Le soulèvement kényan résiste après des décennies de pillage et de pauvreté

par Zachary J. Patterson
Photographie issue du site du MSJC.

Plus de deux mois après que le controversé projet de loi de finances 2024 a déclenché des troubles généralisés, la flamme de la résistance reste vive au Kenya. La lutte menée par les jeunes, principalement construite sur les réseaux sociaux comme X, TikTok et WhatsApp par les Kényans de la génération Z, a transformé des années de frustration latente en nouvelles demandes de gouvernance responsable, de dignité et de justice.

Après l’annulation du projet de loi par le gouvernement, l’appel au rassemblement est passé de #RejectFinanceBill2024 (rejeter le projet de loi de finance) à #RutoMustGo (Ruto doit partir1 ), c’est-à-dire de l’opposition à une augmentation d’impôt qui aurait un impact disproportionné sur les Kényan·es les plus pauvres, à un rejet de l’arrangement politique néocolonial, une mise en accusation publique de l’élite des agents coloniaux et de la classe compradore, et un mandat pour renégocier le contrat social rompu entre les citoyen·es kényan·es et les dirigeants. La jeunesse kényane rejette la pauvreté et l’humiliation perpétuées par les relations inéquitables du système capitaliste mondial, qui ont rendu le Kenya vulnérable à l’agressivité des intérêts étrangers et aux manipulations obscures courantes dans l’agenda impérial mondial.

L’enchevêtrement de la crise de la dette

Une proposition visant à atténuer l’importante crise de la dette du Kenya en levant environ 2,7 milliards de dollars d’impôts a suscité des critiques à l’échelle nationale et le jaillissement de troubles sociaux le 18 juin dernier. Afin d’éviter le défaut de paiement et afin de rester l’une des économies à la croissance la plus rapide d’Afrique, le président kényan William Ruto a présenté le projet de loi de finances 2024 comme une étape nécessaire pour rembourser la dette publique nationale et étrangère stupéfiante de 80 milliards de dollars, qui représente près des trois quarts de la production du pays. Ce montant représente plus du double de la dette publique des pays voisins d’Afrique de l’Est, l’Ouganda et la Tanzanie, qui doivent rembourser respectivement 26 millions et 37 millions de dollars.

Selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, le Kenya consacre actuellement 27 % de ses recettes annuelles au seul paiement des intérêts de la dette2 .

À ce rythme, le Kenya consacre 4,8 % de son PIB au paiement des intérêts de la dette publique, dépassant les 4,4 % dédiés à l’éducation et les maigres 1,9 % investis dans la santé – deux des objectifs de développement durable (ODD) pourtant promus par l’Organisation des Nations unies (ONU) dans leur Agenda 2030 et dont on dit qu’ils sont prioritaires pour les agences internationales de développement et les institutions financières multilatérales.

Attirant l’attention sur la contradiction inhérente entre le développement durable et les priorités du plan de croissance économique du pays, Kenya Vision 2030 – le regroupement multilatéral qui a élaboré et récemment adopté le Cadre de coopération pour le développement durable des Nations unies (CCDNU) – maintient que la nation peut mieux progresser vers la réalisation des ODD en développant les partenariats public-privé et en accueillant une plus grande quantité et une plus grande diversité de financements et d’investissements publics et privés3 . Adoptée en janvier 2022, la feuille de route pour le développement exige des politiques d’austérité qui augmentent les impôts et diminuent les dépenses publiques afin de réduire les déficits budgétaires et rembourser les dettes, en encourageant les dépenses consacrées au développement et les investissements étrangers. Sur les 80 milliards de dollars de dette publique, près de la moitié (47,7 %) est due à des créanciers multilatéraux extérieurs et 30 % à des prêteurs bilatéraux étrangers.

Le Fonds monétaire international (FMI) a joué un rôle majeur dans les difficultés économiques auxquelles est confrontée la majorité des citoyen·es kényan·es

Alors que des années de corruption gouvernementale et de mauvaise gestion financière ont miné la santé économique du Kenya – aggravant et camouflant les causes systémiques de la crise actuelle de la dette – les prêts du FMI ont aggravé les difficultés, perpétuant un cycle d’endettement qui affecte de manière disproportionnée les communautés les plus pauvres et les plus vulnérables. En avril 2021, le FMI a conclu un accord de prêt de 38 mois avec le Kenya qui lui permettrait d’accéder à 2,34 milliards de dollars en échange de la mise en œuvre d’une augmentation des impôts, de la réduction des subventions et d’une diminution des dépenses inutiles en privatisant les entreprises d’État4 .

