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À Gaza, au Caire, à Paris, construire une direction palestinienne

par Ramy Shaath
© Ramy Shaath
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Les mobilisations pour la Palestine sont intimement liées aux luttes de toute la région, avec leurs espoirs et leurs échecs, les batailles perdues et les renouveaux. Il s’agit, à chaque étape, de donner aux peuples les moyens de disposer d’eux-mêmes, contre les grandes puissances et leurs alliés. Entretien avec Ramy Shaath.

Peux-tu présenter ta trajectoire politique, de la Palestine à la France en passant par l’Égypte ?

Je suis né en 1971 à Beyrouth, au Liban, d’un père palestinien et d’une mère égyptienne. J’ai passé mon enfance durant la guerre civile libanaise et les attaques israéliennes sur le Liban, entre les raids aériens et les attaques de l’armée, et je pense que cela a contribué à façonner ma personnalité. Lorsque la guerre s’est intensifiée, la famille n’a pas pu rester au Liban et nous avons déménagé au Caire, où mon père avait vécu.

En Égypte, je me suis engagé très tôt, j’avais l’habitude de prononcer des discours à l’école à partir de mes 9 ans. La première fois que j’ai reçu la visite de la sécurité de l’État à l’école, j’avais 11 ans : ils ont interdit mon discours politique hebdomadaire et informé l’école. J’ai dû l’interrompre cette année-là, mais j’ai continué l’année suivante, je pense qu’ils ne s’en sont pas rendu compte. J’ai été détenu à l’âge de 13 ans.

J’ai également joué un rôle actif pendant la guerre de 1982-1983 au Liban, pendant l’invasion et, plus tard, pendant la guerre contre les camps de réfugié·es palestinien·nes. Je travaillais au bureau de liaison du Caire de l’OLP. Comme il n’y avait pas de communication à partir du Liban, nous avions un bureau secret au Caire, ainsi qu’à Chypre, auquel les dirigeants de la résistance se connectaient pour que nous les mettions en contact avec d’autres pays. Nous obtenions aussi des données et des informations, et envoyions des déclarations publiques ou des informations sur la guerre, afin que les Israéliens ne soient pas les seuls à la couvrir.

J’ai travaillé dans ce bureau, parfois toute la nuit, en attendant le tic-tac du télex – c’était avant l’apparition du fax. J’étais de ceux qui attendaient au canal de Suez les combattants qui sortaient du Liban en 1983 et 1984. Tous ces événements ont largement façonné ma personnalité.

Adolescent, j’étais de plus en plus impliqué : en Palestine mais aussi dans l’opposition égyptienne avec les deux principaux partis d’opposition de l’époque qui étaient Tagammu et Amal 1. Les deux étaient de gauche mais le second avait une touche islamique. 

À la fin des années 1980, j’étais de plus en plus actif au sein des groupes de l’OLP et je commençais à être connu. Lorsque Oslo a eu lieu en 1993, j’ai fait partie du groupe qui s’y est opposé – à l’accord concret mais aussi dans sa conception générale. Et ce, pour trois raisons : 

Premièrement, sur le plan conceptuel, c’était une erreur, un désastre, nous laissions tomber notre peuple. Beaucoup d’entre nous le pensaient, même si on se tournait vers une solution à deux États, en raison de la dégradation du rapport de forces, surtout après la fin de l’Union soviétique et la guerre en Irak de 1990. Nous connaissions très bien ce rapport de forces, car nos ressortissants ont été arrêtés dans le monde entier entre 1991 et 1993. Nous avons donc pris conscience du changement majeur qui s’opérait, et à quel point les Américains tentaient d’exercer un contrôle total sur le monde. Cette situation nous touchait de plein fouet et nos groupes dans différentes parties du monde arabe disparaissaient, de sorte qu’il devenait très difficile d’agir.

