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Sauver le climat pour construire un autre Brésil

par José Correa Leite
Déforestation en Amazonie brésilienne en 2016. © Ibama from Brasil – Operação Hymenaea, Julho/2016, CC BY 2.0

De nombreuses villes brésiliennes ont connu, le 22 septembre 2024, des manifestations importantes contre les incendies et pour la justice climatique. Parce que la construction d’un mouvement pour le climat est vitale pour l’avenir du pays et de la planète. Comment il peut s’opposer à l’agro-industrie et à son alliance avec le gouvernement.

Les incendies, dont les fumées n’auront épargné qu’une seule capitale brésilienne, Teresina (État de Piauí), et les inondations, qui ont ravagé une grande partie de la région de Porto Alegre, montrent que le changement climatique est un problème majeur pour le peuple brésilien et qu’il est en passe de devenir le plus grand défi auquel le Brésil ait jamais été confronté. Ils établissent un lien direct entre les grandes villes du pays, où vit la grande majorité de la population brésilienne – qui est à 85 % urbaine – et la nécessité de préserver les biomes 1 que sont le Cerrado, le Pantanal et l’Amazonie.

97 % des Brésilien·nes reconnaissent l’existence du changement climatique et 78 % pensent qu’il a des causes humaines, l’un des taux les plus élevés au monde. C’est peut-être le résultat d’un apprentissage pratique : 5 233 municipalités brésiliennes (94 % des 5 565 municipalités au total) ont déclaré des situations d’urgence ou des calamités entre 2013 et 2023, principalement en raison de pluies torrentielles et d’inondations, de glissements de terrain ou de sécheresses prolongées. Mais lorsqu’on leur demande qui est responsable, la plupart des gens répondent par des termes génériques tels que « les hommes » ou « les êtres humains ». Cependant, contrairement à de nombreux autres pays, où les conséquences du réchauffement climatique semblent être le résultat de processus systémiques plus éloignés (principalement dus à l’utilisation de combustibles fossiles), au Brésil nous avons une interaction entre les biomes et le climat, et l’existence d’un réseau de surveillance par satellite des incendies nous donne le nom et l’adresse de ceux qui bénéficient et sont responsables des incendies.

Le nom et l’adresse des responsables

Ce sont les « ruralistes », le segment de la classe capitaliste lié au contrôle de la terre, un groupe numériquement insignifiant dans la population, mais qui détient le pouvoir dans le pays. Ils gèrent les territoires qu’ils conquièrent comme des essaims de sauterelles en guerre contre la terre, l’exploitant jusqu’à l’épuisement de sa capacité productive et se déplaçant ensuite vers d’autres régions où ils reproduisent le même processus. Ils constituent le bloc social aux racines agraires qui a dominé le Brésil d’une main de fer jusqu’en 1930, date à laquelle ils ont été partiellement évincés du pouvoir central, mais ils ont repris le contrôle du pouvoir après 1990, en désindustrialisant le pays et en le positionnant sur la scène mondiale, dans une large mesure, comme une grande ferme.

Les « ruralistes » sont liés au secteur financier et bénéficient de l’appui dans leur prédation des territoires et du climat par les acteurs de la production et de l’utilisation de combustibles fossiles, de l’exploitation minière et par leurs représentants politiques, leurs agents idéologiques et les gestionnaires de l’État. Propriétaires de logements souvent inoccupés, ils alimentent les booms immobiliers spéculatifs dans les grandes villes, qui défigurent le tissu urbain. Alliés à des pasteurs néo-pentecôtistes, ils alimentent la vague néo-fasciste qui déferle sur le pays.

La classe dirigeante agraire s’est établie au Brésil sur la base de l’esclavage et du contrôle de l’accès à la terre (formalisé par la loi foncière de 1850), puis de diverses formes de travail obligatoire, et enfin du travail salarié, en utilisant toujours la violence comme méthode de contrôle social. Aujourd’hui encore, les accusations de travail forcé dans des conditions analogues à l’esclavage sont courantes. Son autre fondement était et reste la prédation environnementale. On le voit bien avec la forêt tropicale atlantique, qui couvrait 1,3 million de kilomètres carrés (15 % du territoire national) en grande partie détruite au cours du 20e siècle et dont il ne reste aujourd’hui que des fragments. Aujourd’hui, la grande agriculture d’élevage répète le processus dans le Cerrado, le Pantanal et l’Amazonie.

Le ruralisme producteur de matières premières (soja, canne à sucre, viande, café) reproduit, à chaque moment de l’histoire, ce que Caio Prado 2 appelait « le sens de la colonisation », en produisant des richesses pour le marché mondial au détriment du pillage interne de la nature et du travail humain. Aux antipodes de l’agriculture vivrière, destinée au marché intérieur, dont la quasi-totalité est produite par la paysannerie et l’agriculture familiale, qui est beaucoup plus respectueuse de l’environnement. Les matières premières ne participent pas directement de l’alimentation mais sont des intrants pour la malbouffe ultra-transformée. Dans cette chaîne, l’élevage a la particularité d’être aussi le principal mécanisme d’accaparement des terres et un vecteur de déforestation dans le biome amazonien, où la frontière agricole se déplace.

