Porto Rico : défis et opportunités

Pendant le Verano del 19 © Víctor Birriel

Après divers rebondissements 1 , la Cour suprême a rendu illégales diverses candidatures oppositionnelles. Nos camarades analysent les contradictions de cette décision antidémocratique et comment construire un projet démocratique et anticapitaliste dans ce contexte.

Il y a un peu plus d’une semaine, le Nouveau Parti Progressiste a mobilisé 292 332 personnes pour voter lors de ses primaires. Ce nombre dépasse à peine celui des primaires de 2020, en pleine pandémie.

Par ailleurs, aucune force interne n’a triomphé du processus des primaires : Jennifer González sera la candidate au poste de gouverneur, mais elle soutiendra le candidat de Pedro Pierluisi au poste de commissaire résident, William Villafañe. De même, le choix des autres candidats ne semble pas refléter l’existence d’un fort secteur en particulier, mais plutôt le soutien à des individus isolés. En outre, les résultats des primaires elles-mêmes sont contestés en raison de la mauvaise gestion du processus, ce qui suggère une crise plus large.

https://www.axl.cefan.ulaval.ca/amsudant/portorico.htm

Il y a un peu plus d’une semaine également, le Parti démocrate populaire a mobilisé 134 579 personnes pour voter lors de sa primaire. C’est 82 452 de moins que lors de la primaire de 2020, en pleine pandémie : 217 031 personnes. Le résultat final est à l’image du processus qui a précédé la primaire : fade.

Et enfin, cette semaine, une majorité de la Cour suprême de Porto Rico s’est prononcée en faveur de la disqualification des candidatures de coalition du Movimiento Victoria Ciudadana (Mouvement Victoire Citoyenne).

Si nous juxtaposons la faible participation aux primaires du bipartisme et l’arrêt de la Cour suprême, c’est pour souligner qu’ils vont de pair. Face à l’effondrement des partis politiques néolibéraux et à la menace que représente l’alliance progressiste du Movimiento Victoria Ciudadana avec le Parti indépendantiste portoricain (PIP), les classes possédantes et les partis néolibéraux ont cherché à se maintenir au pouvoir et au gouvernement en manipulant le processus électoral. Ils ont utilisé le processus électoral tant qu’il leur était utile, mais leur engagement envers la démocratie s’arrête au moment où elle entre en conflit avec leurs intérêts, et ils les défendent par tous les moyens à leur disposition, y compris les institutions et les forces répressives de l’État qu’ils contrôlent toujours.

La disqualification politico-judiciaire en temps de crise du bipartisme

Dans un tract distribué lors de la première manifestation organisée au début de ce coup d’État politico-judiciaire, nous avions écrit :

« La disqualification des candidats de Victoria Ciudadana fait partie d’une stratégie plus large visant à faire échouer Alianza País, l’union des forces électorales progressistes qui a remis en question la domination des partis patronaux au pouvoir au cours des six dernières décennies et, par conséquent, des grands intérêts économiques qui se cachent derrière eux.

Le programme de l’Alianza País comprend la décolonisation, l’annulation de la dette, l’annulation des privatisations, le renforcement des taux de syndicalisation et du droit du travail. Il s’agit donc d’un programme qui renverse des décennies de politiques publiques néolibérales, coloniales et anti-ouvrières. Les secteurs qui composent l’Alliance comprennent des secteurs importants d’écologistes, de syndicalistes, de féministes et de communautés en lutte. L’Alliance défend donc la cause des travailleurs afin d’accroître leur participation politique dans les sphères gouvernementales de Porto Rico.

La disqualification n’est pas le premier coup, mais le plus récent et le plus fort d’un processus qui a inclus l’imposition d’un nouveau code électoral, le fait de rendre illégales des candidatures de coalition et un processus de guerre juridique (lawfare) contre les membres actifs du mouvement. »

Si ce qui précède se réfère au Tribunal de première instance, le contenu n’est malheureusement pas rendu caduc par l’arrêt de la Cour suprême. Le fait qu’un recours juridique ait été introduit pour maintenir Ana Irma Rivera Lassén (membre du Movimiento Victoria Ciudadana, NDLR) en tant que candidate au poste de commissaire résident est peut-être davantage lié à des craintes politiques qu’à des considérations juridiques : si sa candidature n’était pas certifiée, la possibilité réelle que l’Alliance opte pour que Rivera Lassén se présente sur le bulletin de vote du PIP en tant que candidate au poste de commissaire résident a dû ébranler le bipartisme (en particulier le Parti Démocratique Populaire) et les classes dominantes.

