La récente rébellion étudiante au Bangladesh a mis en lumière l’instabilité qui touche l’Asie du Sud. Pour en savoir plus sur la situation politique dans la région, Israel Dutra a interviewé l’un des plus grands noms de la gauche pakistanaise, Farooq Tariq, qui est également un dirigeant de la Quatrième Internationale.
Peux-tu nous parler de la situation politique actuelle au Pakistan ?
Le Pakistan présente aujourd’hui l’image d’un chaudron bouillonnant marqué par une crise économique qui s’aggrave et par des soulèvements sociaux et politiques dans ses zones périphériques. Cette situation est exacerbée par les problèmes liés au changement climatique, qui représente une menace existentielle pour le pays. La situation politique globale présente un tableau sombre, marqué par le contrôle total de l’armée sur l’État et la société, mais les mouvements sociaux et politiques qui ont lieu dans des régions périphériques, comme dans la province du Baloutchistan, donnent une lueur d’espoir. Le mouvement politique dans la province pakistanaise du Baloutchistan est dirigé contre le contrôle autoritaire et la mainmise de l’élite de l’État pakistanais sur la population ethnique baloutche. En dépit d’une forte répression et d’une occultation totale de ces manifestations par les grands médias, le mouvement politique du Baloutchistan a attiré l’attention des jeunes et continue d’inspirer d’autres ethnies dans le reste des provinces.
Les douzièmes élections générales du Pakistan, qui se sont tenues le 8 février 2024, ont débouché sur une coalition gouvernementale de droite, soutenue par les puissants secteurs institutionnels du renseignement militaire, ce qui pourrait lui offrir une stabilité politique temporaire malgré un contexte de crises persistantes. Les candidats indépendants affiliés au Pakistan Tehreek-e-Insaf (Mouvement du Pakistan pour la justice, PTI), le parti de l’ancien Premier ministre emprisonné Imran Khan1, ont remporté la plupart des sièges élus au suffrage universel direct, mais n’ont pas réussi à obtenir la majorité ou à former une coalition. La Ligue musulmane du Pakistan (PML-N) et le Parti du peuple pakistanais (PPP) ont remporté moins de sièges, mais ont été renforcés par des sièges réservés en vertu des quotas constitutionnels. Shehbaz Sharif, de la PML-N, a été choisi comme Premier ministre, tandis qu’Asif Ali Zardari, du PPP, est devenu président.
La coalition est confrontée à des décisions économiques difficiles, notamment l’élargissement de la collecte des impôts et la réduction des subventions aux carburants afin d’obtenir un renflouement du FMI.
Le nouveau gouvernement de coalition au Pakistan aura besoin d’un soutien important de la part de l’armée et des services de renseignement pour gérer les défis posés par les partisans de M. Khan et les profondes difficultés économiques du pays. Malgré les appels lancés à l’armée pour qu’elle se tienne à l’écart de la politique, elle reste l’institution la plus puissante du Pakistan et exerce une forte influence sur la gouvernance, la politique étrangère et la sécurité nationale. Les critiques de M. Khan ont affaibli le soutien de l’opinion publique à l’armée, même parmi les groupes qui lui étaient auparavant favorables, poussant les forces armées à collaborer plus étroitement avec les politiciens pour préserver leur position dominante. L’ingérence historique de l’armée a contribué à la stagnation économique. Mais cette fois, la menace du mouvement de Khan pourrait dissuader les militaires de renverser le nouveau gouvernement Sharif, qui pourrait disposer de capacités de résistance face à de telles tentatives.
Le pays est confronté à la dette extérieure considérable de 123 milliards de dollars et doit rembourser 78 milliards de dollars d’ici 2026. L’économie pakistanaise souffre de déficits budgétaires et commerciaux chroniques, de faibles recettes fiscales et d’une croissance insuffisante des exportations. Les réserves de devises étrangères couvrent à peine quelques mois d’importations. Le pays est fortement tributaire des prêts du FMI, empruntant 23 fois depuis 1958, principalement pour couvrir des dettes antérieures plutôt que pour investir dans le développement économique.