Cet accord a été prolongé de dix mois l’été dernier et un montant supplémentaire de 941 millions de dollars a été approuvé en janvier 2024, portant le total actuel de la dette approuvée par le FMI à 3,9 milliards de dollars en échange de réformes de gouvernance plus larges qui, selon l’organisation, sont censées remédier aux faiblesses des programmes publics, renforcer les efforts de lutte contre la corruption, consolider les cadres financiers de lutte contre le terrorisme, améliorer les opérations de la Banque centrale et faire progresser les politiques en faveur d’une croissance soutenue et inclusive. Selon les archives du FMI, le Kenya a conclu plus de vingt accords de prêt similaires depuis qu’il est devenu membre de l’institution en 19645 . Ces accords ont piégé économiquement le Kenya ; le peuple kényan devrait étudier de façon critique la manière dont l’impérialisme s’impose par la fiscalité, et s’émanciper de l’architecture de la finance internationale néocoloniale.

Impérialisme, financement et faveurs

Il est indéniable que les États-Unis – le principal actionnaire et la plus grande puissance au sein du FMI – soutiennent ces mesures d’austérité imposées au Kenya. Il est également indiscutable que, depuis son élection en 2022, le président Ruto est devenu la nouvelle coqueluche de la coopération étrangère des États-Unis et du G7 en Afrique ; la décision de Ruto d’envoyer mille policiers kényans en Haïti pour soutenir une mission de « maintien de la paix » financée par les États-Unis, malgré l’opposition du peuple kényan, a confirmé son engagement en faveur des intérêts de la classe dirigeante occidentale. Malgré les protestations nationales et les critiques internationales, quatre cents policiers kényans ont débarqué en Haïti le 26 juin.

Travaillant avec les autorités haïtiennes et un contingent de deux mille cinq cents policiers de différents pays, les policiers kényans ont pour mission de déployer des forces pour rétablir la sécurité face à la violence des gangs et instaurer la loi et l’ordre. S’exprimant avec enthousiasme, Ruto s’est adressé au Conseil de sécurité de l’ONU sur la mission de maintien de l’ordre en octobre 2023, et, selon Gathanga Ndung’u, « il a réitéré sa rhétorique populiste panafricaine de “coopération” et de “solidarité” entre les Noirs du monde entier »6 . L’habileté du président Ruto à satisfaire tout le spectre des sentiments panafricains masque une imposture dont les peuples d’Afrique ont déjà été témoins à maintes reprises, ce qui fait de lui un dirigeant kényan particulièrement hypocrite et dangereux.

Après s’être présenté et fait apprécier de ses compatriotes africain·es comme un panafricaniste partisan d’une économie et d’une politique au service du peuple au cours de son ascension au pouvoir, Ruto a adapté sa posture diplomatique et s’est assis à la table des impérialistes en prêtant allégeance aux besoins des puissances occidentales7 . En retour, les dirigeants américains ont fait l’éloge de la présidence Ruto en la qualifiant de « sympathique » et « durable », malgré l’usage excessif par le gouvernement kényan de la force brutale et mortelle contre les manifestations qui ont eu lieu ces deux derniers mois, les expulsions forcées de citoyen·es de zones touchées par des catastrophes climatiques et une grande tolérance pour des exécutions extrajudiciaires par l’État8 .

Comme le suggère l’analyse de Black Alliance for Peace, « le soutien excessif et les louanges publiques accordés par le gouvernement américain au président kényan William Ruto représentent le mépris raciste que cet État colonisateur nourrit à l’égard de toute l’Afrique »9 . En acceptant les conditions défavorables des accords financiers et en exécutant sans sourciller toutes les tâches exigées par les engagements géopolitiques de l’État kényan envers les États-Unis, la Grande-Bretagne et d’autres puissances étrangères, le gouvernement kényan et le président Ruto ont consolidé la position du Kenya en tant que représentant de l’impérialisme occidental en Afrique – une position célébrée par le président américain Biden lors de l’annonce de la désignation du Kenya en tant qu’allié majeur non-membre de l’OTAN10 .

La place des États-Unis

Étant donné le rôle que joue le Kenya actuellement dans le domaine de la défense et de la sécurité en Haïti, en Somalie et dans la mer Rouge, les dirigeants politiques américains sont bien mieux disposés à travailler au côté de Ruto pour réprimer les manifestations contre le gouvernement et le coût de la vie actuel, afin de maintenir l’image de stabilité et de paix du Kenya aux yeux de ses investisseurs multinationaux. Face aux inquiétudes liées à la concurrence de la Chine et de la Russie en matière de répartition des marchés et des ressources naturelles, et face à la détérioration des relations entre les États-Unis et l’Éthiopie et à la perte récente du Niger comme partenaire en termes de sécurité dans la région du Sahel, les États-Unis seront d’autant plus désireux de protéger leurs partenariats existants sur le continent. Des mesures visant à consolider ce partenariat militaire et policier sont actuellement prises sous la forme d’une proposition d’expansion de la présence militaire américaine au Camp Simba à Manda Bay, au Kenya11 .

