Karl Marx notait que les peuples font leur propre histoire dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies. C’est notamment le cas dans les grands moments historiques qu’on désigne par le terme « révolution ».
C’était le cas avec la révolution russe. Les travailleurs russes ont fait leur histoire dans des conditions difficiles : il y avait le poids de la guerre mondiale, le poids des bolcheviks avec surtout la présence de Lénine puis sa mort prématurée ; il y a eu les contraintes de la guerre civile suivie par une famine sur un fond de sous-développement économique et d’un capitalisme retardataire, pour finir par la prise de pouvoir par la fraction bureaucratique stalinienne.
De même pour l’exemple iranien en 1979. Après un processus de révoltes populaires, les conditions internes de l’Iran et la crise du régime du Shah se combinent avec la ruse de Khomeiny, la bêtise du parti communiste Toudeh, la faiblesse du courant démocratique bourgeois derrière Bani sadr et la « naïveté » des femmes… pour finir avec une révolution islamique. Et c’était une révolution réellement soutenue par le peuple.
Les Algérien·nes aussi ont réussi à faire leur propre histoire en 1962 sous la direction et la lucidité du FLN qui a pris les armes. Aux révolutionnaires internationalistes qui les ont soutenus s’ajoute l’émergence de la population sortie dans la rue en décembre 60 pour peser lourdement sur les événements. Ces conditions internes se combinent avec le poids de l’URSS, de l’Égypte nassérien ainsi qu’avec les calculs des États-Unis d’Amérique qui visait l’affaiblissement de De Gaulle, etc.
Et c’est comme ça que les peuples font leurs propres histoires révolutionnaires dans des conditions qui ne sont pas décidé à priori mais émergent au grès de la contingence dans l’histoire, des actions spontanées et des dynamiques conscientes et critiques…
Ce qui nous amène au cas syrien.
Y a-t-il « révolution » en Syrie ? la réponse est oui ! du moins il y a une situation de crise révolutionnaire qui ouvre sur un nouveau pouvoir politique. On parle bien sûr d’« une révolution » et non de « la révolution » – Y a -t-il d’ailleurs « La révolution » comme fin de l’histoire humaine dans une vision téléologique ? Il y a révolution dans le sens où il y a la chute du régime laissant le pouvoir vacant comme ce fut le cas, dans d’autres conditions, de la Tunisie après la fuite de Ben Ali, de l’Iran après la chute du shah, de Cuba en 59… et les exemples sont nombreux. Mais comment qualifier cette révolution ? Elle est, dans le cas syrien, d’ordre politique. Elle prend l’allure, sans l’habit, d’une révolution islamiste. Mais cet islamisme n’est pas comme celui instauré en Iran. Il est loin de la barbarie afghane. Il se veut « modéré ».
La différence n’est pas tant dans les référents idéologiques (shiites, sunnites, alaouites…). Plus que jamais le terme « islamiste » doit être pris avec des pincettes. Ce n’est pas tant la forme qui compte. C’est surtout la fonction politique et idéologique qu’il remplit à intérieur d’une structure sociale, économique et politique et à un moment précis de l’histoire locale, régionale ou mondiale. La formule « le peuple algérien est musulman » utilisée par les « Oulémas » algériens par exemple dans les années 1940 n’a pas la même fonction que la même formule du FIS dans la crise des années 1990. L’une était au service d’un réformisme éclairé l’autre au service d’un intégrisme fascisant. C’est ainsi pour tous les « islamistes » qui émergent comme des champignons dans l’univers musulman depuis la révolution iranienne.
Dans cet imbroglio syrien, la dynamique que prennent les événements s’éclaircit. L’effondrement de la dynastie Assad est lié au changement dans le rapport de force régional qui a fortement intervenu et influencé les contradictions internes. Nous connaissons le poids de la Russie et de l’Iran et de la lointaine et silencieuse Chine dans le maintien du régime Syrien. Nous connaissons aussi le poids des États-Unis d’Amérique, de l’Europe impérialiste, des sionistes et surtout de la Turquie dans leurs soutiens respectifs aux diverses « rebellions ».
