Publié par Haaretz. Amjad Shurrab, employé de la maternité Al-Quds dans l’important quartier de Kafr Aqab à Jérusalem-Est, monte plusieurs fois par jour sur le toit du bâtiment. Vingt-huit grands réservoirs d’eau y sont placés, chacun d’une capacité de 1500 litres. Amjad Shurrab se déplace parmi eux, les secouant et les frappant pour voir la quantité d’eau qu’ils contiennent. Il grimpe sur une échelle pour jeter un coup d’œil à l’intérieur, vérifiant le système complexe de tuyaux et de pompes qui alimentent tout le bâtiment en eau.
«L’eau est un élément grave un hôpital», déclare le directeur de l’hôpital, Taqi Qaissi. «Nous devons constamment vérifier la quantité d’eau restante. Nous n’avons plus d’eau qu’un ou deux jours par semaine, mais même dans ce cas, la pression dans les tuyaux est insuffisante et l’eau ne peut pas circuler.»
Sans approvisionnement régulier, l’hôpital doit dépenser des milliers de shekels par semaine pour acheter des camions-citernes afin que les femmes puissent se doucher après l’accouchement. Taqi Qaissi affirme que plusieurs agences gouvernementales sont au courant de la crise, notamment le ministère de la Santé et la municipalité de Jérusalem, mais qu’aucune d’entre elles n’a proposé son aide.
Il n’y a toujours pas d’eau courante à Kafr Aqab, un vaste quartier du nord de Jérusalem-Est qui compte plus de 100 000 habitants. Un habitant dont la maison a l’eau courante plus d’un jour par semaine est considéré comme chanceux. Des dizaines de milliers d’autres n’ont de l’eau que quatre à neuf heures par semaine.
La situation, qui dure depuis deux mois, se détériore. Ceux qui avaient de l’eau deux jours par semaine n’en ont plus qu’un jour. Et ceux qui en avaient durant un jour n’en ont plus que durant quelques heures. Les différentes agences concernées se renvoient la responsabilité. Il s’agit de la municipalité, de l’Autorité de l’eau – l’organisme de régulation du gouvernement israélien –, de Mekorot, la compagnie nationale des eaux, et de Hagihon, la compagnie municipale des eaux. Les habitants sont de plus en plus désespérés. La situation s’aggrave et l’un d’entre eux a lancé un avertissement: «Cet endroit va devenir un deuxième Gaza.»
La zone de Kafr Aqab n’a pas toujours fait partie de Jérusalem. En 1967, lorsque Jérusalem-Est a été annexée et que la carte de la ville a été redessinée, l’aéroport de Qalandiyah (plus tard Atarot) y a été ajouté. Les ministres qui ont approuvé la carte envisageaient Jérusalem comme une capitale dotée d’un aéroport international très actif. Les compagnies aériennes étrangères ont toutefois boycotté l’aéroport, qui a finalement été abandonné au cours de la seconde Intifada.
L’inclusion de l’aéroport dans les frontières de la ville a également entraîné l’annexion de Kafr Aqab, un petit village verdoyant situé au nord de la ville. Jusqu’à la construction de la barrière de séparation de la Cisjordanie, il y a vingt ans, il s’agissait d’une modeste zone entourée de champs et de vergers. La construction de la barrière l’a coupé de Jérusalem et les autorités israéliennes se sont retirées et ont commencé à l’ignorer.
Au cours des années qui ont suivi, les Palestiniens ont construit des immeubles de grande hauteur dans le village afin de remédier à la crise du logement à laquelle s’affrontaient des milliers de familles de Jérusalem-Est. Depuis lors, le prix d’un appartement à l’extérieur de la barrière représente environ un sixième du prix d’un appartement similaire à l’intérieur de la barrière à Jérusalem-Est.
Au cours des deux dernières décennies, le village et les quartiers construits dans son environnement sont devenus la plus grande zone de Jérusalem. En fait, en termes de population, ce quartier est plus grand que la plupart des villes d’Israël, moins de 20 parmi les 80 villes et plus du pays sont plus grandes. Parmi elles, aucune ne dispose d’un hôpital ayant accès à l’eau moins de deux jours par semaine!