Nous avons également bien compris la situation interne de la Palestine. Elle a connu la magnifique Intifada de 1987 à 1991, l’une des plus brillantes révoltes du peuple et de ses organisations, mais elle a été confrontée à une brutalité israélienne sans précédent et, à la fin de 1991, elle s’est éteinte – les gens commençaient à se fatiguer. On ne peut pas demander à des populations de manifester tous les jours, de s’affronter tous les jours, de faire grève tous les jours, pendant plus de quatre ans, quand il n’y a pas de résultats. Il était donc nécessaire que le peuple obtienne quelque chose sur le plan de la revendication nationale. Nous comprenions cela, mais nous pensions qu’Oslo, en tant qu’accord concret mais aussi en tant que méthode de négociation, était un désastre, que de nombreuses choses avaient été acceptées alors qu’elles n’auraient pas dû l’être, même dans l’optique d’une solution à deux États.

Et troisièmement, bien sûr, nous pensions qu’il n’y a pas de solution à deux États, que c’est un mensonge de merde et que toute l’idée était de nous contrôler pendant qu’Israël continuait à dévorer notre terre. J’ai d’ailleurs réalisé mon mémoire de maîtrise sur ce sujet, celui de la stratégie israélienne dans les négociations sur le statut final, et la conclusion que j’en ai tirée est qu’il n’était absolument pas prévu de nous donner quoi que ce soit, et cela dès le départ. Grâce à une documentation importante, je savais comment les colonies ont été construites sur des terrains aquifères 2 ou en haut des montagnes, comment la stratégie mise en place en Cisjordanie et à Gaza avait pour but d’empêcher la création d’un État palestinien, et comment les Israéliens y réfléchissaient dans leurs think tanks. Ils y disaient clairement n’avoir en réalité aucun plan pour une solution à deux États, et comment les États-Unis utilisaient cette stratégie au moment où ils ont pris le contrôle du Moyen-Orient après la guerre de 1990. Ils voulaient montrer que, désormais, ils conduisaient la région vers la stabilité après avoir passé des années à la déstabiliser dans leur lutte contre les Russes. Une stabilité qui se ferait à leur avantage en tant que nouvelle puissance hégémonique.

Le président Arafat a demandé à nous rencontrer, et il nous a dit qu’il partageait cette analyse. Il a présenté trois éléments : d’abord, le rapport de force est très difficile ; ensuite, nous voulons montrer au monde que nous faisons tout notre possible pour trouver une solution à deux États, d’autant plus que les Européens – plus que les Américains – nous ont promis que si nous faisions savoir que nous étions prêts à trouver une solution à deux États, ils l’imposeraient et feraient pression sur Israël. Nous n’avons jamais cru les États-Unis, leurs garanties officielles et leurs documents étaient pour nous du baratin made in Israël, mais nous avons cru à ce moment-là que les Européens tiendraient leur position, parce qu’il nous semblait qu’ils avaient intérêt à ce que le Moyen-Orient soit plus stable. Mais les Européens étaient bien trop faibles pour ça. 

Enfin, nous disposions d’une période intérimaire de cinq ans, de 1994 à 1999, qui était censée se conclure par un accord sur le statut final prévoyant la création d’un État palestinien à part entière. Nous n’y croyions pas mais nous devions montrer notre bonne volonté à cet égard. Ces cinq années devaient être consacrées à trois choses : 

1) mettre en place les symboles de la nation et de l’État palestiniens, ce qui implique un travail considérable : des ambassades, des relations politiques, des accords internationaux, des timbres, etc. 

2) mettre à profit cette période pour ramener le plus grand nombre possible de Palestinien·es en Palestine, que ce soit légalement ou illégalement – et nous avons probablement réussi à en ramener entre 750 000 et un million sur le territoire ;

3) se préparer à la future guerre qui, selon nos prévisions, allait éclater après l’échec de l’accord intérimaire de 1999. Nous avons donc estimé que la guerre commencerait entre 1999 et 2000.