S’assurant le soutien de la puissance militaire américaine contre les voix politiques oppositionnelles, le gouvernement kényan a déployé ses forces pour les mettre au service de l’impérialisme, en maintenant la loi et l’ordre dans des territoires occupés rendus ingouvernables par des guerres civiles et des troubles politiques générés par l’étranger. La classe dirigeante kényane a accepté d’envoyer son peuple combattre et mourir sur des terres étrangères au nom des intérêts occidentaux, sacrifiant des vies kényanes sur l’autel du capitalisme mondial en échange d’une reconnaissance politique, de l’impunité et de faveurs financières. Le pays sert de force mercenaire à l’impérialisme occidental malgré le piège de la dette qui a paralysé l’économie du Kenya et l’a rendu dépendant de l’aide financière étrangère et des prêts accordés par des bailleurs de fonds internationaux tels que le FMI et la Banque mondiale.

La dette

Toutefois, comme la dynamique du pouvoir mondial continue de consolider le pouvoir des multinationales du secteur privé et l’influence des investissements chinois et russes, la liste des créanciers qui détiennent la dette extérieure du Kenya continue de s’allonger au-delà des grandes banques situées à New York et à Londres. La Chine s’est rapidement imposée comme l’un des prêteurs et investisseurs les plus importants en Afrique12 . Selon une étude récente de l’université de Boston, depuis 2000, la Chine a prêté aux pays africains plus de 170 milliards de dollars, dont 134 milliards proviennent des institutions chinoises finançant le développement13 . Un récent rapport du New York Times suggère que la Chine continue à maintenir un portefeuille de prêts qui rivalise avec celui des institutions financières de Bretton Woods14 . Selon les estimations du FMI, à la fin 2022, le Kenya devait plus de 6 milliards de dollars à la Chine au titre des prêts reçus depuis 2000.

L’achèvement du projet Lamu (un port en eau profonde reliant la côte kényane aux marchés asiatiques) ne fera que renforcer l’avantage commercial stratégique de la Chine en Afrique de l’Est. Par le biais du programme de la « nouvelle route de la soie », maritime, la Chine obtiendra un accès substantiel aux ressources et aux marchés africains en échange de la poursuite des prêts pour la « défense » et d’une base de lutte contre le terrorisme dans le nord du Kenya. Selon le Groupe de recherche et d’initiative pour la libération de l’Afrique (GRILA-Toronto), « si le Kenya ne rembourse pas la dette qu’il a contractée, ce qui semble probable, le port de Lamu deviendra bientôt un nouvel espace de souveraineté de l’État chinois en Afrique subsaharienne »15 .

Outre la coopération et l’aide financière de la Chine, le FMI a indiqué que le Kenya devait plus de 7 milliards de dollars aux détenteurs d’obligations étrangères, 3,8 millions de dollars aux pays industrialisés, plus de 3 milliards de dollars à la Banque africaine de développement et 2 milliards de dollars aux banques commerciales internationales. Les questions de souveraineté économique et d’inégalité, ainsi que l’indignation du public face à des dirigeants politiques non représentatifs et irresponsables, ont culminé dans la résistance féroce qui a tenu pendant plus de deux mois au Kenya – mais alors, que les manifestant·es construisent leur mouvement pour le changement, ils ne doivent pas perdre de vue la fluidité des dynamiques géopolitiques plus larges qui sont susceptibles d’avoir un impact sur la situation sur le terrain.

Le mode d’évaluation du progrès par la communauté internationale, à savoir le développement néolibéral et la croissance économique axée sur le marché – selon laquelle le Kenya apparaît comme le phare capitaliste de l’Afrique de l’Est – ne sont que des constructions imaginaires qui masquent les inégalités, les injustices et les trahisons politiques qui persistent soixante ans après l’indépendance. Alors que les combattants de « l’armée kényane pour la terre et la liberté » (KLFA) étaient exécutés par les forces coloniales britanniques, l’élite postcoloniale émergente – la bourgeoisie nationale qui s’est hissée au pouvoir en collaborant avec les autorités britanniques contre la KLFA – a remplacé les colons en tant que classe dominante et a amassé de vastes étendues de terres aux dépens de la majorité des habitants du pays. Comme le décrit Wairimu Gathimba, de la même façon que le secteur privé et les acteurs internationaux ont profité matériellement et économiquement des terres ailleurs en Afrique, le Kenya a connu de son côté la colonisation de ses terres pour le commerce agricole, l’extraction des ressources naturelles et « le grand mensonge de la conservation »16 , faisant de la terre kényane un lieu où les maîtres impériaux perdurent17 .