Les groupes terroristes djihadistes, initialement tolérés dans les conflits avec l’Inde, sont devenus une menace majeure pour la sécurité du Pakistan. Depuis 2000, le pays a subi plus de 16 600 attaques terroristes, qui ont fait près de 68 000 morts, dont 1 080 rien qu’en 2023. Le Tehrik-i-Taliban Pakistan (TTP) constitue actuellement la menace la plus importante, exacerbée par le retour au pouvoir des talibans afghans, qui continuent de soutenir Al-Qaïda et d’abriter le TTP. Le nouveau gouvernement pakistanais s’est engagé à mettre en œuvre un plan global de lutte contre le terrorisme ciblant tous les groupes extrémistes, bien que les efforts passés n’aient pas été suffisants. Cette fois-ci, la nécessité de progrès économiques pourrait conduire à une action plus décisive, ouvrant potentiellement la porte à une amélioration des relations et du commerce avec l’Inde, ce qui pourrait contribuer à atténuer les défis économiques du Pakistan.
Peux-tu expliquer comment le phénomène de l’extrême droite se manifeste au Pakistan et dans la région ?
Au Pakistan, l’extrême droite se manifeste sous la forme de groupes religieux extrémistes et islamistes, notamment le TTP, un groupe religieux d’extrême droite qui exerce une influence considérable sur le plan social et politique. Il est important de comprendre que les forces de droite et d’extrême droite au Pakistan ont toujours été de mèche avec le puissant appareil militaire pakistanais depuis le jihad afghan des années 1980.
C’est le troisième dictateur notoire du Pakistan, le général Muhammad Zia-ul-Haq2, qui a intégré les forces d’extrême droite en leur offrant une législation favorable et des tribunes politiques et sociales. Les politiques de Zia, comme l’ont noté plusieurs spécialistes, ont abouti à la « déobandisation » de l’État -– la secte Deoband étant l’une des ramifications radicales et littéralistes de l’islam traditionnel. C’est pourquoi les factions deobandi exercent une influence considérable par le biais de la rhétorique religieuse, en se concentrant sur des questions telles que les lois sur le blasphème et le sentiment anti-Ahmadiyya3. Ces groupes ont parfois démontré leur pouvoir en organisant de grandes manifestations. Certaines de ces factions ont également été utilisées par l’appareil militaire pour susciter une opposition politique à l’encontre de certains partis politiques traditionnels. Un exemple de cela s’est produit lors des élections de 2018, lorsque le PML-N s’est brouillé avec l’appareil militaire et que ce dernier a utilisé le TTP pour diviser les électeurs dans la province du Pendjab, qui était le principal centre d’électeurs du PML-N.
La violence sectaire entre musulmans sunnites et chiites est également une manifestation majeure de l’extrême droite au Pakistan. Des groupes comme le Lashkar-e-Jhangvi (LeJ) et le Sipah-e-Sahaba Pakistan (SSP) ciblent depuis longtemps les communautés chiites, ce qui entraîne des cycles de violence et de représailles. Ces tensions sectaires sont souvent exacerbées par les dynamiques régionales, en particulier la rivalité entre l’Arabie saoudite à majorité sunnite et l’Iran à majorité chiite.
Dans l’Inde voisine, la situation n’est pas différente. L’extrême droite est étroitement associée au nationalisme hindou, en particulier au Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) et à son aile politique, le Bharatiya Janata Party (BJP). Ce mouvement promeut l’idéologie de l’Hindutva, prône un État hindou et prend souvent pour cible les minorités religieuses, en particulier les musulmans et les chrétiens.
Quel a été l’impact du soulèvement étudiant au Bangladesh ?
Alors que l’attention s’est largement focalisée sur les mobilisations relatives aux quotas, une litanie de griefs s’est accumulée à l’encontre du gouvernement de Hasina Wazed au Bangladesh. Sous le règne de Hasina, le Bangladesh a connu une croissance du PIB, mais cela ne s’est pas traduit par un bien-être économique pour de nombreux Bangladais. Le manque d’opportunités, le taux de chômage élevé chez les jeunes et l’inflation galopante sont des sources de tensions permanentes.
