Ce dossier se place dans la continuité d’une précédente enquête qui a servi de base à une communication envoyée en décembre 2022 au bureau du procureur de la Cour pénale internationale (CPI). Celle-ci a contribué au dépôt, en mars 2023, de mandats d’arrêt contre Poutine et sa commissaire aux droits de l’enfant Maria Lvova-Belova. Ce nouveau volet de notre enquête révèle que Russie-Unie (R-U, voir encadré Russie-Unie en fin d’article), le parti politique de Poutine, a contribué à planifier, coordonner et exécuter la déportation, la russification et l’adoption des enfants ukrainiens. L’enquête souligne la dimension génocidaire de cette entreprise qui vise à incorporer les enfants ukrainiens à la nation russe. L’intention génocidaire se traduit dans les propos des membres de Russie-Unie qui répètent que l’Ukraine n’existe pas, que les terres et le peuple ukrainiens sont russes, et qui témoignent d’une volonté fanatique de russifier les enfants ukrainiens. La nouvelle communication appelle donc la CPI à étendre ses mandats à d’autres hauts responsables et à requalifier ces crimes afin d’accroître la pression judiciaire sur le pouvoir russe.
Cette enquête, menée par les associations Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre! et Russie-Libertés, est basée sur l’examen d’un millier de pièces. Elles sont principalement issues de l’examen détaillé des comptes Telegram et/ou VKontakt de responsables du parti impliqués dans les crimes contre les mineurs ukrainiens et tout particulièrement ceux de:
- Deux «planificateurs» du Conseil général de Russie-Unie: Andreï Turtchak (période du 14 mars 2023 au 4 juillet 2023) et Anna Kuznetsova (période du 11 novembre 2021 au 7 juillet 2023).
- Deux «coordinateurs régionaux»: Igor Kastyukevitch (période 22 août 2021- 14 juillet 2023) pour la région occupée de Kherson, et Artem Tourov (période 4 décembre 2021-28 avril 2023) pour la région occupée de Kharkiv.
Ces dernières pièces sont complétées et recoupées à l’aide de publications dans les réseaux sociaux/sites web de divers acteurs et institutions impliqués dans les faits rapportés, ou dans les médias russes et occidentaux. Les pièces permettent d’affirmer qu’il s’agit d’une entreprise collective, cautionnée et revendiquée par R-U, via le site web ou le compte Telegram du parti, qui en fait la promotion via la presse russe fédérale ou d’occupation.
L’analyse révèle une quarantaine de noms, dont certains avaient déjà été identifiés à partir d’autres sources comme complices des crimes commis par la Fédération de Russie contre les enfants ukrainiens.
Rôle de Russie-Unie dans la déportation et la russification des enfants ukrainiens
L’agression russe a piégé les mineurs ukrainiens des territoires occupés dans une nasse sans issue. Dans le but d’effacer l’identité ukrainienne, l’État russe a procédé de manière méthodique et obsessionnelle à l’incorporation de ces mineurs à la nation russe par le biais de leur naturalisation, de leur «rééducation» scolaire et «patriotique», de leur militarisation et de leur adoption.
Russie-Unie a participé à la planification et la mise en œuvre de chacune des actions suivantes:
- transfert en Fédération de Russie ou dans d’autres régions occupées d’Ukraine,
- octroi de la nationalité russe aux enfants et/ou à leurs ascendants;
- russification et endoctrinement scolaire et périscolaire;
- enrôlement dans des évènements, mouvements et organisations patriotiques ou militaro-patriotiques;
- placement/adoption dans des familles russes.
L’organisation que le parti a contribué à mettre en place repose sur:
- la planification au siège de R-U, en lien avec l’administration présidentielle et les ministères;
- la coordination régionale par des parlementaires R-U en mission dans les territoires occupés;
- le relais local dans les territoires occupés par des «missions humanitaires»;
- le relais local dans les régions de Russie par les gouverneurs et leur administration, avec l’aide de «missions humanitaires» de R-U;
- un suivi par divers comités de la Douma, par l’administration présidentielle, ainsi que par le Groupe de travail sur l’«opération militaire spéciale» qui informe directement Poutine («Opération militaire spéciale» désigne la guerre d’invasion de l’Ukraine, le mot guerre étant proscrit par le Kremlin).
Russie-Unie prétend agir sous motif «humanitaire», soigneusement planifié, mis en place et entretenu. La mise à l’abri hors des zones de combat, la nécessité de soins médicaux, ou l’envoi temporaire d’enfants en «camps de vacances» sont systématiquement invoqués pour tenter de dissimuler le caractère forcé des transferts de mineurs puis de leur russification. Les militants des organisations Jeune Garde de Russie-Unie (JGRU) et ONF-Jeunesse (ONF-J) sont les chevilles ouvrières de prétendues «missions humanitaires R-U». Ces missions en territoire occupé, supervisées par un «quartier général humanitaire» permettent de travestir en actes généreux les crimes auxquels les membres de R-U eux-mêmes se vantent de participer. La propagande et la désinformation sont omniprésentes dans les discours des membres de Russie-Unie, jusqu’au président du parti Dmitri Medvedev et au président de la Douma Viatcheslav Volodine. La stratégie délibérée de l’État russe a en effet été de médiatiser ces forfaits et d’en dissimuler l’illégalité et l’intention criminelle par une désinformation massive. Celle, particulièrement intense, de R-U sera constante tout au long de l’invasion et de l’occupation, visant d’abord à se prévaloir d’un objectif humanitaire. Elle cherche à faciliter les transferts de population en accusant l’armée ukrainienne des crimes commis par les forces russes pour justifier l’invasion ou les «évacuations» vers la Russie, et à vanter les bienfaits de l’occupation russe.
Russie-Unie
Fondé en 2001 pour soutenir l’ascension puis la consolidation du pouvoir de Vladimir Poutine, Russie-Unie dispose depuis 2003 de la majorité absolue des sièges à la Douma (le Parlement d’État). Outre la longévité de sa domination sur le système politique russe, le parti – dirigé par Poutine à partir de 2008 puis par Dmitri Medvedev depuis 2012 – se caractérise par sa proximité revendiquée avec le chef de l’État.
Il est partie intégrante d’un système pyramidal de pouvoir entièrement soumis aux ambitions expansionnistes de Vladimir Poutine que le Kremlin a mis en place, et dont une priorité explicite et manifeste est d’incorporer par tout moyen les mineurs ukrainiens à la nation russe afin de servir à sa grandeur. Dans ce cadre, R-U assure la coordination entre l’exécutif, le Parlement et les administrations régionales et permet de mobiliser et d’enrôler la société russe dans ce projet. Le déroulé rapide et la simultanéité des actions de R-U révèlent une planification en amont de l’aide aux déportations et à la russification des mineurs ukrainiens et, certainement, la définition d’une chaîne de commandement préétablie et validée par le Kremlin.
Ce texte est une introduction au dossier intitulé «La russification forcée des enfants ukrainiens». Cliquez sur ce lien pour avoir accès à l’ensemble du dossier.
Publié par A l’encontre le 19 novembre 2024