Nous avons réalisé la plupart de ces tâches. Nous avons fait de notre mieux pour montrer notre engagement dans le processus, nous avons créé des symboles de l’État et l’avons organisé, nous avons fait revenir la population, mais nous n’avons pas réussi à nous préparer à la guerre qui s’annonçait, et de nombreuses raisons expliquent cet échec. Je peux directement citer la corruption qui s’est répandue dans l’organisation et l’influence israélienne qui est capable de contrôler qui entre et qui sort du territoire, qui obtient le statut de VIP et qui ne l’obtient pas, etc. J’ai averti à de nombreuses reprises nos dirigeants que les Israéliens contrôlaient qui devenait une figure emblématique en Palestine, qui devenait un grand homme d’affaires ou un grand politicien, en lui permettant de se déplacer, d’importer et d’exporter, de transférer de l’argent ou non. Tout cela créait un pouvoir dans nos propres rangs, basé sur leurs intérêts et non sur les nôtres.

À partir de 1997, les problèmes se sont multipliés, je n’en pouvais plus et j’ai décidé de partir et n’ai plus jamais travaillé avec l’OLP. Je suis retourné au Caire où je suis resté en retrait pendant un an ou deux.

Lorsque la seconde Intifada a commencé, je ne pouvais pas rester à l’écart. Je suis donc retourné à Gaza, mais j’ai refusé de faire partie de l’administration et je suis resté au côté du peuple, mais aussi du président Arafat. J’avais une grande affection pour lui comme figure paternelle et comme dirigeant de la Palestine. J’avais travaillé en étroite collaboration avec lui, je connaissais son originalité et son honnêteté, son sentiment national profond, tout en sachant qu’il commettait parfois d’énormes erreurs d’appréciation ou dans l’action. De 2000 à 2004, j’ai donc effectué des allers-retours entre Gaza et l’Égypte, tout en effectuant des missions personnelles pour le président Arafat. Comme je ne faisais plus partie de l’Autorité, j’agissais sous les radars, et c’était donc plus facile de l’aider. 

En 2004, le président Arafat est mort, empoisonné avec un accord total au niveau régional et international – il est certain pour moi que certains États arabes étaient dans le coup. Il s’agissait d’une décision des Israéliens et des Américains, mise en œuvre par les mains de Palestiniens présents autour du président. Cela restera un dossier sombre dans notre histoire. Il y a également un refus de certains pays du monde, y compris l’Europe et la France, de faire la transparence sur la situation médicale du président et sur le poison qu’il a ingéré. 

Le président Arafat est donc mort en 2004, alors que l’Irak était envahi. J’ai quitté la Palestine le lendemain des funérailles parce que, depuis longtemps, j’avais personnellement de gros problèmes avec les nouveaux dirigeants. Je savais que nombre d’entre eux étaient corrompus et liés aux Israéliens, qu’ils arrivaient au pouvoir en s’appuyant sur les chars israéliens qui avaient occupé la Cisjordanie pendant le siège subi par le président Arafat en 2002, et que la transition s’était donc faite sous la menace des armes israéliennes et l’œil vigilant du général étatsunien Keith Dayton. Ils ont été chargés de réformer l’autorité et la police palestiniennes, c’est-à-dire de les rendre davantage contrôlables par les Américains et les Israéliens, ce que le nouveau Karzaï 3 de Palestine, Abu Mazen, était tout à fait disposé à faire.

Deux possibilités s’offraient à moi : l’une consistait à agir pour tenter de perturber l’autorité. J’avais peut-être la capacité de le faire, j’avais des partisans. Notre calcul à ce moment-là a été que, même si nous avions une chance de l’emporter, cela créerait un conflit interne dont seuls les Israéliens profiteraient, tout en causant probablement la mort de nombreuses personnes innocentes. J’ai donc décidé de quitter la Palestine et de me tenir à distance. 

Je me suis tenu à l’écart de la Palestine de 2004 à 2011. J’ai complètement coupé les ponts, je n’ai même pas répondu aux appels téléphoniques de quiconque était lié de près ou de loin à l’Autorité. J’ai reconsidéré la longue expérience de ma vie et j’ai constaté qu’il était extrêmement difficile de lutter pour la Palestine de l’intérieur. Sans stratégie globale, il est très difficile de résister à l’occupation israélienne. Tous les mouvements de résistance, du Vietnam à l’Algérie ou ailleurs, disposaient d’un point de respiration pour s’approvisionner, se reposer, se rassembler et s’entraîner, ce qui n’est pas le cas pour la Palestine. Le seul moyen d’y parvenir était de libérer l’Égypte et la Jordanie afin de donner de l’oxygène à la Palestine. 