L’agriculture productrice de matières premières détruit des pans entiers de territoire à son seul profit et s’est toujours opposée à la construction nationale. C’est pourquoi, contrairement au discours actuel, le Brésil n’est pas victime d’une dette climatique à l’égard du Nord. Ce discours ne prend en compte que les émissions industrielles ; au contraire, nous sommes le quatrième plus grand émetteur de carbone accumulé après 1850 en raison de la déforestation – derrière les États-Unis, la Chine et la Russie, selon l’étude Carbon Brief. Quelqu’un pense-t-il que la destruction de l’immense Forêt atlantique, du Cerrado et d’une partie de l’Amazonie par le ruralisme brésilien n’a pas rejeté et continue de rejeter des milliards de tonnes de carbone dans l’atmosphère, ou que le cheptel bovin brésilien, plus important que la population du pays, ne constitue pas un gigantesque passif pour l’environnement ? Si nous prenons au sérieux la dynamique de l’effondrement environnemental en cours, le « ruralisme » brésilien est, avec les producteurs de pétrole et de charbon, l’un des plus grands fléaux climatiques de la planète, l’un des plus grands ennemis de l’humanité.

La dynamique globale-locale de l’urgence climatique

Depuis juin 2023, le réchauffement climatique a fait un bond en avant, lourd de conséquences pour toutes les régions de la planète. Johan Rockstrom a présenté un bon résumé des conclusions des scientifiques dans ses récentes conférences, telles que « Les points d’inflexion du changement climatique – et où nous en sommes » 3. Le réchauffement de la planète s’accélère : de 0,18° par décennie à 0,26° par décennie après 2010. Nous dépasserons certainement 2° de réchauffement au-dessus des températures préindustrielles avant 2050, et atteindrons peut-être les 2,5°. Chez nous, Carlos Nobre a produit le même diagnostic 4. La grande accélération capitaliste extrapole les limites naturelles de la planète et laisse présager la rupture, dans les années à venir, de plusieurs « points de bascule » décisifs du système terrestre. La crise de la civilisation capitaliste prend des contours dramatiques : guerres, crises sociales, déplacements de population et fascisme accompagnent l’effondrement climatique, y compris la possibilité de l’effondrement de l’Amazonie. Le sort de la forêt amazonienne, dont les recherches de Luciana Gatti montrent qu’elle est en train de devenir un émetteur de carbone, est une question brûlante pour l’ensemble de l’humanité.

Le climat a perdu la relative stabilité qu’il avait au cours des dix mille dernières années, période de l’holocène 5. Il est devenu à l’ère de l’anthropocène le résultat d’un conflit entre la destructivité du capitalisme extractiviste et fossile, qui menace la biosphère de la planète, et les forces sociales qui cherchent une alternative que l’on ne peut qualifier aujourd’hui que d’écosocialiste. C’est là, de plus en plus, le vecteur résultant de la lutte civilisatrice de la vie contre la mort, menée par les peuples toujours sur le terrain local, mais qui se projette dans l’espace national et mondial. Il n’y a pas de hiérarchies rigides et, si certains territoires sont déterminants pour l’ensemble de l’humanité (comme la forêt amazonienne dans notre cas) ou pour un pays (comme le Cerrado, réservoir d’eau du Brésil, et le Pantanal, source d’une biodiversité unique), les échelles sont très variables, en fonction des conditions écologico-territoriales, socio-économiques et politiques. Un programme écosocialiste doit impliquer de multiples acteurs et situations, des alliances et des relais de transition.

Le problème ne se pose pas seulement dans les campagnes, mais aussi dans les villes, qui se transforment en îlots de chaleur infernaux. L’expansion du secteur immobilier dans les villes intensifie la chaleur, détruit les espaces verts et rejette toute idée de « ville éponge » 6. Une ville comme São Paulo est plus chaude de 5 à 10 degrés que le reste de la végétation de la forêt atlantique qui l’entoure. Les grands projets immobiliers sont le pendant urbain de l’irresponsabilité de l’agro-industrie dans les campagnes.

L’engagement et la lutte politique s’inscrivent donc dans de multiples dimensions, y compris la dimension mondiale. Les clauses environnementales dans le commerce international sont un instrument de pression essentiel contre le comportement criminel d’innombrables secteurs économiques. L’élevage brésilien est un exemple de secteur qui doit être encadré par des structures politiques beaucoup plus fortes que celles du gouvernement brésilien. Les éleveurs refusent de tracer l’origine des bovins dont la viande est exportée, car la plupart d’entre eux sont élevés illégalement dans l’Amazonie déboisée, puis emmenés dans des États d’autres régions pour y être abattus. À partir de 2025, l’Union européenne met en œuvre une loi contre la déforestation qui affectera les importations de matières premières telles que la viande et le soja – les plus destructeurs pour l’environnement brésilien. Selon Itamaraty – le ministère des Affaires étrangères – et le ministère de l’agriculture, qui protestent contre cette législation auprès des autorités européennes, elle devrait affecter 30 % des exportations du secteur vers l’Europe. D’autre part, l’Observatoire du climat a soutenu à juste titre que l’Europe devrait commencer à l’appliquer au début de l’année prochaine. Ce n’est que le début d’une pression que nous devons tous nous efforcer d’accroître de manière exponentielle.