Parallèlement, bien que la Ligue Awami4 ait adopté une politique de tolérance zéro à l’égard de la corruption, du blanchiment d’argent, des pots-de-vin et du népotisme, des scandales ont éclaboussé les ministres du gouvernement. Depuis sa victoire écrasante en 2008, la Ligue Awami a attaqué la démocratie. Par exemple, en 2011, le gouvernement a mis fin à un accord qui permettait à une administration intérimaire de 90 jours, composée de technocrates, d’organiser des élections et de superviser les transferts de pouvoir. La répression des contestations s’est également accrue. Le harcèlement et la détention de militant·es, de personnalités de l’opposition et de défenseur·ses des droits humains sont devenus plus fréquents. Parallèlement, toute critique du gouvernement, y compris la satire et les messages sur les réseaux sociaux, a été criminalisée.
Selon moi, le renversement du gouvernement d’Hasina a créé un vide important au Bangladesh, qui sera probablement comblé par l’appareil militaire et les forces religieuses. Il est important de rappeler que les manifestations étudiantes au Bangladesh n’étaient pas organisées ; il s’agissait de soulèvements spontanés d’étudiant·es qui n’étaient soutenus par aucun parti politique. Eu lendemain des manifestations, les deux forces organisées au Bangladesh restent l’armée et les partis politiques religieux. Il est très probable qu’ils contrôleront le paysage politique. Cela ressemble beaucoup à ce qui s’est passé en Égypte au lendemain du Printemps arabe. Les manifestations ont vu la fin de décennies de régime dictatorial de Hosni Moubarak, mais une fois qu’il a été éliminé, le parti de droite que sont Frères musulmans (al-Ikhwān al-Muslimūn) est arrivé au pouvoir, avant d’être renversé par l’armée. Le cycle s’est alors achevé. Le peuple a protesté et a organisé une révolution contre la dictature de Moubarak, mais il s’est retrouvé à nouveau sous un régime dictatorial parce que les seules forces organisées étaient soit les partis religieux, soit l’appareil militaire.
Quelle est ton analyse du gouvernement de Narendra Modi en Inde ?
Les résultats des récentes élections en Inde ont marqué un changement important dans le paysage politique du pays. Le BJP de Narendra Modi a perdu sa majorité absolue pour la première fois en dix ans, et l’opposition a fait un retour en force. Malgré la réélection de Modi au poste de Premier ministre, son pouvoir est perçu affaibli, car il s’appuie désormais sur des partenaires de coalition pour former le gouvernement. Cette élection a été perçue comme un rejet de l’autoritarisme de Modi, qui a été critiqué pour avoir sapé la démocratie, étouffé les contestations et concentré le pouvoir.
Pour comprendre Modi et son BJP, il est important d’analyser son organisation mère, le RSS5. Le RSS a suivi une approche méthodique et stratégique de sa vision à long terme depuis ses débuts, en particulier au Gujarat. Dans les années 1940, le RSS s’est considérablement développé dans l’État et le nombre de ses membres a augmenté rapidement. Dans les années 1960, les dirigeants du RSS ont commencé à promouvoir un discours sur la masculinité hindoue agressive, ce qui a contribué à accroître les tensions entre hindous et musulmans. Ces tensions ont culminé avec les violentes émeutes de 1969, marquées par des violences à grande échelle contre les musulman·es et des agressions sexuelles contre les femmes musulmanes. Modi, qui a rejoint le RSS dans sa jeunesse, a été fortement influencé par son nationalisme religieux intransigeant. À la fin des années 1980, il est devenu une figure importante du RSS et du BJP et a joué un rôle clé dans la promotion des causes nationalistes hindoues, notamment la campagne pour la construction d’un temple sur le site de la mosquée Babri, qui a finalement été détruite par des extrémistes hindous en 1992.
Au cours des dernières décennies, le RSS a de plus en plus influencé la politique indienne, en particulier grâce à son association étroite avec le BJP. Le RSS a tiré parti de son vaste réseau pour mobiliser les électeurs hindous et influer sur les décisions politiques et éducatives clés. Sous la direction du BJP depuis 2014, le RSS a nommé des dirigeants d’université, révisé les manuels scolaires pour refléter les opinions majoritaires hindoues et a été consulté sur des questions politiques importantes. Malgré les récentes tentatives du BJP de prendre ses distances avec le RSS, le réseau de base de ce dernier reste crucial. L’avenir de la démocratie indienne, avec ses traditions multiculturelles et laïques, est confronté aux défis de ce programme nationaliste hindou dominant.