J’ai donc décidé, en 2005-2006, de changer mon fusil d’épaule et de devenir un militant égyptien, ce que je suis en réalité et en nationalité. J’ai été lié au mouvement d’opposition depuis mon enfance, j’ai été élevé au sein des partis d’opposition, je connaissais toutes les générations – la mienne grâce aux actions et manifestations menées à l’université, et la jeune génération parce que j’avais foi dans le mouvement des jeunes et soutenais leurs mouvements qui se développaient alors.

Nous avons donc commencé à travailler à la réorganisation de la scène palestinienne et égyptienne en vue d’une révolution. En 2009, cela devenait possible : il y avait un mécontentement majeur en Égypte sur le plan politique et économique. Un personnage symbolique comme Mohamed El Baradei, l’ancien chef de l’organisation nucléaire de l’ONU, qui était très respecté en Égypte, s’opposait au régime et déclarait son intention de revenir. Il ne représentait pas vraiment une perspective selon moi, mais ses positions ont amené beaucoup de gens à penser qu’il pourrait être une alternative. C’était un bon moyen de mettre en mouvement le peuple, parce que les dictateurs en Égypte et ailleurs prétendent toujours qu’il n’y a pas d’autres options – que ce soit en arrêtant les personnalités alternatives, en les tuant ou en les emprisonnant, ou encore en ternissant leur image et leur nom. D’une manière ou d’une autre, ils essayaient de faire passer l’idée que la seule option est le dictateur, son fils ou son général.

Nous avons commencé la révolution le 25 janvier 2011 – j’ai pris part à sa préparation. Cela a été l’un des moments les plus glorieux de ma vie de voir des millions de personnes dans les rues, criant pour le changement, pour la démocratie, pour les droits, exigeant la chute du dictateur. Il y avait beaucoup d’espoir.

Mais nous nous sommes rendu compte que le défi était très difficile à relever. Le pays était divisé depuis longtemps et il y avait un grand manque d’éducation politique. Nous avons essayé de former, d’organiser et d’éduquer le peuple, sur les places et dans les rues, et cela a alarmé les deux principales puissances, l’armée et le mouvement islamique. Ils ont donc tenté de mettre fin à la situation afin que la force du mouvement et le sentiment révolutionnaire ne s’enracinent pas. Nous avons également été confrontés à une réaction internationale et régionale majeure, de la part des pays qui ont été effrayés par un éventuel changement en Égypte et par la dynamique que cela aurait créé dans la région. Il y a également eu une tentative américaine de présenter le mouvement islamique comme une alternative civile sympathique, prête à reconnaître Israël et les intérêts stratégiques américains dans la région, avec l’objectif que ce courant garantisse ces intérêts, y compris en Palestine, avec l’appui de la population, par un régime démocratiquement élu plutôt que par un dictateur, ce qui constituerait une solution à long terme.

La révolution a été défaite, complètement. Nous aimions penser qu’il s’agissait seulement de l’échec d’une première vague, que l’idée du changement était enracinée dans l’esprit du peuple et qu’il avait vu à quel point le pays pouvait être beau si nous le reprenions. Mais en 2013, le coup d’État militaire a eu lieu, fortement soutenu par Israël, par les régimes répressifs et régressifs du Golfe, et par les États-Unis. À partir de là, les choses ont empiré.

