que l’intégrité territoriale de la Syrie était « non négociable » et que le PKK « n’avait pas sa place » dans le pays. Quelques jours plus tard, le président Erdogan a déclaré que les FDS « ou bien diront adieu à leurs armes, ou bien seront enterrées en terre syrienne ». L’armée turque n’a par ailleurs cessé de bombarder la population civile et certaines infrastructures essentielles du nord-est de la Syrie depuis la fin de l’année 2023.

Si HTC n’a pris part à aucune confrontation militaire contre les FDS au cours des dernières semaines, l’organisation n’a pas pour autant fait entendre une opposition aux attaques menées par la Turquie, bien au contraire. Mourhaf Abou Qasra, un des principaux commandants du HTC et nouveau ministre de la Défense du gouvernement de transition, a déclaré que « la Syrie ne sera pas divisée et qu’il n’y aura pas de fédéralisme inchallah. Si Dieu le veut, toutes ces régions seront placées sous l’autorité de la Syrie ». De même, al-Chareh s’oppose lui-aussi au fédéralisme.

En outre, al-Chareh a déclaré à un journal turc que la Syrie établirait une relation stratégique avec la Turquie à l’avenir, et il a ajouté : « Nous n’acceptons pas que des territoires syriens puissent menacer et déstabiliser ni la Turquie ni que ce ce soit d’autre ».

Il a également déclaré que toutes les armes devaient passer sous le contrôle de l’État, y compris celles qui se trouvent dans les zones tenues par les FDS.

Tout cela alors que les responsables des FDS ont déclaré à plusieurs reprises qu’ils voulaient négocier avec les HTC. Lecommandant des FDS Mazloum Abdi a déclaré qu’il était favorable à la décentralisation de l’État et à l’auto-administration, mais pas au fédéralisme, tout en étant ouvert à l’idée de s’intégrer dans une future armée nationale syrienne (avec des garanties). Il a déclaré que les FDS n’étaient pas une extension du PKKet qu’elles étaient prêtes à renvoyer les combattants non syriens immédiatement après la conclusion d’une trêve.

Al- Chareh a déclaré ces derniers jours qu’il négociait avec les FDS dans le but de dénouer la crise dans le nord-est de la Syrie et que le ministère syrien de la défense intégrerait les forces kurdes dans ses rangs. Mais il reste à savoir comment et dans quelles conditions.

Une course contre la montre pour la défense d’un espace démocratique

La grande majorité des organisations et forces sociales démocratiques à l’origine du soulèvement populaire de mars 2011 ont été réprimées dans le sang. D’abord et avant tout par le régime, mais aussi par diverses organisations islamiques fondamentalistes armées. Il en a été de même pour les institutions ou entités politiques alternatives locales mises en place par les protestataires, telles que les comités de coordination et les conseils locaux qui assuraient des services de proximité à la population. Il existe néanmoins des groupes et des réseaux civils, bien que principalement liés à des organisations de type ONG, sur l’ensemble du territoire syrien, et en particulier dans le nord-ouest de la Syrie, mais dont la dynamique est différente de celle qui prévalait au début du soulèvement.

« Il existe néanmoins des groupes et des réseaux civils, bien que principalement liés à des organisations de type ONG sur l’ensemble du territoire syrien, et en particulier dans le nord-ouest de la Syrie, mais dont la dynamique était différente de celle qui prévalait au début du soulèvement. »

Dans le même temps, d’autres expériences de lutte se sont développées, même si elles sont de moindre intensité. Par exemple, depuis la mi-août 2023, il y a des manifestations populaires et des grèves dans le gouvernorat de Soueida, peuplé principalement par la minorité druze, De manière plus générale, le mouvement de protestation n’a cessé de souligner l’importance de l’unité syrienne, de la libération des prisonniers politiques et de la justice sociale, tout en exigeant la mise en œuvre de la résolution 2254 de l’ONU qui préconise la mise en place d’une transition politique. Ce sont de fait les réseaux et groupes locaux qui ont proposé une figure de proue de la contestation, Mouhsina al-Mahithawi, qui a été nommée récemment au poste de gouverneur de la province de Soueïda.

D’autres villes et régions sous le contrôle du régime syrien, notamment les gouvernorats de Daraa et, dans une moindre mesure, les banlieues de Damas, ont également été le théâtre de manifestations ponctuelles, bien qu’à une échelle beaucoup plus réduite.

Ces formes de contestation ont pour partie préparé le terrain au soulèvement qui s’est produit dans les jours précédant la chute de la dynastie Assad.

Plus généralement, l’expérience accumulée au cours des premières années du début du soulèvement populaire, qui a été la plus dynamique en termes de résistance civile populaire, a été préservée grâce à leur transmission par les militant.e.s qui ont vécu ces expériences et grâce à une documentation sans précédent sur le soulèvement, comprenant des écrits, des enregistrements vidéo, des témoignages et autres. Ces vastes archives documentaires sur le mouvement de résistance civile ont vocation à être intégrées à la mémoire populaire et à constituer une ressource cruciale pour ceux et celles qui résisteront à l’avenir.

Depuis la fin du régime Assad, les initiatives locales se multiplient pour mettre en place des comités locaux ou des réseaux d’activistes de formes variées dans les différentes régions, afin d’encourager l’auto-organisation, la participation par le bas et de garantir la paix civile. Des manifestations ont déjà eu lieu, notamment pour dénoncer certaines déclarations réactionnaires à l’encontre des femmes.

