Après Assad, toute alternative économique qui se donnerait pour objectif de bénéficier à l’ensemble des Syrien·nes ne pourrait voir le jour qu’à partir d’une base progressiste et organisée, et non pas à partir de HTC, estime Joseph Daher. Le néolibéralisme de ce dernier n’améliorera pas la situation.
Après la chute du régime d’Assad, l’avenir de la Syrie s’annonce plein de défis, notamment en ce qui concerne son redressement économique et sa reconstruction. En 2023, le PIB de la Syrie était estimé à 17,5 milliards de dollars, contre 60 milliards de dollars avant 2011, selon les estimations mêmes du gouvernement antérieur. Pour sa part, en mai 2024, dans son rapport semestriel sur la situation économique de la Syrie, la Banque mondiale a estimé le PIB du pays en 2023 à environ 6,2 milliards de dollars, d’après les données du réseau NTL (Night-time Light), un système qui permet de suivre l’activité économique par le biais d’images satellites des lumières nocturnes.
Les sanctions imposées à la Syrie constituent toujours un obstacle au redressement économique du pays et aux investissements directs étrangers dans le proche avenir. Bien que Hayat Tahrir al-Cham (HTC) soit devenu le principal acteur militaire et politique de la Syrie d’aujourd’hui, il est toujours largement considéré internationalement comme une organisation terroriste, notamment par les États-Unis, les Nations unies, les États européens et la Turquie. Malgré le changement intervenu dans la manière dont les capitales régionales et internationales l’abordent, la levée des sanctions pourrait encore prendre du temps, les États exigeant des garanties au nouvel occupant du pouvoir.
Des temps incertains et instables
L’inexistence d’une situation économique sûre et stable en Syrie est un obstacle majeur à la stimulation des investissements tant intérieurs qu’extérieurs. Les investissements étrangers directs sont en effet restés limités et essentiellement concentrés sur l’Iran et la Russie depuis 2011. Les pays du Golfe pourraient être intéressés par des investissements dans le pays afin d’accroître leur influence, mais le rôle que joue actuellement HTC peut constituer un obstacle, car il est perçu de manière négative par de nombreux États de la région.
Le conseiller diplomatique des Émirats arabes unis auprès du président Cheikh Mohamed, Anwar Gargash, a par exemple déclaré que « la nature des nouvelles forces au pouvoir et leurs liens avec les Frères musulmans et Al- Qaida sont des indicateurs assez inquiétants ».
Par ailleurs, l’instabilité de la livre syrienne est un problème important. Alors qu’au lendemain de la chute du régime, sa valeur sur le marché noir a fortement augmenté avant de se stabiliser à 15 000 livres pour un dollar, il reste encore un long chemin à parcourir. Le manque de stabilité de la devise syrienne nuit à son attractivité en termes de rendements et de bénéfices potentiels à court et à moyen terme sur les investissements dans le pays.
En outre, des incertitudes pèsent sur les régions du nord-ouest qui utilisent la livre turque depuis maintenant plusieurs années pour stabiliser des marchés mis à mal par la forte dépréciation de la livre syrienne. Le rétablissement de la livre syrienne comme monnaie principale dans ces régions pourrait se révéler problématique si la stabilité n’est pas instaurée.
Du travail mais pas d’argent
Dans le même temps, les infrastructures et les réseaux de transport sont gravement endommagés. Le coût élevé de la production, les pénuries de produits de base et de ressources énergétiques (en particulier le mazout et l’électricité) sont autant de problèmes supplémentaires. La Syrie souffre également d’une pénurie de main-d’œuvre qualifiée, et il n’est pas encore certain que ceux et celles qui ont des compétences reviendront.
Même le secteur privé, qui se compose principalement de petites et moyennes entreprises aux capacités limitées, a grand besoin d’être modernisé et reconstruit après plus de 13 ans de guerre.
Parallèlement, les ressources de l’État sont très limitées, ce qui restreint également les possibilités d’investissement dans l’économie, en particulier dans les secteurs productifs.
En outre, 90 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, leur pouvoir d’achat est donc très faible, ce qui a un impact négatif sur la consommation intérieure. Car si la Syrie ne manque pas d’emplois, les gens ne sont pas suffisamment payés pour subvenir à leurs besoins quotidiens. Dans ce contexte, les Syriens dépendent de plus en plus des envois de fonds pour survivre.
Certains responsables du nouveau gouvernement, comme Ahmed al-Charaa (le nom véritable d’Abou Mohammed al-Joulani), ont annoncé qu’ils s’efforceraient d’augmenter les salaires des travailleurs de 400 % dans les jours à venir, ce qui porterait le salaire minimum à 1 123560 livres (environ 75 $). Bien qu’il s’agisse d’un pas dans la bonne direction, cela ne suffirait pas à couvrir les besoins des travailleurs dans un contexte de hausse continue du coût de la vie. En effet, le média Kassioun a estimé en octobre 2024 que le coût moyen de la vie pour une famille syrienne composée de cinq personnes à Damas était de 13,6 millions de livres syriennes (le revenu minimum étant de 8,5 millions) (ce qui correspond respectivement à 1 077 dollars et 673 dollars US).
En plus de tout cela, l’influence des puissances étrangères en Syrie est toujours une source de menace et d’instabilité comme l’a démontré la récente invasion israélienne et la destruction incessante des infrastructures militaires. Sans oublier les attaques et menaces constantes de la Turquie dans le nord-est de la Syrie, en particulier dans les zones habitées par la majorité kurde.