100 tonnes d’eau sur le toit
Officiellement, Kafr Aqab fait partie de Jérusalem et la plupart de ses habitants possèdent une carte d’identité israélienne. Néanmoins, les autorités négligent presque totalement la zone. De nombreuses rues ne sont pas asphaltées et les systèmes de drainage s’effondrent chaque hiver, inondant les maisons et les rues. Il n’y a ni police, ni techniciens, ni prestataires de services. Il n’y a pas un seul terrain de jeu ou espace vert pour les dizaines de milliers d’enfants qui y vivent.
Taqi Qaissi raconte que récemment, l’hôpital a également été privé de téléphone et d’Internet pendant deux semaines, et que le personnel ne pouvait travailler qu’à l’aide de téléphones portables. Des chiens errent en meute dans la région, et les habitants font face à des infrastructures et des conditions de vie médiocres. Leurs moyens de subsistance dépendent du poste de contrôle de Qalandiyah, qu’ils utilisent pour se rendre au travail et à l’école en ville. La route qui y mène est jonchée de blocs de béton brûlés, d’ordures et de poussière.
Malgré tout, Kafr Aqab n’est pas un endroit misérable. Les dizaines de tours construites sans permis sont pour la plupart bien entretenues. Les rues sont pleines de divers commerces, et de nombreux habitants appartiennent à la classe moyenne et apprécient de se trouver entre deux grandes villes, Jérusalem et Ramallah.
Les habitants ont créé un comité communautaire qui administre la zone, arbitre les litiges et fait pression sur les autorités pour qu’elles s’attaquent à la myriade de problèmes. Un centre communautaire prospère fonctionne dans le quartier, où les enfants apprennent à danser la dabke [danse de groupe pratiqué dans des mariages, des fêtes] et où les adultes apprennent l’hébreu et la musique. Il propose également des programmes pour les personnes âgées et les personnes handicapées.
Toutefois, depuis le début de la guerre à Gaza, les conditions de vie se sont gravement détériorées. Au cours des premières semaines qui ont suivi le 7 octobre, Israël a maintenu fermé le point de contrôle de Qalandiyah. Les patient·e·s, les écoliers, les étudiant·e·s et les travailleurs ont vu leur accès au reste de Jérusalem bloqué. La situation économique locale s’est dégradée. Les membres du comité affirment que certaines familles en sont venues à manquer de nourriture.
Le poste de contrôle a été ouvert ces derniers mois, mais il ne fonctionne plus que partiellement et lentement. Un énorme embouteillage commence à l’extérieur du poste tôt le matin et se poursuit tout au long de la journée jusqu’au soir. «Si vous commencez à travailler à 8 heures du matin, vous partez à 5 heures», explique Samer Abu Khalaf, président du conseil du quartier. «Les écoliers traversent le poste de contrôle et dorment dans la voiture pendant trois heures. Avez-vous déjà vu une pareille chose?»
Les compagnies de bus ont considérablement réduit leurs services en raison de la situation au poste de contrôle, ce qui ne fait que l’aggraver. Certains résidents ont essayé de contourner le poste de contrôle en entrant dans Jérusalem par celui de Hizma, utilisé par les colons israéliens vivant au nord de la ville. Ils ont découvert que l’armée avait mis en place un nouveau point de contrôle destiné à les empêcher d’atteindre celui de Hizma et à permettre aux colons d’entrer dans Jérusalem sans être pris dans les embouteillages.
Toutes ces difficultés ne peuvent pourtant pas être comparées au manque d’eau. Au fil des ans, les habitants se sont habitués au fait que l’eau ne coule pas 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Les toits des bâtiments de la région sont donc recouverts d’énormes réservoirs d’eau pour garantir l’approvisionnement lorsque les canalisations sont vides. Presque chaque famille dispose de deux réservoirs et d’une pompe électrique pour faire face aux baisses de pression et puiser l’eau dans les réservoirs souterrains. La raison de cette pénurie est que, contrairement à tous les autres quartiers de Jérusalem, Kafr Aqab n’est pas approvisionné par la société municipale des eaux, Gihon, mais par l’Autorité palestinienne de l’eau, qui achète l’eau à Mekorot, la compagnie nationale des eaux, et la distribue.