La classe compradore et l’élite politique continuent de se mettre, et la terre kényane avec elles, à la disposition du capital multinational et des intérêts étrangers, favorisant les intérêts d’une minorité et laissant le peuple déclarer « not yet Uhuru », c’est-à-dire pas encore de libération, pas encore de souveraineté sur les terres ancestrales, et pas encore la priorité aux besoins du peuple. La courte histoire de la nation a montré que, tant que les promesses de décolonisation politique et économique ne seront pas pleinement réalisées, le gouvernement kényan continuera à se heurter à la fureur de son peuple et à son désir ardent de forger un changement social vers une indépendance inclusive, équitable et juste.

Allumer la résistance

Le 18 juin, les citoyens kényans ont déplacé dans la rue les critiques, les discussions et les délibérations qui bouillonnaient sur internet depuis plus d’un an. Dans les mois qui ont précédé la manifestation initiale #RejectFinanceBill2024, la jeunesse kényane a utilisé les réseaux sociaux pour partager des informations, critiquer collectivement la corruption du gouvernement et discuter des notions de souveraineté, d’organisation politique et de leur responsabilité constitutionnelle de lutter collectivement pour une société libre et juste. En utilisant les réseaux sociaux, les Kényans de la génération Y et de la génération Z18  ont revendiqué un espace virtuel à la fois en dehors du domaine politique conventionnel et éloigné de l’interface formelle avec le gouvernement. Leur utilisation de ces espaces virtuels a contribué à la participation au mouvement d’un grand nombre d’acteurs, a fourni une voie alternative pour générer une critique de masse et a encouragé un engagement direct et collectif des citoyens vis-à-vis de l’État.

La jeunesse kényane a fait du cyberespace un terrain de résistance où elle continue à se mobiliser, à élaborer des stratégies et à inciter ses concitoyens à descendre dans la rue. Si les premières étapes de ce soulèvement ont une nouvelle fois montré la capacité indéniable des réseaux sociaux à mobiliser les gens à des fins politiques, la question de leur capacité à se prémunir contre la désinformation et la polarisation reste préoccupante. Les risques importants de surveillance par le secteur privé et de répression d’État rendent incertaine la viabilité des réseaux sociaux en tant qu’espace d’organisation radicale.

Après une semaine d’agitation publique et la prise d’assaut du Parlement kényan par des milliers de manifestants le 25 juin, le soulèvement a abouti à sa première et principale revendication, le rejet total du projet de loi de finances19 . Au moins dix-neuf personnes ont été tuées par la police dans le chaos qui a entouré la prise du Parlement par le peuple, ce qui a finalement abouti au retrait du projet de loi par le président Ruto le jour suivant. Si le 25 juin restera sans aucun doute dans les mémoires comme une victoire historique pour le peuple kényan, le succès de la campagne #RejectFinanceBill2024 a également fait retomber l’énergie généralisée du soulèvement.

Les discussions en ligne et les manifestations qui ont suivi à Nairobi et dans tout le pays sous le mot d’ordre #RutoMustGo ont eu moins d’impact. Alors que certains citoyens se sont retirés dans la sécurité des espaces politiques virtuels sur les réseaux sociaux, d’autres continuent à s’organiser à la fois virtuellement et dans leurs communautés – en partageant leurs mécontentements, en élaborant des actions collectives et en consolidant leurs demandes de changement social. Les manifestations antigouvernementales décentralisées ont persisté dans tout le pays, affirmant les demandes renouvelées du peuple pour un leadership responsable, une justice économique et une souveraineté nationale libre de toute ingérence internationale.

Une révolte ancrée

Dans une récente interview accordée au podcast Africa Stream, Booker Ngesa Omole, vice-président et Secrétaire national à l’organisation du Parti communiste du Kenya, a expliqué que le parti utilisait l’analogie de l’eau bouillante pour illustrer le fait que le soulèvement repose sur des efforts d’organisation de longue haleine ; tout comme une casserole d’eau ne bout pas tant qu’une chaleur constante ne l’a pas portée à ébullition, le soulèvement populaire et les manifestations en cours sont le fruit d’années de lutte et d’organisation20 . Depuis la lutte en 2010 pour l’adoption d’une Constitution démocratique, multipartite et privilégiant le peuple – concluant un processus qui a débuté dans le cadre de la résolution du conflit violent qui a suivi les élections de 2007 – les Kényan·es se sont organisé·es dans le cadre de ce que Njuki Githethwa appelle la cinquième vague de mouvements sociaux en faveur d’un constitutionnalisme consolidé et de la justice au sein de l’ordre social et politique existant21 .