Ceci dit, nous devons regarder en face l’absence criante d’un bloc démocratique et progressiste indépendant, capable de s’organiser et de s’opposer clairement au nouveau pouvoir en place. La construction de ce bloc prendra du temps. Il devra combiner les luttes contre les autocrates, l’exploitation et toutes les formes d’oppression. Il devra avancer des revendications en faveur de la démocratie, de l’égalité, de l’autodétermination kurde et de la libération des femmes afin de créer une solidarité entre les exploité.es et les opprimé.es du pays.

Pour promouvoir ces revendications, ce bloc progressiste devra construire et reconstruire les organisations populaires, depuis les syndicats jusqu’aux organisations féministes, en passant par les organisations communautaires, ainsi que les structures nationales qui permettront de les fédérer. Cela nécessitera une collaboration entre les acteurs démocratiques et progressistes de l’ensemble de la société.

En outre, l’une des tâches essentielles consistera à s’attaquer à la principale division ethnique du pays, celle qui oppose les Arabes aux Kurdes. Les forces progressistes doivent mener une lutte sans merci contre le chauvinisme arabe afin de surmonter cette division et de forger une solidarité entre ces populations. Il s’agit là d’un défi qui se pose depuis le début de la révolution syrienne en 2011 et qui devra être relevé et résolu de manière progressiste si l’on veut que le peuple syrien soit réellement libéré.

Conclusion

Il est important de rappeler que HTC est surtout le produit de la contre-révolution menée par le régime syrien, qui a réprimé dans le sang le soulèvement populaire et ses organisations démocratiques, et qui s’est de plus en plus militarisé. La progression de ce type de mouvements fondamentalistes islamiques est le résultat de diverses raisons, notamment le fait que le régime ait facilité leur développement, la répression du mouvement de contestation qui a conduit à la radicalisation de certains éléments, la meilleure organisation et discipline de leurs groupes et, enfin, le soutien de pays étrangers.

Par la suite, HTC, comme d’autres organisations islamiques fondamentalistes armées, a constitué à bien des égards la deuxième aile de la contre-révolution, derrière le régime Assad. Leur vision de la société et de l’avenir de la Syrie s’oppose aux objectifs initiaux du soulèvement et à son message universel de démocratie, de justice sociale et d’égalité. Leur idéologie, leur programme politique et leurs pratiques ont fait preuve de violence non seulement à l’égard des forces du régime, mais aussi à l’égard des groupes démocratiques et progressistes, tant civils qu’armés, des minorités ethniques et religieuses et des femmes.

En conclusion, la sauvegarde et la lutte pour une société démocratique et progressiste ne passent pas par la confiance dans les autorités actuelles de HTC ou par l’attribution de bonnes notes ou de satisfecits pour la gestion de la phase de transition, mais par la construction d’un contre-pouvoir indépendant rassemblant des réseaux et des associations démocratiques et progressistes. Le calendrier d’organisation des élections et de rédaction d’une nouvelle constitution, ou la sélection des personnalités qui participeront à une « conférence de dialogue national », peuvent faire l’objet de débats et de critiques, mais le problème essentiel est l’absence de participation de la base au processus décisionnel et l’incapacité à faire pression sur HTC pour lui imposer des concessions. Le pouvoir de décision est uniquement entre les mains de HTC. Ce cadre bénéficie également du soutien de ses principaux soutiens, la Turquie et le Quatar, mais aussi, plus généralement, de la grande majorité des puissances régionales et internationales. Plus globalement, elles ont pour objectif commun de (ré)imposer une forme de stabilité autoritaire en Syrie et dans la région. Cela ne signifie évidemment pas pour autant qu’il y ait une unanimité parmi les puissances régionales et impériales. Elles ont chacune leurs intérêts propres, souvent antagonistes, mais elles ne veulent pas d’une déstabilisation du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.

L’espoir d’un avenir meilleur est dans l’air après la chute d’Assad. Tout cela dépendra de la capacité des Syrien.ne.s à reconstruire les luttes à partir de la base. Actuellement, le pouvoir et le contrôle des HTC sur la société ne sont pas encore complets, car leurs capacités humaines et militaires sont encore trop limitées pour imposer pleinement leur autorité sur l’ensemble de la Syrie, et il existe donc un certain espace pour s’organiser. Cet espace doit être mis à profit.

En fin de compte, seule l’auto-organisation des classes populaires luttant pour des revendications démocratiques et progressistes ouvrira la voie vers une libération et une émancipation réelles.

Au moins maintenant, cette opportunité existe mais nous sommes engagés dans une course de vitesse ; les classes populaires de Syrie doivent s’organiser pour faire fructifier tous les sacrifices consentis pour que se réalisent enfin les aspirations initiales de la révolution à la démocratie, à la justice sociale et à l’égalité.

Syria untold, 4 janvier 2025, traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de DeepL.

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Auteur·es

Joseph Daher

Joseph Daher militant de la IVe Internationale. Il enseigne à l’Université de Lausanne, en Suisse, et est professeur affilié à l’Institut universitaire européen de Florence, en Italie. Il est l’auteur de nombreux rapports, articles et livres.