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Turquie-États-Unis : La morale de la corruption et l’esprit du capitalisme

par Uraz Aydin
Özgür Özel, le 5 novembre 2023.. © Yıldız Yazıcıoğlu (Voice Of America)

Au cours de ces dernières semaines, nous avons perdu l’un des noms les plus importants et originaux de la critique culturelle marxiste, Fredric Jameson, qui avait une célèbre maxime présentant l’essence de la méthode dialectique : « Il faut toujours historiciser » disait-il.

Que devons-nous comprendre de cette tâche d’historicisation ? Il s’agit d’examiner chaque phénomène politique, social et culturel dans le cadre de sa formation historique, en distinguant les facteurs déterminants dans sa constitution et en dévoilant les relations qu’il entretient avec les autres parties du la totalité socio-historique. Autrement dit, il s’agit d’analyser ces phénomènes non pas comme des cas uniques, « sensationnels » ou « choquants », mais en les insérant au sein d’une totalité en constante évolution, afin d’examiner leur formation, leur fonction et, par conséquent, les conditions de leur disparition.

Les utilités du crime

Marx nous en offre un petit mais percutant exemple dans l’un des textes réunis dans ses Théories de la plus-value (également connu sous le nom du quatrième volume du Capital). « Un philosophe produit des idées, un poète des poèmes, un prêtre des sermons, un enseignant des livres, etc. Un criminel, quant à lui, produit des crimes. Cependant, lorsque cette branche soi-disant criminelle de la production est examinée de plus près en lien avec toutes les activités productives de la société, il devient nécessaire d’abandonner toute une série de préjugés ». Car, dit Marx, le criminel produit également le Croit pénal, les professeurs de droit, l’appareil judiciaire et policier, ainsi que la littérature criminelle. Il stimule les sentiments moraux et esthétiques, crée l’insécurité au sein de la bourgeoisie en attisant le sentiment de compétition, et influence ainsi le développement des forces productives. Et enfin, en réduisant le chômage, il freine la baisse des salaires. Par conséquent, le crime est « normal » ; tout comme la fausse monnaie a contribué au développement du microscope, le criminel joue un rôle indispensable dans l’évolution de professions « utiles ».

 

La réification de la politique et l’affaire de La Maison turque

Revenons à une histoire criminelle récente.
Il y a quelques semaines encore, une nouvelle sensationnelle est tombée dans les agences de presse. Le maire de New York, Eric Adams, est accusé d’avoir reçu des pots-de-vin et des dons de la part d’hommes d’affaires turcs et au moins d’un fonctionnaire. Depuis des années, il a voyagé à travers le monde en classe affaires avec Turkish Airlines pour des sommes dérisoires, a été logé dans des hôtels et lieux de luxe en Turquie, et a accepté une série d’autres « cadeaux » pour financer ses campagnes. En 2021, il a fait pression sur les pompiers de New York pour obtenir le certificat de conformité pour l’ouverture de la « Maison turque », un gratte-ciel (de 36 étages) qui abrite le consulat général turc ainsi que des missions diplomatiques afin que celle-ci soit prête pour la venue d’Erdogan, malgré de nombreuses lacunes constatées dans le bâtiment. L’acte d’accusation du procureur fédéral et les détails de l’affaire sont disponibles sur internet. Adams, ancien policier et élu du Parti démocrate (après s’être rapproché un temps des républicains), est accusé d’avoir accepté des dons d’un pays étranger, ce qui constitue un crime selon les lois américaines.

Il est évident qu’il n’y a aucune justification à l’achat d’un homme politique qui détient une fonction administrative devant représenter l’intérêt public, et à profiter des avantages qui en découlent. En dehors de l’affaire du la Maison turque, cette proximité a également entraîné pour Adams une coupure des liens avec des cercles turcs opposants, et le fait de s’abstenir de prendre la parole lors de la Journée de commémoration du génocide arménien ce qui aurait fait du tort à l’État turc.

Notamment avec l’avènement du néolibéralisme, la politique s’est de plus en plus réduite à des techniques administratives plutôt qu’à une volonté de concrétiser un projet de société, et elle s’est professionnalisée sous la domination croissante du capital. Cette réification, cette dynamique de marchandisation, a sans aucun doute contribué à créer un terrain plus favorable à la corruption. Ce phénomène est ce que l’on appelle le « capitalisme de copinage » (ou crony capitalism en anglais), qui décrit précisément cette situation.