Aboutissement d’années de résistance, dont la lutte pour l’indépendance et le triomphe du peuple sur la dictature autoritaire, la Constitution de 2010 limite le pouvoir exécutif, équilibre l’autorité et garantit les droits des femmes, des minorités et des communautés marginalisées, ouvrant ainsi la voie à un système politique plus inclusif et à une participation citoyenne protégée. À l’instar de la bataille pour la démocratie constitutionnelle, le soulèvement actuel n’est pas le fruit d’un catalyseur isolé. La proposition de loi fiscale (Finance Bill 2024) n’est que l’un des nombreux griefs enflammés qui incluent l’exploitation, l’oppression et le mépris du peuple.

L’agitation bouillonnante contre les inégalités et les injustices est visible depuis plus d’un an. Comme actuellement, des marches contre le coût de la vie ont eu lieu dans les rues de Nairobi l’été dernier, lorsque l’ancien Premier ministre Raila Odinga, aujourd’hui dans l’opposition, a rallié les citoyens en colère pour protester contre les nouvelles augmentations d’impôts22 .

Depuis son élection, le président Ruto a affirmé à plusieurs reprises qu’il voulait mettre fin à la violence et à la terreur provoquées par la police kényane. Pourtant, selon les défenseurs des droits humains, 130 personnes ont été assassinées en 2022 et 118 ont été victimes d’exécutions extrajudiciaires l’année dernière23 . Les abus de pouvoir constants et l’usage excessif de la force ont influencé la campagne de justice sociale en cours contre les exécutions policières illégales, les enlèvements et les disparitions. En avril 2024, après que des inondations dévastatrices ont submergé des communautés le long de la rivière Mathare – affectant très durement les plus démunis des habitants de Nairobi et forçant des milliers de personnes à travers le pays à fuir et à chercher refuge – le gouvernement a ignoré les appels à l’aide et a préféré saisir des terres et raser des maisons pour éviter de nouvelles catastrophes et encourager des investissements rentables au bord de la rivière, là où se trouvaient autrefois ces résidences informelles d’Eastlands.

La population a rapidement réagi au mépris et à la mauvaise gestion du gouvernement, en lançant une campagne contre la brutalité de l’État et en portant dans les rues ses revendications en matière de dignité et de droit au logement24 . Les manifestations d’enseignant·es ont également repris en avril, les dirigeant·es des syndicats de tout le pays ont souligné les problèmes sectoriels concernant les salaires, les contrats et le statut des travailleur·ses25 . Le conflit entre le gouvernement et le Kenya Nation Union of Teachers (KNUT) persiste et une grève nationale des enseignants est imminente, tandis que des appels sont lancés au président Ruto pour qu’il mette pleinement en œuvre les termes de l’accord de la convention collective 2021-202526 .

Un mois plus tôt, près de quatre mille médecins du secteur public de la santé se sont mis en grève pendant près de deux mois pour demander au gouvernement d’approuver une convention collective vieille de 2017 et une amélioration du droit du travail27 . De plus, les défenseur·es du climat continuent d’organiser des manifestations publiques de manière régulière en réponse à l’expansion de l’industrie des combustibles fossiles à Kisumu28 . Avec l’éclosion de contestations et de griefs divers, un mouvement de masse exigeant le changement a pris de l’ampleur.

Cartographie de la trajectoire de la résistance

Le soulèvement des jeunes qui a fait échouer le Projet de loi de finances 2024 s’est transformé en un mécontentement généralisé contre les profonds problèmes socio-économiques. Le soulèvement a révélé les points de faiblesse du gouvernement et a effacé l’image fausse selon laquelle la jeune génération serait apolitique. Au contraire, le soulèvement marque l’éveil politique et la prise de pouvoir d’une génération qui ne vivra plus dans la pauvreté et l’humiliation, ni ne sera réduite au silence ; c’est l’affirmation d’une génération qui se lève, dans ce moment de rupture dans l’histoire politique du Kenya, pour exiger la dignité et la justice pour les masses.