Depuis des années, les habitants et les représentants publics de la région mettent en garde contre le danger que représentent les réservoirs. Un simple calcul montre que les deux réservoirs de 1500 litres que l’on trouve souvent sur le toit d’un bâtiment signifient qu’il y a plus de 100 tonnes d’eau au-dessus de la tête de dizaines de familles. Etant donné que presque toutes les constructions dans le quartier sont réalisées sans permis ni surveillance, il suffirait qu’un entrepreneur n’accorde pas suffisamment d’attention à la résistance du béton sur le toit pour qu’une catastrophe se produise.
Jusqu’à récemment, le système de réservoirs et de pompes mis en place par les habitants avait permis de gérer l’approvisionnement partiel en eau avec succès. Les deux derniers mois ont vu un changement substantiel. «Même dans le pays le plus pauvre du monde, on ne voit pas de telles choses», déclare Abu Khalaf. «S’il y a des problèmes à Gaza ou au Liban, pourquoi devons-nous être punis?»
Pour faire face à la pénurie, les habitants ont commencé à acheter de l’eau à des camions-citernes exploités par des entrepreneurs indépendants. Ils soupçonnent que l’eau contenue dans les camions-citernes a été achetée dans les colonies voisines, mais ils n’en ont pas la preuve. Trois mille litres remplissant deux grands conteneurs coûtent 300 à 350 shekels (85 à 95 dollars), en fonction de la hauteur du bâtiment. La plupart des résidents qui ont parlé à Haaretz ont déclaré qu’ils remplissaient les conteneurs au moins une fois par semaine – et même dans ce cas, ils doivent imposer des restrictions aux membres de leur famille et faire respecter la discipline en matière d’eau.
Ne pas s’en sortir
La crise perturbe gravement la vie dans la région. Les écoles ont annulé les camps d’été et les patients sont transférés dans des hôpitaux à l’intérieur de Jérusalem par crainte d’une pénurie d’eau. C’est dans la vie quotidienne que l’impact se fait le plus sentir: les habitants évitent de prendre des douches, de laver les sols, de faire fonctionner les machines à laver et même de tirer la chasse d’eau.
«Une fois toutes les trois ou quatre fois, l’eau est coupée. La maison pue, mais que pouvons-nous faire?», déclare l’un des résidents. «Ne me demandez pas comment nous nous en sortons. Nous ne nous en sortons pas. On ne s’en sort pas.»
L’eau est présente dans les rues sous forme de flaques d’eaux usées.
Selon les habitants, l’équipe chargée de déboucher les égouts ne travaille qu’une partie du temps, car elle a également besoin d’eau pour faire fonctionner l’équipement.
Ces dernières semaines, le comité communautaire a tenté d’obtenir une réponse claire quant à la responsabilité du manque d’eau, mais en vain. L’Autorité palestinienne de l’eau, qui fournit l’eau à la région, affirme qu’Israël a réduit l’approvisionnement de la région. Mekorot, qui vend l’eau à l’Autorité palestinienne, nie que la quantité ait été réduite et pointe du doigt l’Autorité israélienne de l’eau.
Cette dernière affirme avoir demandé à Mekorot de chercher des solutions dans la région, mais le développement des infrastructures devrait prendre environ deux ans. En réponse à une demande de l’Association pour les droits civils en Israël [ACRI, créée en 1972], l’Autorité de l’eau a également attribué une part de responsabilité à son homologue palestinien, qui, selon elle, n’a pas procédé à la «collecte de l’eau… qui contribuerait à améliorer la situation de l’approvisionnement dans le quartier».
La municipalité de Jérusalem rejette la responsabilité sur l’Autorité palestinienne et affirme que la meilleure solution serait de relier le quartier au réseau d’eau municipal de Gihon. Cependant, une telle opération prendrait des années et deviendrait compliquée en raison des constructions non autorisées dans le quartier.
Pas de permis de manifester
Alors que les autorités se renvoient la balle, la soif fait désormais partie de la vie quotidienne à Kafr Aqab. Des habitants désespérés ont manifesté à deux reprises devant les bureaux de l’Autorité palestinienne de l’eau au cours des deux dernières semaines. Ils voulaient également protester devant la municipalité de Jérusalem, mais la police leur a dit qu’ils n’obtiendraient pas un permis de manifestation.