Cela a commencé par un grand massacre dans les rues du Caire, visant le mouvement islamique, mais aussi toute l’opposition et l’idée même du droit du peuple à manifester ou à s’opposer 4. Nous avons formé les Coalitions révolutionnaires égyptiennes. Le lien entre la révolution égyptienne et la Palestine a toujours été très fort, et le groupe qui a préparé cette révolution était le même qui s’était réuni lors des manifestations pour l’Intifada palestinienne et contre la guerre en Irak. Il avait compris qu’il était impossible d’aider la Palestine sans un changement en Égypte. La révolution égyptienne, au cours des 18 premiers jours, était remplie d’images palestiniennes, des drapeaux de la place Tahrir du Caire à la poésie palestinienne de Mahmoud Darwich en passant par les symboles palestiniens de la libération et de la liberté. La contre-révolution s’y est opposée point par point, affirmant que la Palestine mettait en péril son alliance régionale avec Israël, les États du Golfe et les États-Unis, et qu’elle était dangereuse en tant que symbole de la liberté.

Nous nous sommes battus avec acharnement de 2013 et 2014, mais la situation devenait complètement folle, des mitrailleuses et des chars nous tiraient dessus dans les rues du Caire et les arrestations s’élevaient à 300 ou 400 personnes par jour, à chaque tentative de manifestation. Le mouvement a commencé à se disperser, beaucoup d’entre nous ont été arrêtés, beaucoup ont dû fuir le pays et il est devenu très difficile d’agir.

Je suis retourné à plusieurs reprises à Gaza, en 2011, en 2012 et en 2014 car il est très difficile pour moi d’être en dehors de la Palestine lorsqu’il y a une guerre. Après la guerre, je suis revenu au Caire et j’ai commencé à former le mouvement BDS. Pour moi, celui-ci avait deux rôles : d’une part, refonder la coalition qui soutient la Palestine et réorienter la lutte vers la Palestine, qui est la véritable lutte de libération, non seulement de la Palestine mais aussi de l’Égypte ; d’autre part, nous savions, contrairement à la jeune génération, que les temps devenaient difficiles. Nous avons décidé de nous recentrer sur deux fronts : d’une part, la lutte pour nos prisonniers et nous avons donc formé un groupe appelé Al hourrita Lil jidaan (liberté pour les braves), et d’autre part BDS. Le mouvement BDS en Égypte a commencé avec 5 000 membres, 10 partis, de nombreuses ONG, des syndicats et, bien sûr, il a été attaqué par le régime qui estimait qu’il constituait un danger, pas seulement en Palestine et pour Israël, son allié, mais aussi pour lui-même : en effet, BDS est devenu la seule formation en Égypte où les partis politiques, les mouvements révolutionnaires et les syndicats pouvaient se rencontrer parce que toutes les autres formations avaient été complètement détruites. On y discutait donc aussi de la reconstruction de l’opposition et de la lutte en Égypte. 

En 2017, Trump a pris le pouvoir, j’ai commencé à être très actif contre l’Accord du siècle5dont la première réunion a eu lieu le 25 juin 2019 à Manama, au Bahreïn. J’avais l’habitude de le présenter comme la partie économique du « vol du siècle »6. Ils pensaient pouvoir acheter la Palestine et la donner à Israël pour quelques avantages économiques. Nous avons organisé une contre-réunion à Beyrouth avec tous les mouvements d’opposition arabes dont le gouvernement participait à Manama, et avec l’opposition libanaise. J’ai eu accès à l’avance aux lettres entre Kushner (conseiller et gendre de Trump, NDLR) et Sissi grâce à plusieurs sources, notamment internes au régime. Je les ai lues publiquement lors de la conférence, j’ai attaqué Sissi, les Émirats et les États arabes, qui ont participé à la conférence. Quelques jours après être rentré de Beyrouth, j’ai été arrêté, sans inculpation et sans cadre juridique, et je suis resté en prison « sous enquête » pendant deux ans et demi, sans qu’aucune enquête n’ait lieu, sans qu’aucune question me soit posée. On m’a dit très tôt que mon arrestation était une décision égypto-israélo-émiratie, avec le feu vert de l’administration américaine. 