Mais quel que soit l’implication et le poids de ces forces dans la dynamique en cours, l'enjeu n'est plus dans la nature de Joulani et les conditions de sa « révolution ». Il est dans la réaction de la société et du peuple syrien. C’est un nouveau cycle qui s'ouvre et « Hayat Tahrir Cham » ne peut à lui seul le fermer sauf nouvel violence barbare. Cette conquête du pouvoir n'est pas portée par une révolte populaire comme en Iran en 79. Nous ne sommes pas dans le cas afghan. Il n’y a pas non plus un processus de « fascisation » dans la société syrienne comme ce fut le cas en Algérie des années FIS… l'optimisme de la volonté nous est donc permis en dépit des doutes et des incertitudes, vu la montée des extrêmes droites et de l’autoritarisme dans la région et dans le monde.
Accompagner ce changement politique en Syrie est donc nécessaire. Mais il ne veut pas dire évidement être avec le nouveau pouvoir qui est en train de se construire. Il s’agit d’être à côté du peuple syrien, heureux de retrouver un pays débarrassé du joug de la dynastie Assad, pour engager un nouveau cycle de luttes dans de nouvelles conditions qu’il n’a pas choisies. Et le peuple syrien dans sa majorité n’a rien d’islamistes intégristes. Par analogie, dans d’autres conditions et toutes proportions gardées, si Alain Krivine et Michel Pablo, par internationalisme révolutionnaire, ont apporté leur soutien avec armes et bagage au FLN avant 62, malgré son caractère petit bourgeois, et à juste titre, ils n’ont pas hésité à s’en démarquer après 62 quand la direction a changé de nature et de fonction, sans regret sur leur soutien à la révolution. C’est la dialectique de l’histoire et de l’action politique.
Ce changement de cap politique crée désormais une nouvelle situation en Syrie, au Moyen-Orient, au niveau régional et dans le monde. Chez nous en Algérie, elle isole d’avantage le régime. Engagé dans un soutien sans conditions au pouvoir syrien, la présidence de Tebboune se retrouve aujourd’hui diplomatiquement désarmée face à l’offensive de l’axe antisyrien. Ce qui a revigoré par la même occasion le voisin marocain. Après une élection présidentielle ratée, Tebboune se tourne vers le front interne en évoquant l’unité patriotique sous prétexte de contrecarrer le danger extérieur et les « tentatives de déstabilisation venant de l’étranger », tout en accentuant la répression et l’autoritarisme avec plus que jamais l’image d’une armée aux avant-postes ; dynamique qui est soutenue par la majorité des partis y compris la gauche à l’image du PT de Louisa Hanoune qui dénonce « l’instrumentalisation de certaines frustrations pour la déstabilisation des États sous couvert de ce qu’on veut présenter comme des révolutions ».
Enfin, cette équation syrienne nous éclaire aussi sur la politique, suivie à gauche, de l’alignement derrière le camp dit « axe de résistance », autrement-dit derrière la dynastie Alaouite, sous prétexte d’éviter une « afghanisation » de la Syrie et de tout le Moyen-Orient. Or, cette stratégie a-t-elle procuré au populations syriennes autre choses qu’humiliation, exil et emprisonnement, extermination des cadres militants, un accroissement et une concentration de mesures répressives et, ce qui est plus grave, une montée des islamistes tant redoutés, avec à la clé une défaite et une honteuse capitulation des armées russes et iranienne, laissant orphelines les résistances réelles palestiniennes et libanaises, alors qu’elles sont censées leur apporter soutien et résistance organisée ? Si les forces de résistance syriennes de gauche, démocratiques et progressistes qui existent, faibles mais réelles, avaient reçues les soutiens nécessaires, au moment de la montée révolutionnaire, elles auraient pu jouer un rôle prépondérant et ne pas laisser les islamistes seuls à diriger la révolution et avoir plus de légitimité. Aujourd’hui, toutes les forces qui se sont mise derrière Bachar El Assad ont perdu toute légitimité dans la bataille qui se mène pour la conquête du pouvoir. Remonter la pente devient laborieux, mais possible et nécessaire. C’est l’optimisme de la volonté mais aussi de la raison militante !
Le 1er janvier 2024