Les résidents les plus âgés ont tous exprimé un profond sentiment d’impuissance. «Hier, je me suis battu avec ma femme qui voulait faire la lessive», raconte l’un d’eux. Un autre raconte: «Je reçois chaque mois 3500 shekels de l’Institut national d’assurance, dont je dépense 1000 shekels uniquement pour l’eau. Je dois aller chercher de l’eau pour toute la famille.»
«La semaine dernière, ma femme est allée chez sa famille parce que nous n’avions pas d’eau», raconte un troisième. «J’utilise des bouteilles pour tirer la chasse d’eau ». Un quatrième ajoute: «Si vous avez des enfants, c’est un problème grave. Il faut de l’eau pour boire, pour se laver. Sans eau, il n’y a pas de vie.»
Il y a deux semaines, une grosse conduite d’eau a éclaté dans le quartier juif d’Ein Kerem, à l’autre bout de la ville. Les travailleurs de Gihon sont intervenus en urgence et ont rétabli l’approvisionnement en eau de la zone en quelques heures. Le lendemain, cependant, l’approvisionnement en eau du centre communautaire du quartier de Kafr Aqab a été perturbé. Le porte-parole de la municipalité de Jérusalem a publié quatre communiqués ce jour-là, allant jusqu’à assurer la population concernée de Jérusalem que «la Corporation Gihon assure l’approvisionnement en eau par des moyens alternatifs» pour les usagers du centre communautaire.
En revanche, la crise de l’eau à Kafr Aqab n’a pas été abordée publiquement par le maire de Jérusalem, Moshe Lion, ou par la municipalité, malgré les appels répétés des habitants, des responsables locaux et des journalistes. Interrogé en privé, Moshe Lion a déclaré que la question ne relevait pas de sa compétence. Des réponses similaires ont été reçues de la part de Gihon et Mekorot. Abu Khalaf affirme que les habitants ont tout essayé. «Nous frappons à toutes les portes, mais aucune ne s’ouvre.»
L’Autorité de l’eau a répondu à une demande de commentaire: «L’approvisionnement du quartier de Kafr Aqab est géré par la Ramallah Water Company. L’approvisionnement provient de raccordements qui desservent également d’autres consommateurs de l’Autorité palestinienne, et la décision concernant les quantités destinées à ces quartiers ou à d’autres consommateurs est du ressort de la Ramallah Water Company.
L’Autorité de l’eau a depuis longtemps approuvé le développement d’infrastructures visant à augmenter la quantité totale fournie à cette zone, qui devrait être achevée d’ici 2026. Il s’agit d’une zone où les constructions non réglementées sont nombreuses et, dans de telles circonstances, il y a nécessairement une disparité dans la capacité à fournir les quantités d’eau appropriées à la croissance continue de la population. La loi interdit de fournir de l’eau aux bâtiments illégaux, mais l’Autorité de l’eau poursuit ses efforts pour augmenter la quantité totale d’eau fournie à la zone aussi rapidement que possible.»
La municipalité de Jérusalem a répondu à une demande de commentaire: «Le maire de Jérusalem, Moshe Lion, a chargé des experts professionnels d’examiner la question afin de trouver une solution pour assurer l’approvisionnement régulier en eau des habitants du quartier de Kafr Aqab. Il l’a fait bien que la question ne relève pas de la responsabilité de la municipalité et qu’elle découle de la conduite irresponsable de l’Autorité palestinienne, qui est responsable de l’approvisionnement en eau dans le quartier, conformément aux accords diplomatiques.»
«Deux solutions sont proposées: améliorer les systèmes existants de Mekorot ou établir de nouvelles infrastructures et placer la zone sous la responsabilité de Gihon», poursuit le document. «Si la seconde option peut prendre de nombreuses années et se heurter à des obstacles juridiques en raison de l’ampleur des constructions illégales dans le quartier, il a été recommandé de continuer à promouvoir l’amélioration des systèmes existants de Mekorot (qui est également un processus de plusieurs mois, voire plusieurs années).»
Article publié par Haaretz le 16 juillet 2024; traduction rédaction A l’Encontre
Nir Hasson est journaliste à Haaretz et habite Jérusalem