Jusqu’à présent, elle est restée fidèle à ce qu’elle revendique : être sans chef, sans tribu et sans peur. Malgré la répression violente de la police et de l’État, les citoyen·es continuent de se rassembler, de manifester et de présenter des pétitions aux dirigeants – allant même jusqu’à danser dans les rues pour célébrer leur énergie et leur unité dans leur lutte pour la justice et l’égalité. Leur courage et leur détermination sont évidents, comme en témoigne la vidéo virale de la coordinatrice du Mathare Social Justice Centre, refusant d’être arrêtée et déclarant : « lorsque nous perdons notre peur, ils perdent leur pouvoir »29 . Il n’y a pas de meilleur slogan pour ce mouvement mené par les jeunes dans ce moment révolutionnaire de l’histoire kényane.

Par des discussions politiques et d’organisation dans des espaces virtuels, les digital natives30  kényans – une population composée de jeunes des générations Y et Z – attisent les flammes d’un changement social radical, identifiant à juste titre leur manque de contrôle sur leur travail et son produit (c’est-à-dire le paiement des impôts), et demandant à être libérés des décennies de violence économique, d’extractivisme occidental et d’impérialisme auxquels la classe politique est reliée depuis l’indépendance. En élargissant ses perspectives et en construisent des coalitions larges, le mouvement de masse exige du gouvernement qu’il donne la priorité aux intérêts du peuple et qu’il construise un pays dans lequel elles et ils puissent vivre, travailler et s’épanouir.

De la KLFA31  dans les années 1950 au Mouvement du Douze Décembre - Mwakenya (DTM, un mouvement marxiste clandestin) dans les années 1980, des voies alternatives ont été tracées avant, pendant et après l’indépendance du Kenya. La lutte actuelle a produit un nouvel espoir collectif capable de construire une alternative politique, mais l’histoire suggère qu’une organisation centralisée, une clarté politique et un programme politique produisant de l’homogénéité seront nécessaires pour que le peuple se lève avec cohésion et se libère.

Selon Njuki Githethwa, la manière dont ce soulèvement sera orienté vers un ordre social radical et juste dépend de la capacité des forces sociales, des organisations radicales et des mouvements révolutionnaires à chevaucher la dynamique actuelle32 . On observe déjà une dynamique qui va dans cette direction avec la formation du Comité national provisoire de coordination de l’Assemblée populaire (NCCPA), un front uni composé de divers mouvements et organisations politiques de gauche, comme le Parti communiste du Kenya, la Ligue socialiste révolutionnaire, Kongomano la Mapinduzi, des groupes d’étudiants, des centres pour la justice sociale et des collectifs féministes.

Alors que les citoyens concernés continuent de délibérer et de s’éduquer mutuellement dans des espaces virtuels, les activistes de gauche construisent organiquement le mouvement en partant de la base avec les membres de la communauté. Dans un entretien récent avec le podcast « Millennials are Killing Capitalism », Wanjira Wanjiru explique qu’une coalition nationale d’organisations de gauche a lancé une série de réunions publiques afin d’éduquer et de mobiliser les masses pour construire une perspective révolutionnaire33 . Avant la marche de NaneNane du 9 août34 , le « Social Justice Centres Working Group » (SJCWG) – un mouvement populaire basé à Nairobi et composé de plusieurs centres communautaires de justice sociale qui défendent une démocratie inclusive et les droits humains – a commencé à organiser des assemblées populaires régulières. Organisées dans les centres de justice sociale de la ville, ces assemblées permettent aux Kényan·es de se réunir, de discuter des problèmes, de partager des idées et d’élaborer des stratégies pour aller de l’avant collectivement.

Le fait de se réunir dans des forums publics pour apprendre et construire ensemble un mouvement radical est, en soi, une forme de résistance à l’individualisme promu par le néolibéralisme croissant de la société kényane. Cependant, pour que cette résistance soit efficace dans la poursuite d’un changement radical, elle doit continuer à aller au-delà de son infrastructure décentralisée actuelle et de ses actions spontanées. Le mouvement partage une histoire face à l’exploitation et à l’oppression coloniale ; cette identité commune peut être mobilisée pour bâtir la conscience d’une force collective pour un nouveau possible.

Bien que la vitalité du mouvement soit encourageante, le test de toute opposition est sa capacité à se maintenir sur la durée. Pour maintenir le succès global du mouvement face à une élite dirigeante bien organisée et disposant de ressources suffisantes, il faudra une organisation politique consolidée, une pensée stratégique révolutionnaire et une discipline tactique. Il est trop tôt pour savoir dans quelle direction le mouvement actuel au Kenya pourrait s’orienter, car la répression violente et les arrestations de manifestant·es se poursuivent à chaque action collective35 . La victoire contre le Projet de loi de finances 2024 a ravivé la démocratie populaire dans le pays, et les organisateurs saisissent le moment pour donner un sens concret à la faillite de la rhétorique sur la « démocratisation » et la « bonne gouvernance » en Afrique.