Tu es l’une des principales références contemporaines de la Quatrième Internationale. Peux-tu nous parler de ton parcours ?
J’étais étudiant et militant de gauche à l’université du Punjab, où j’ai été élu président du syndicat des étudiants du département de psychologie appliquée. J’ai aidé à mener plusieurs batailles contre des fanatiques religieux et j’ai dû quitter le pays après qu’un de mes articles a révélé la conspiration entre la direction de droite du PPP et des hauts gradés de l’armée à la fin de l’année 1977.
J’ai passé huit ans en exil, puis je suis revenu au Pakistan, bien que j’aie eu la possibilité de devenir citoyen des Pays-Bas et d’y rester. Je suis devenu secrétaire général du Labour Party Pakistan, puis du Awami Workers Party, de 1997 à 2019. J’ai quitté l’AWP pour créer un nouveau parti politique, le Haqooq-e-Khalq Party (HKP, Parti des droits du peuple). Je suis le président du HKP. Je suis également secrétaire général du Pakistan Kissan Rabita Committee (PKRC, Comité de coordination des paysans). Le PKRC est la seule organisation pakistanaise affiliée à La Via Campesina. Je dirige également l’équipe asiatique du Forum des peuples Asie-Europe et je suis impliqué dans plusieurs autres plateformes régionales et internationales. n
Le 30 août 2024, propos recueillis par Israel Dutra.
Israel Dutra est sociologue, secrétaire aux mouvements sociaux du PSOL, membre de la direction nationale du parti et du Mouvement de la gauche socialiste (MES/PSOL). Ce texte a été publié par la revue Movimento, et traduit du portugais par Luc Mineto.
- 1Imran Khan est un joueur international de cricket et un homme d’État pakistanais, Premier ministre de 2018 à avril 2022. Il a été destitué, vraisemblablement sous l’influence des États-Unis, en raison de sa position neutre sur la guerre en Ukraine. Le lendemain, lui et sa femme ont été condamnés à 14 ans de prison pour corruption, puis à sept ans de prison ferme pour s’être mariés sans avoir attendu un délai de trois mois après le divorce de celle-ci.
- 2Muhammad Zia-ul-Haq a été, en tant que chef de l’armée depuis 1976, l’instigateur en 1977 d’un coup d’État contre le pouvoir civil et a dirigé le pays jusqu’à sa mort en 1988 dans le crash de son avion, un « sabotage probable ».
- 3L’ahmadisme est un mouvement traditionniste – un courant de l’islam – fondé par Mirza Ghulam Ahmad à la fin du 19e siècle au Penjab, alors sous domination britannique. Mirza Ghulam Ahmad, musulman, fait la paix avec les Anglais et stoppe tout prosélytisme en se présentant comme une réapparition du Messie pour les chrétiens, avatâr de Vishnou pour les hindous. À partir de 1889, Ahmad proclame qu’Allah lui a confié la tâche de restaurer l’islam dans sa pureté et il se déclare mujaddid (« rénovateur »), muhaddith (« traditionniste »). Cette position fait de l’ahmadisme un mouvement vivement combattu par les courants majoritaires de l’islam pour lesquels Mahomet est le dernier prophète.
- 4Ligue du Peuple du Bangladesh, dont la dirigeante est Sheikh Hasina Wazed.
- 5Le Rashtriya Swayamsevak Sangh, en français « Organisation volontaire nationale » est un groupe nationaliste hindou d’extrême droite et paramilitaire fondé en 1925. Le RSS a été fondé comme un groupe éducatif destiné à forger l’unité de la communauté hindoue, à lutter contre le colonialisme britannique et à supprimer le séparatisme musulman. Le Bharatiya Jana Sangh a été créé en 1951 comme branche politique du RSS, pour concurrencer le Parti du Congrès.