Nos luttes au sein du mouvement

Democracia Socialista est l’une des forces fondatrices du Movimiento Victoria Ciudadana, et un nombre important de nos militant·es participent activement à ce projet. Pour nous qui sommes socialistes, la participation électorale est une tactique pour faire avancer nos revendications dans une arène politique qui attire l’attention de larges secteurs de la population. La participation électorale n’implique en aucun cas une foi aveugle dans les processus ou les institutions électorales. En tant que socialistes, nous reconnaissons même que la plupart des institutions sont fondées pour défendre les intérêts des puissants. 

En ce sens, nous n’avons pas seulement considéré la décision du tribunal comme un coup dur pour Victoria Ciudadana et Alianza País, mais, de notre point de vue, il peut également être considéré comme une opportunité, comme une occasion de continuer à dénoncer la crise profonde des institutions existantes et la possibilité de la surmonter, de remplacer ces institutions par d’autres qui sont au service et à la portée de la majorité, grâce à la mobilisation démocratique et aux actions collectives des travailleurs.

Nous avons réussi à promouvoir en interne l’idée, dans les différents réseaux qui fonctionnent comme des comités de base du mouvement, que l’arrêt du Tribunal de première instance était politique et non judiciaire : la vraie motivation de cet arrêt, ce n’est pas un non-respect du règlement de notre part, comme l’ont prétendu les divers commentateurs, mais la crainte des partis au pouvoir de perdre ce pouvoir, et de chercher à rester au gouvernement sous n’importe quel prétexte.

Face à un coup d’État politique, nous avons proposé une réponse politique : des mobilisations croissantes, la recherche d’un soutien international, la création d’un front large qui irait au-delà du mouvement mais qui défendrait les candidatures et le droit de décider dans les urnes. Nous pensons que les luttes politiques peuvent être renforcées lorsque les contradictions sociales sont accentuées, ce qui nous permet de mettre en avant nos propositions, nos revendications transitoires comme alternative, tout en réitérant la nécessité de mobilisations sociales pour y parvenir. Nous savons que la hantise des classes dominantes est que la participation électorale du Movimiento Victoria Ciudadana, par le biais de l’Alianza País avec le Parti de l’indépendance portoricaine, augmente substantiellement sa présence au sein du corps législatif ou même qu’il batte le système bipartite lors du vote pour l’exécutif. Ces deux possibilités sont envisageables à l’heure actuelle. Et celles et ceux qui sont lésés par la décision de la Cour suprême ne sont pas seulement les électeurs de Movimiento Victoria Ciudadana et de l’Alianza País, mais tous les secteurs sociaux en lutte.

Les difficultés de la lutte

Nous n’avons pas aussi bien réussi à convaincre, en tant que membres de la direction de Victoria Ciudadana, de l’importance et surtout de l’urgence du militantisme et de la mobilisation pour la défense les candidatures. Alors que la base du mouvement demandait et attendait plus d’actions, plus de mobilisations, les manifestations de la Journée pour la démocratie ont été insuffisantes et sporadiques. Cela ne veut pas dire que nous avons cru vraiment possible un revirement de la Cour suprême. Mais en l’absence de mobilisations massives, elle ne pouvait être – et elle l’a été – que défavorable à la démocratie.

D’autre part, il convient de noter que les possibilités politiques de l’Alianza País se manifestent paradoxalement à un moment où les organisations sociales existantes s’affaiblissent : le mouvement ouvrier est toujours affaibli – malgré d’importantes victoires récentes –, le mouvement écologiste est désarticulé. Seuls les mouvements féministes et LGBTIQI+ conservent une forte capacité de mobilisation, bien qu’ils soient également fragmentés. 

Cette situation a fortement entravé l’un de nos appels exprimés dans le tract cité plus haut : « En tant que Democracia Socialista, nous considérons que la dénonciation de ce coup d’État judiciaire ne doit pas incomber uniquement aux organisations qui composent l’Alliance, mais à tous les secteurs progressistes du pays : syndicats, organisations communautaires, écologistes, féministes. Les initiatives partielles de chaque secteur sont importantes ». Quelle qu’en soit la raison, la réalité est que peu d’organisations ou de secteurs ont répondu à notre appel.

Le problème pour les capitalistes a cependant plusieurs dimensions : les coups portés à Victoria Ciudadana et à Alianza País peuvent entraîner son renforcement aux yeux de l’électorat ; ils n’ont pas renforcé le Nouveau Parti progressiste ni le Parti démocratique populaire, tandis que Proyecto Dignidad 2  ne s’est pas encore présenté comme une force capable de remporter les principaux sièges du gouvernement. 

Plus encore, l’arrêt de la Cour suprême a aggravé la crise des classes dominantes en continuant à dévoiler leur volonté désespérée de maintenir leur pouvoir politique. Ni le blanchiment par la presse patronale ni les analystes « indépendants » n’ont pu arrêter le discrédit rapide et la faillite des partis et des institutions.