Construire des alliances, cibler l’ennemi, saisir les opportunités

Les incendies actuels sont, en bonne partie, des incendies criminels provoqués dus à l’agro-business. Comme le dit Luciana Gatti, « la forêt Amazonienne est assassinée », et nous savons par qui. On connaît les responsables des incendies dans le Pantanal et dans les champs de canne à sucre de São Paulo. Depuis la promulgation du nouveau code forestier sous le gouvernement de Dilma en 2012, nous avons assisté à une offensive croissante du secteur contre tous les mécanismes visant à limiter ses activités et à protéger la nature. De l’utilisation de toutes sortes de produits agrochimiques interdits en Europe, à l’offensive actuelle visant à assouplir la législation que nous avons jusqu’ici réussi à maintenir, en passant par « le portail pour le bétail » de Salles7, 8 et de Bolsonaro, la majorité vénale du Congrès est une machine à entériner la destruction des biomes brésiliens.

Comme l’a déclaré Luiz Marques dans une récente interview accordée au site web O joio e o trigo« l’agro-business est le grand problème du Brésil. S’il n’est pas éradiqué, le Brésil n’a pas la moindre chance d’être viable en tant que société et en tant que nature. Il s’agit d’une activité sociale fondamentalement criminelle et prédatrice. Il contrôle le Congrès national par l’intermédiaire du front parlementaire agricole et a pour alliés les groupes parlementaires de la Bible et de la Balle. Le Brésil se trouve donc dans une situation très claire : soit nous réagissons en rompant vigoureusement avec ce processus, soit nous n’avons aucune chance de survie en tant que société » (8).

Cela peut sembler une mission impossible. Mais qui, en regardant le Brésil en 1928, aurait pensé que cinq ans plus tard, l’oligarchie du café serait écartée du pouvoir de l’État central ? Comme nous le rappelle Chico de Oliveira dans son Ornitorrinco, la possibilité de changements structurels dans les sociétés périphériques est directement liée à des scénarios de crise générale dans le système international qui peuvent être exploités par des acteurs politiques nationaux bien positionnés. Nous avons laissé derrière nous une mondialisation vigoureuse et sommes entrés dans une phase de conflits inter-impérialistes qui fragmentent le marché mondial et produisent une certaine dé-mondialisation, qui ne fera que s’approfondir. Le monde va devenir un environnement de plus en plus hostile, dans tous les sens du terme, au cours des prochaines années.

Le projet agro-industriel brésilien est vulnérable, d’une part, parce qu’il est suicidaire sur le plan environnemental dans un monde où les conditions de durabilité deviendront les conditions de survie d’une société. Mais il est également vulnérable parce qu’il réitère l’ancienne dépendance du marché libre à l’égard des cycles des matières premières de l’économie mondiale, ce qui supprime toutes les conditions permettant au Brésil de résister aux fluctuations de l’économie mondiale dans un monde de plus en plus instable. Lula ne fait-il qu’aggraver ces vulnérabilités ? Comme le dit Liszt Vieira, « à quoi sert un ministère de l’Environnement qui ne peut pas empêcher la dégradation de l’environnement causée, par exemple, par le ministère de l’Agriculture qui soutient l’agro-industrie qui déforeste les forêts, par le ministère des Transports qui soutient l’asphaltage de l’autoroute BR-319 qui dévastera l’Amazonie et par le ministère de l’Énergie qui soutient l’exploration pétrolière dans le bassin de Foz do Amazonas ? » 9.

En devenant de plus en plus parasitaire et en détruisant ses propres conditions d’existence, l’agrobusiness se révèle également de plus en plus destructeur pour la vie de la majorité de la population brésilienne. Nous pouvons résumer cette dynamique en disant que, soit le Brésil met fin au « ruralisme », soit le « ruralisme » met fin au Brésil. Qui peut faire face à cette tâche ? Une gauche différente de celle d’aujourd’hui, qui est paralysée face à l’agrobusiness. Comme nous le rappelle E.P. Thompson, les classes se forment dans la lutte des classes.

Un mouvement climatique fort au Brésil sera un mouvement pour une transition éco-sociale dans le pays, organisé par des acteurs de base, capable d’affronter les responsables de la prédation de la nature et de lutter pour la restauration des biomes forestiers. L’alternative pour le Brésil sera créée dans la lutte politique pour une autre économie, une autre société, un autre métabolisme avec la nature. 

Le 22 septembre 2024

Cet article a été publié par la revue Movimento et traduit par Luc Mineto.

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