En 2021, ma femme a lancé une grande campagne de solidarité en France, et d’autres campagnes se sont développées dans le monde entier. En juin, j’ai eu l’honneur de voir, le même jour, des manifestations pour ma libération dans huit capitales différentes, dont Jérusalem et Paris. Trump est tombé et Biden est arrivé, il y avait des problèmes entre les Émirats et ceux qui avaient pris la décision de mon arrestation, il y a donc eu une rupture de la coalition qui a décidé de mon emprisonnement alors que la pression pour ma libération s’accentuait.

Finalement, en janvier 2022, ils m’ont libéré à condition de me retirer ma nationalité égyptienne et de m’exiler hors du pays. Mais j’ai découvert qu’en réalité ils voulaient me livrer aux Israéliens, dans une tentative commune de se débarrasser de moi, sous le prétexte « officiel » de m’exiler en Palestine, en m’emmenant d’Égypte en Jordanie puis en Cisjordanie. J’ai pu leur échapper en Jordanie et me réfugier à Paris où se trouvait ma femme. Je suis arrivé à Paris le 8 janvier 2022 et, pendant la première année, j’ai été submergé de discussions, de visites et d’entretiens avec des personnes du monde entier qui parlaient de la situation en Égypte et des camarades que j’avais laissés derrière moi dans les prisons égyptiennes. Il y avait 70 000 prisonniers politiques et la première année, grâce au bruit et à la pression auxquels j’ai contribué, nous avons pu faire libérer la plupart de mes proches, mais bien sûr pas les dizaines de milliers d’Égyptien·nes innocent·es qui sont toujours emprisonné·es.

Petit à petit, je suis revenu à l’enjeu qui me tient plus à cœur, la Palestine. C’est la question centrale pour la libération de toute la région et, sans elle, il n’y a pas de libération ailleurs. J’ai commencé à rassembler des Palestinien·nes en France et dans toute l’Europe et essayé d’élaborer une nouvelle vision pour la Palestine. Puis le 7 octobre est arrivé et tou·tes les Palestinien·nes ont ressenti une grande fierté envers la résistance. L’occupation nous a fait craindre pour l’avenir de la Palestine et nous a fait prendre conscience de la nécessité de reconstruire la direction palestinienne, mais aussi les mouvements de solidarité en Europe, pour que se retrouvent, au centre, les Palestinien·nes. Et nous y travaillons depuis ce moment-là.

Qu’ont représenté pour toi les accords d’Oslo ? 

L’Autorité palestinienne a été, à mon avis, une erreur dès le départ. L’OLP représente 14 millions de Palestinien·nes à l’intérieur et à l’extérieur de la Palestine, et l’Autorité palestinienne était un sous-traitant illégitime de l’OLP pour gouverner les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza. Cela a entraîné, au fil du temps, une dualité entre l’OLP et l’ANP (nous insistons pour l’appeler Autorité nationale palestinienne pour rappeler son caractère national). En raison d’erreurs, mais aussi de manœuvres occidentales, les Américains mais aussi les Européens ont essayé de dissoudre l’OLP et, par le biais d’un contrôle monétaire sur les fonds qui transitaient par l’ANP, de rendre impossibles ses activités, qu’il s’agisse de conserver ses ambassades, de soutenir les réfugié·es, de maintenir la mobilisation et l’organisation des Palestiniens dans le monde entier. Il s’agissait de pousser la représentation palestinienne à n’être qu’interne à la Palestine et de transformer la tentative palestinienne de créer un État en une domestication du leadership et du projet palestiniens.

Il en a été ainsi à la mort du président Arafat, qui était le dernier des dirigeants historiques de la Palestine à essayer de maintenir cet équilibre entre l’OLP et l’ANP, entre les obligations internationales et l’élan national, entre la diplomatie et la résistance. On est alors allé vers un système totalement pacifié qui a complètement perdu le soutien mais aussi le respect des Palestinien·nes, et a permis la croissance d’autres mouvements de résistance, qu’il s’agisse du Hamas et du Jihad islamique, ou d’autres groupes plus petits, des dissidences ou des groupes locaux.