La lutte continue

Avec la décision de la Cour suprême, il n’y a pas possibilité institutionnelle d’obtenir la possibilité pour ces candidatures de figurer sur le bulletin de vote. Cependant, de la même manière que la créativité politique a conduit à la constitution de l’Alianza País malgré l’interdiction des candidatures de coalition, Victoria Ciudadana et l’Alianza devront trouver un moyen de promouvoir le plus grand nombre possible de candidatures en 2024. Cela pourrait impliquer des campagnes stratégiques de nomination directe, combinées à des journées de mobilisation avec d’autres secteurs, des activités militantes qui devraient inclure la formation d’une véritable armée de militant·es pour surveiller le déroulement du scrutin. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons réaliser une percée dans le domaine électoral.

Mais pour que toute percée électorale ne soit pas éphémère, elle nécessitera le renforcement et la croissance continue des mobilisations sociales, ce qui pourrait à son tour contribuer au développement de la conscience de classe dans des secteurs de plus en plus larges. Au sein et en dehors de Victoria Ciudadana, les socialistes doivent continuer à construire des alternatives démocratiques, en profitant de tout ce que la crise des institutions existantes continue à révéler. En ce sens, l’Alliance devra utiliser le terrain électoral pour aller au-delà, de manière beaucoup plus profonde qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent. 

Développer l’auto-activité

Le Verano del 19 3  – qui fête cette année ses cinq ans – devrait servir de cadre ou d’exemple de ce qui peut être fait : de grandes mobilisations qui dépassent les cadres institutionnels pour atteindre leurs objectifs. La pression exercée dans les rues peut transformer les structures sociales d’une manière qui est impossible par les voies traditionnelles. Contrairement à l’idée répandue au cours de l’été 2019, il convient désormais d’encourager – avec conviction – une plus grande auto-organisation des secteurs en lutte, plutôt que de faire l’éloge de la spontanéité, et de promouvoir la consolidation de l’Alliance en tant qu’alternative politique capable de transformer ce pays. 

Il faut surtout consolider un mouvement d’espoir sur la base des possibilités de changement. Bien que le bipartisme soit toujours en crise et continue de perdre des soutiens, l’apathie, le désintérêt et la démobilisation sont capables de se développer et pourraient stopper la transformation tant attendue. Nous devons donc lutter pour contrecarrer ces potentielles apathie, désintérêt et démobilisation par des propositions de participation, de mobilisation et d’actions concrètes.

Face à la disqualification des quatre candidatures, quelle revendication avancer ?

Encore une fois, comme le démontre l’été 2019, le rejet de l’existant s’avère parfois être une revendication suffisamment forte. Victoria Ciudadana et l’Alianza avec le PIP présentent des centaines de candidatures viables à tous les niveaux : mairies et mandats municipaux, les deux corps de la législature nationale, le commissaire résident et le poste de gouverneur. Les mobilisations devraient pousser au rejet et à la revendication à gauche de ce qui est possible, ce qui devrait inclure la défense du vote pour toutes ces candidatures tout en luttant contre la corruption, le pillage et l’usurpation des agences, des structures et de tout ce qui reste des institutions gouvernementales.

Cependant, il ne fait aucun doute que ce ne sera pas le dernier coup que les grands intérêts économiques chercheront à infliger. Il ne fait aucun doute qu’ils chercheront à bloquer davantage la participation de Victoria Ciudadana en 2024. Pour anticiper et prendre l’offensive, nous proposons l’auto-organisation des secteurs en lutte, leur lien organique et leur mobilisation constante. Que la peur des classes dominantes soit justifiée et que leurs cauchemars deviennent bientôt réalité. 

Le 12 juin 2024

  • 1Voir l’interview de Rafael Barnabe, « Ce qu’ils ne peuvent pas avoir par les urnes ils cherchent à l’obtenir par les tribunaux », le 4 avril 2024, Inprecor.
  • 2Proyecto Dignidad (littéralement « Projet Dignité », PD) est un parti politique portoricain fondé en 2019. Lors des élections générales de 2020, il s’est présenté sur un programme chrétien-démocrate et anti-corruption.
  • 3Le Verano del 19, l’été 2019, est une série de manifestations qui ont débuté le 13 juillet 2019 à la suite de la fuite publique de conversations privées dans un groupe Telegram entre le gouverneur du pays, Ricardo Rosselló, et ses collaborateurs et anciens collaborateurs. Dans celles-ci, des commentaires homophobes, discriminatoires et moqueurs auraient été faits à l’égard des victimes de l’ouragan Maria de 2017. Les participant·es aux manifestations – dont les artistes Ricky Martin, Residente, Bad Bunny et Ñengo Flow – ont accusé le gouvernement de corruption et exigé la démission de Rosselló et de ses collaborateurs. La démission de Rosselló est intervenue dans la nuit du mercredi 24 juillet et a pris effet le 2 août. Il est ainsi le premier gouverneur de l’île à démissionner de son poste.