La coalition nationale est confrontée à de nombreux obstacles alors qu’elle s’efforce d’élargir le mouvement et de consolider la lutte dans le cadre d’un programme idéologique et politique commun. L’État construit un discours prétendant que le mouvement est inorganisé, limité car spontané, et manquant de vision politique ou de stratégie cohérente. De nombreux acteurs de la société civile et d’ONG financés par l’Occident se sont fait l’écho de ce discours, encourageant les progressistes et les révolutionnaires à rester inorganisés face aux réalités matérielles, à s’identifier au leadership central et à rechercher des réformes politiques et des solutions institutionnelles conventionnelles pour leurs revendications.

Une analyse marxiste approfondie affirmerait à juste titre que les grands idéaux prétendument nécessaires à l’organisation d’un mouvement de masse ne font que refléter la réalité matérielle et donc indirectement font appel aux relations et dynamiques matérielles. Il n’est pas certain que ce mouvement adopte une orientation socialiste – mais le fait de révéler les changements sociaux radicaux nécessaires pour parvenir à une souveraineté politique et économique juste et équitable pour le Kenya et son peuple, doit empêcher l’État, la finance mondiale et leurs alliés géopolitiques d’obscurcir l’avenir que les Kényans méritent. Pour ce faire, il faut adopter un point de vue révolutionnaire et anti-impérialiste que seule une perspective marxiste peut mettre en lumière. 

Le 3 septembre 2024

Cet article a été publié par Spectre. Traduit par Nath Coco. 