Notre territoire a été découpé en différentes entités régies par la corruption et la mauvaise gestion. En fin de compte, chasser tous les dirigeants nationaux et les membres de l’Autorité et engager d’autres personnes qui ne travaillent que pour l’argent et suivent les ordres a contribué à tuer l’aspiration nationale palestinienne à l’indépendance et permis à Israël d’accroître son contrôle sur la Cisjordanie et la Palestine, d’annexer Jérusalem et de normaliser ses relations avec le monde entier. Non seulement avec le monde arabe, mais aussi avec la plupart des pays d’Afrique et d’Amérique latine qui jusqu’ici ne reconnaissaient pas Israël. Cette soi-disant paix qui n’a jamais eu lieu en Palestine, a permis à Israël de réussir une percée majeure. Nous y avons perdu nos alliés et notre confiance. L’Autorité palestinienne est devenue un ennemi des droits des peuples, de leurs aspirations et de leur espoir d’indépendance.

Comment expliques-tu que les partis de gauche comme le FPLP ou le FDLP ne se soient pas développés en dehors de l’autorité ?

Nous avons de nombreux problèmes. Premièrement, il y a un problème conceptuel, non seulement en Palestine, mais dans l’ensemble du monde arabe. Le monde arabe est très religieux. Bien sûr, il y a des religieux et des non-religieux, mais la spiritualité y est importante et la perception selon laquelle la gauche est communiste et antireligion y a toujours restreint son développement.

Elle s’est développée à des moments où les gens la voyaient par le prisme des droits et de la justice sociale et elle a disparu quand elle conduisait à perdre la relation avec la spiritualité, qu’elle soit musulmane, chrétienne ou autre.

Deuxièmement, je pense que le FPLP a manqué de leadership après les personnalités historiques qu’étaient George Habash et Wadi Habdad. Le FPLP n’a pas produit de nouveaux dirigeants et a conservé la vieille génération et la vieille hiérarchie plutôt que de se régénérer en un mouvement de gauche plus jeune et plus dynamique.

Et troisièmement, le FPLP voulait aussi conserver son statut d’organisation internationale, conserver ses privilèges en tant que membre de l’OLP et du système, ce qui l’a affaibli dans le contexte de la fin de l’Union soviétique et des liens avec la Syrie, qui dirigeait la gauche dans le monde arabe. Cela a considérablement réduit la capacité d’une gauche organisée à se maintenir.

Peux-tu dresser un tableau de la résistance aujourd’hui en Palestine ?

Les gens doivent comprendre définitivement quelque chose : le 7 octobre est une décision de la branche armée du Hamas, qui n’a probablement même pas été communiquée à sa direction politique et encore moins aux autres groupes. Cette décision est le produit d’une préoccupation nationale, collective, qui est la suivante : nous avons besoin d’une résistance armée contre l’occupation, il n’y a aucune chance que cette AP pacifiée et complètement détruite nous obtienne le moindre droit, face à ce monde hideux qui accepte qu’Israël dévore notre terre morceau par morceau, avec cette normalisation régionale qui nous contourne pour établir des relations stratégiques avec l’occupant, et l’Accord du siècle en était certainement un symbole exemplaire.

Alors la population a évolué vers la résistance armée, qui s’est développée en 2018-2019. Pendant les deux années qui ont précédé le 7 octobre, dans les cafés et devant leurs maisons le soir, en buvant un verre, les gens se détendaient en parlant du jour où nous passerons la barrière, comment nous la passerons et quels camps militaires nous allions cibler. Ce sont des gens normaux qui exploraient l’idée de mener une attaque pour résister à l’occupation et se battre pour la Palestine.

Même en Cisjordanie ? 