Absence de solutions de rechange
L’un des principaux problèmes, dans la mer d’incertitude dans laquelle est plongée la Syrie, est l’absence de tout programme économique et politique alternatif parmi la majorité des forces politiques de premier plan, y compris le HTC.
HTC n’a pas d’alternative au système économique néolibéral et, sur le modèle des dynamiques et des formes de capitalisme de connivence qui caractérisaient l’ancien régime, le groupe cherche à développer ces mêmes pratiques au sein de réseaux d’affaires (composés d’anciens et de nouveaux protagonistes). Au cours des années précédentes, le gouvernement de salut syrien (GSS), l’administration civile du HTC à Idlib, a favorisé le développement du secteur privé, en privilégiant les relations d’affaires avec les proches associés du HTC et de Joulani. Dans le même temps, la plupart des services sociaux, notamment en matière de santé et d’éducation, ont été assurés par des ONG locales ou internationales.
Bassel Hamwi, président de la Chambre de commerce de Damas, a déclaré qu’après la chute du régime, le nouveau gouvernement syrien nommé par HTC, celui-ci a fait savoir aux chefs d’entreprise qu’il adopterait un système de libre marché et qu’il intégrerait le pays dans l’économie mondiale. Hamwi a été « élu » à son poste actuel en novembre 2024, quelques semaines avant la chute d’Assad. Il est également le président de la Fédération des chambres de commerce syriennes.
Les représentants des différentes chambres économiques de l’ancien régime occupent toujours leurs postes. Au final, ce système économique néolibéral combiné à l’autoritarisme du HTC mènera certainement à de plus grandes inégalités socio-économiques encore et à un appauvrissement continu de la population syrienne, ce qui avait été l’une des principales raisons du soulèvement de 2011.
Le nouveau ministre de l’économie, issu du HTC, a confirmé cette orientation néolibérale quelques jours après, en déclarant « nous allons passer d’une économie socialiste... à une économie libre et compétitive ». Indépendamment du fait qu’il est totalement faux de qualifier le régime antérieur de socialiste, le ministre a clairement affiché son orientation de classe en insistant sur le fait que « le secteur privé... sera un partenaire efficace pour contribuer à l’édification de l’économie syrienne ». Aucune mention n’a été faite de la place des travailleurs, des paysans, des employés de l’État, des syndicats et des associations professionnelles dans l’économie future du pays.
De la même manière, des déclarations réactionnaires ont été faites par des responsables du HTC quant au rôle des femmes dans la société, notamment en ce qui concerne leur aptitude à travailler dans certains secteurs. Ainsi, dans une interview accordée le 16 décembre, Obeida Arnaout, membre du HTC et porte-parole pour les questions politiques du Commandement des opérations militaires, a déclaré que les « responsabilités des femmes doivent correspondre à ce qu’elles sont capables d’accomplir. Par exemple, si nous disons qu’une femme devrait être ministre de la Défense, cela correspond-il à sa nature et à sa constitution biologique ? Incontestablement, ce n’est pas le cas ».
Le processus de reconstruction dépend des forces sociales et politiques qui joueront un rôle dans la construction de l’avenir du pays, ainsi que des rapports de forces entre elles.
La chute du régime ouvre un espace riche en défis et en contradictions, et les politiques passées du HTCS et de l’Armée nationale syrienne (ANS) n’ont pas favorisé le développement d’un espace démocratique, bien au contraire. Le HTC cherche avant tout à consolider son autorité sur le pays, comme l’illustrent la nomination par Ahmed Al- Charaa d’un gouvernement intérimaire composé d’hommes du même parti que le GSS à Idlib ou encore la nomination dans diverses régions de gouverneurs appartenant au HTC.
Un bloc démocratique et progressiste
En fin de compte, seule l’auto-organisation des classes populaires luttant pour des revendications démocratiques et progressistes peut tracer la voie qui mène à une libération réelle. Cela dépendra bien évidemment de la capacité à surmonter les nombreux obstacles, qui vont de la lassitude de la guerre au dénuement en passant par la désintégration sociale.
Pour porter des revendications telles que la démocratie, la justice sociale, l’égalité, l’autodétermination du peuple kurde et la libération des femmes, afin de créer une solidarité entre les exploité·es et les opprimé·es du pays, les progressistes et démocrates syrien·nes auront à construire et reconstruire des organisations populaires, depuis les syndicats jusqu’aux mouvements féministes, en passant par les groupements communautaires, et à mettre en place des structures nationales permettant de les fédérer. Dans ce contexte, la construction d’organisations syndicales autonomes et de masse sera essentielle pour améliorer les conditions de vie et de travail de la population et plus généralement pour lutter en faveur des droits démocratiques et d’un système économique basé sur la justice sociale et l’égalité.
Après la chute d’Assad, l’espoir d’un avenir meilleur est dans l’air, mais la remise en marche de l’économie constitue un défi important pour l’amélioration de la vie des Syrien·nes. L’aide internationale sera nécessaire pour s’attaquer aux problèmes économiques structurels, mais il faudra également entreprendre une transformation de l’économie politique de la Syrie à plus long terme si l’on veut éviter de répéter les erreurs du passé. Tout cela dépend de la capacité des Syrien·nes à relancer des luttes par en bas et à donner une place centrale à la justice sociale, à l’égalité et à la démocratie. Aujourd’hui, au moins, cette possibilité existe.
Le 18 décembre 2024
Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde, relu par l’auteur. Voir la version anglaise pour les liens Internet intégrés. Source : The New Arab. 19 décembre 2024.