  • 1William Ruto est le président de la République du Kenya depuis le 13 septembre 2022, après avoir été vice-président durant les mandats d’Uhuru Kenyatta, de 2013 à 2022.
  • 2Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, « Debt at a Glance », UN Trade and Development.
  • 3Nations unies Kenya, Cadre de coopération pour le développement durable des Nations unies Kenya 2022-2026.
  • 4Key Questions on Kenya”, International Monetary Fund, updated 22 août 2024.
  • 5“Kenya”, International Monetary Fund, 22 août 2024.
  • 6Gathanga Ndung’u, “Kenya, A loyal lieutenant of imperialism”, Review of African Political Economy, 12 décembre 2023.
  • 7Larmbert Ebitu, “Pan-African Masquerade; William Ruto with the Mask Off”, Black Agenda Report, 27 septembre 2023.
  • 8 Rights Groups”, Barron’s, 24 avril 2024.
  • 9Joseph R. Biden Jr., “Memorandum for the Secretary of State”, White House, 24 juin 2024.
  • 10Voir la note 9.
  • 11Harry Verhoeven and Michael Woldemariam, “Who lost Ethiopia? The unmaking of an African anchor state and U.S. foreign policy”, Contemporary Security Policy 43, n° 4 (2022): 622–50 ; Al Jazeera and News Agencies, “US agrees to withdraw troops amid Niger amid Sahel regions pivot to Russia”, Al Jazeera, 20 avril 2024 ; Joseph Clark, “Austin Welcomes Kenya’s President to Kenya Amid Long Strides in Defense Ties”, U.S Department of Defense, 24 mai 2024.
  • 12Un rapport de Debt Justice relativise cependant le poids de la Chine « La Chine pèse bien moins lourd que les créanciers privés dans l’endettement du continent. En 2022, ces derniers possédaient 35 % de la dette extérieure des pays africains, contre « seulement » 12 % pour la Chine (on parle ici des créanciers publics et privés chinois). De leur côté, les créanciers multilatéraux (principalement Banque mondiale et FMI) représentaient 39 % de la dette extérieure publique de ces pays. Par ailleurs, selon Debt Justice, la Chine prend, en moyenne, un taux d’intérêt de 2,7 % sur ses prêts aux pays africains, contre 5 % pour les créanciers privés. » « Questions/réponses sur la Chine ; La Chine fait-elle pareil que la Banque mondiale, le FMI et les États-Unis ? », par Éric Toussaint, 17 février 2024, sur le site du CADTM.
  • 13“A New State of Lending; Chinese Loans to Africa”, BU Global Development Policy Center, 18 septembre 2023.
  • 14Patricia Cohen and Keith Bradsher, “Behind the Deadly Unrest in Kenya, a Staggering and Painful National Debt”, New York Times, 26 juin 2024.
  • 15Kristin Plys, “Africa-China Relations; South-South cooperation or a new Imperialism”, Review of African Political Economy, 13 janvier 2022.
  • 16Lire Le grand mensonge de la conservation, de John Mbari et Mordecai Ogada, 2016.
  • 17Wairimu Gathimba, “Kenya at 60; Field notes from the neocolo-ny, and the civilising politics of betterment in the Ruto Hustler era”, African Arguments, 14 décembre 2023 ; Barbara Plett Usher and Farouk Chothia, “Kenya’s president withdraws tax plan after deadly protest”, BBC News, 27 juin 2024.
  • 18Respectivement les personnes nées entre le début des années 1980 et le milieu des années 90 et les personnes nées entre le milieu des années 1990 et le début des années 2010.
  • 19Evelyne Musambi, “Anti-tax protesters storm Kenya’s parliament, drawing police fire as president vows to quash unrest”, Associated Press, 25 juin 2024 ; Barbara Plett Usher and Farouk Chothia, “Kenya’s president withdraws tax plan after deadly protest”, BBC News, 17 juin 2024.
  • 20“Pan-African Attitude Ep 11. – Kenya’s Anti-Finance Bill Protest”, YouTube video, 1-13-45, publié par Africa Stream le 28 juin 2024 ; Communist Party of Kenya (website).
  • 21Njuki Githethwa, “Vistas of the emerging social movement in Kenya”, Ukombozi Review, 19 janvier 2021.
  • 22Peter Muiruri, “Death-toll rises as Kenya’s cost-of-living protests continue”, Guardian, 21 juillet 2023.
  • 23Agence France-Presse, cf. note 8.
  • 24Zachary Patterson, “Institutional failure, police brutality, and the quest for climate justice in Kenya”, Review of African Political Economy, 16 mai 2024.
  • 25“Kenya; The resurgence of teacher protests and infighting within civilian and security institutions”, Armed Conflict Location and Event Data Project, 24 mai 2024.
  • 26Sharon Resian, “Teacher Strike Looms Amid Calls For The CBA Agreement To Be Fulfilled”, Capital News, 12 août 2024.
  • 27Kahura Mundia, “Kenyan doctors’ strike; the government keeps failing to hold up its end of the bargain”, Conversation, 26 avril 2024.
  • 28Kisumu est la troisième plus grande ville du Kenya après Nairobi et Mombasa. Créée en 1901 par les Britanniques comme point d’embarquement et de débarquement, à bord de ferries, du chemin de fer entre Mombasa et l’Ouganda, elle est aussi le port lacustre le plus important du lac Victoria. “Kenya; Climate activists march against fossil fuel industry,” Africanews, 19 avril 2024.
  • 29MSJC est une organisation communautaire située dans l’un des plus grands quartiers informels du Kenya, qui milite en faveur de la justice sociale par le biais de l’organisation communautaire, de campagnes et de la documentation sur les violations des droits humains. Instagram post by Gloria Eyo (Maduka) (@thegloriaeyo), 19 juin 2024.
  • 30Digital natives est une expression américaine désignant la généra-tion ayant grandi en même temps que le développement d’Internet. On considère généralement que les digital natives sont né·es entre 1980 et 2000 et sont des utilisateurs·rices naturel·les et intensifs d’Internet et des téléphones portables.
  • 31L’Armée pour la terre et la liberté du Kenya (KLFA), également connue sous le nom de Mau Mau, est un mouvement indépendan-tiste kényan qui a lutté contre la domination coloniale britannique au Kenya pendant la rébellion des Mau Mau, de 1952 à 1960. Le KFLA a été dirigé par Dedan Kimathi pendant la majeure partie de son existence. Au bout de quatre ans, les forces britanniques ont réussi à détruire militairement la KFLA, et Kimathi a été capturé et exécuté en 1957. Bien que la rébellion des Mau Mau ait été finalement réprimée, elle a joué un rôle majeur dans l’obtention de l’indépendance du Kenya, qui a eu lieu en 1963.
  • 32Njuki Githethwa, “Everything must fall, everything must change”, Review of African Political Economy, 8 juillet 2024.
  • 33« Wanjira Wanjiru on #RutoMustGo Protests in Kenya », YouTube video, 50-02, posted by “Millenials are Killing Capitalism”, 13 août 2024.
  • 34Initialement, la journée Nane Nane, qui se déroule le 8 août, vise à reconnaître la contribution des agriculteurs à l’économie nationale tanzanienne. Nane Nane signifie « huit huit » en swahili, la langue nationale de la Tanzanie (et du Tanganyika et du Zanzibar, les deux pays dont l’union a donné naissance à la République unie de Tanzanie en 1964).
  • 35Citizen Reporter, “Nane Nane; 174 Reporters Arrested, As Police Claim They Were Not Notified Of Demos”, Citizen Digital, 8 août 2024.