 

Une histoire d’amour

D’autre part, comme nous le savons, l’existence des lobbys aux États-Unis, en plus d’être légale, est un élément incontournable de la politique. Ils sont même considérés comme un des piliers fondamentaux de la « démocratie participative ». Chaque secteur, que ce soit l’immobilier, les armes, l’énergie, les assurances, le tabac ou les produits pharmaceutiques, dispose de dizaines de sociétés de lobbying associées. C’est une industrie colossale qui emploie des centaines de milliers de personnes. Chaque année, des milliards de dollars sont dépensés pour influencer les décideurs politiques dans l’intérêt des différentes fractions du capital (et sans aucun doute au détriment des travailleurs). Pour l’année 2023, le montant total dépensé s’élève à 4,22 milliards de dollars. Trump, lorsqu’il était président, avait déclaré à propos de la National Rifle Association (NRA), le lobby d’arme le plus puissant au monde, qu’il s’agissait d’un « mariage d’amour » entre eux. Ainsi, la sphère politique s’est pratiquement transformée en un « marché de réglementations juridiques », un marché où les lois sont adoptées en fonction de ceux qui offrent le plus « d’amour »… Il convient également de noter qu’en 2022, la demande de dissolution de la NRA en raison de la corruption de ses dirigeants a été rejetée par le tribunal, au motif que cela constituerait une entrave à la liberté d’expression.

Quant au crime que représente le fait de recevoir des dons d’un pays étranger, il semble bien dérisoire à côté des pressions légales (et prétendument transparentes) exercées par les représentants des États et entreprises étrangers à travers des lobbyistes américains. Ces relations financières visent généralement à obtenir des accords pour achat d’armes et du soutien dans les tensions géopolitiques. Selon les statistiques de 2023, le Liberia occupe la première place avec 235 millions de dollars dépensés, suivi de l’Arabie saoudite (93 millions) et de la Chine (85 millions).

Il est donc temps, juste à ce niveau de l’article, de citer cette célèbre phrase de L’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht, qui, avec la puissance d’une foudre réduit en poudre les fondements de la morale bourgeoise : « Que représente le fait de cambrioler une banque à côté du fait d’en ouvrir une ? »

 

Anomalie et normalisation

L’objectif ici, on l’aura compris, n’est pas de minimiser la corruption politique face aux activités légales de lobbying ou de la légitimer, mais plutôt de souligner que ni l’une ni l’autre ne constituent une anomalie dans le développement historique du capitalisme. De l’expropriation des terres communes à la colonisation, de l’esclavage au salariat, de la création des États-nations à la spéculation financière et, bien sûr, au désastre écologique, le crime, le vol et l’appropriation violente sont inhérents au développement du capitalisme, font partie de la « normalité » de l’accumulation du capital. Le fait que ces pratiques aient acquis une forme légale ou soient revêtues d’une auréole morale n’est pas une question primordiale pour les militants de la gauche radicale.

Dans ce cadre, il est nécessaire d’éviter l’illusion politico-populaire présente dans l’opposition turque, selon laquelle l’affaire de la Maison turque serait un exemple d’exportation par le régime turc de son modèle illégitime et mafieux de gestion étatique vers les États-Unis. Comprendre cela comme une anomalie exotique et « unique à nous », qui n’aurait pas sa place dans le monde moderne, est non seulement une analyse erronée, mais conduit aussi à une mauvaise définition des forces à combattre.

Bien sûr, cela ne doit pas non plus signifier normaliser la situation, comme l’a fait le leader « de gauche » du Parti républicain du peuple (CHP), parti fondateur de l’État turc. Lors d’une visite récente aux États-Unis pour le Congrès de l’Internationale socialiste, Özgür Özel avait déclaré : « Si nous avons bénéficié d’une faveur dans le processus de création d’un tel bâtiment, nous en avons certainement fait plus de notre part. Cela ne peut pas être mesuré en termes d’argent. Des relations d’alliance solides exigeaient ceci » (!). Certes pour les partis de l’Internationale socialiste, se tenir aux côtés de leur propre État et bourgeoisie est une tradition historique. Mais la direction du CHP, qui se revendique fer de lance de l’opposition à l’AKP, s’est dès maintenant retrouvée, au nom d’un soi-disant processus de « normalisation » qui réduirait les tensions et dont Özel se fait l’apôtre, à approuver les faveurs de l’État et à se mettre debout pour accueillir Erdogan.

Dans tout ce tumulte, la tâche des révolutionnaires est, tout en ne perdant jamais de vue l’importance de la lutte pour la démocratie contre le régime autocratique d’Erdogan, d’amplifier les revendications des travailleurs et des opprimés, et de renforcer leurs luttes contre toutes les fractions de la classe capitaliste, qu’elles soient locales ou étrangères, séculières ou islamistes. Cela, jusqu’à ce que l’on rompe le cours criminel de l’histoire et que l’on crée le véritable « état d’exception ».

Le 5 novembre 2024

Cet article a été initialement rédigé pour Çark Başak (Rouage et Épi), le journal mensuel de TIP, Parti Ouvrier de Turquie. Traduit par l’auteur.

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