Même en Cisjordanie. Les idées étaient différentes, mais nous avons vu au cours des quatre ou cinq dernières années la croissance de groupes comme Areen Al-Usud (La Fosse aux Lions) à Jénine, une multiplication de groupes plus petits construits sur une base communautaire. Le peuple et la nouvelle génération ont cessé de croire en l’ensemble du spectre politique. En Cisjordanie, où le Hamas est beaucoup plus faible et où sa capacité à former des groupes armés est moindre en raison de l’oppression israélienne coordonnée avec l’Autorité palestinienne, cela a conduit à la propagation de groupes locaux – des gens qui se connaissaient depuis l’école, le quartier ou l’université formaient des groupes armés. À un moment, leur capacité à obtenir des armes a même été soutenue par les Israéliens qui pensaient que cela pourrait mener à une guerre civile.

Ainsi, au cours des deux dernières années, les Israéliens ont autorisé l’arrivée d’armes en Cisjordanie parce qu’ils pensaient qu’Abou Mazen allait mourir et que l’absence de successeur clair conduirait à une guerre majeure au sein de l’Autorité palestinienne.

Et les syndicats ?

Les syndicats ont souffert de deux problèmes majeurs : le premier est que le syndicat est devenu local, alors qu’historiquement les syndicats palestiniens étaient internationaux. Nous avions des syndicats de travailleurs, de femmes, d’écrivains, etc. dans le monde entier et cela mobilisait partout les Palestinien·nes. Au cours des dernières années, ils ont même été divisés en deux structures, l’une en Cisjordanie et l’autre à Gaza, ce qui les a encore affaiblis.

Une grande partie de la résistance n’est pas armée, il s’agit plutôt d’une lutte pour la libération et l’indépendance qui utilise les compétences de chacun, qu’on soit médecin, écrivain ou ouvrier. La Palestine possède une longue histoire d’occupation israélienne et d’absence d’institutions officielles. Elle s’est donc habituée à être dirigée par des ONG, des syndicats, des combattants, des familles, des groupes locaux, etc. Notre mouvement civil et nos institutions non gouvernementales ont structuré la vie de la population au cours des 50 ou 60 dernières années. Les gens n’allaient pas voir la police ou les juges des colonisateurs, ils utilisaient des outils civils locaux. Les syndicats ont donc toujours été très importants en Palestine pour résoudre les problèmes et faire avancer les droits de la population. De plus, dans de nombreuses parties du monde, les gens voulaient soutenir la Palestine mais trouvaient dangereux de soutenir les groupes armés, ils ont donc soutenu les syndicats et les ONG, qui ont développé leurs liens internationaux.

As-tu des informations sur ce qui se passe en Jordanie ?

Il est probable que la majorité des Jordanien·nes soient d’origine palestinienne. Il y a une mobilisation actuellement, surtout dans les camps de réfugié·es. Il y a deux sortes de Palestinien·nes : une partie est de plus en plus intégrée dans le système jordanien et a obtenu la nationalité. Ceux-là sont donc toujours engagés en faveur de la Palestine, mais ils ont aussi leur vie, font leurs calculs. L’autre partie, ce sont ceux qui sont toujours dans les camps de réfugié·es, qui sont totalement engagés en faveur de la Palestine, qui continuent à s’organiser et que nous voyons aujourd’hui dans les manifestations.

Ces derniers jours ? 

Oui. Hier, lundi 27 mai, il y a eu une énorme manifestation. Il y a tous les jours des manifestations face à l’ambassade israélienne, tandis que les colons attaquent les convois qui vont de Jordanie à destination de Gaza. La Jordanie brille comme lieu de refus de l’attaque israélienne, et l’une des grandes inquiétudes américaines est certainement qu’ils pourraient perdre le contrôle de la Jordanie, comme ils pourraient perdre des régimes fantoches dans d’autres pays du monde arabe, la Jordanie étant finalement le plus fragile.

On a pu constater que les régimes d’Égypte et de Jordanie, qui étaient en faillite financière à cause de leur mauvaise gestion et de leur corruption au cours des dernières années, ont reçu après le 7 octobre d’énormes quantités d’argent de l’Occident pour se restabiliser afin de continuer à soutenir Israël et opprimer leur peuple. L’Égypte a reçu 50 milliards de dollars 7 et la Jordanie a reçu d’énormes sommes d’argent pour stabiliser le régime afin d’étouffer la colère de la population.

Quel est, selon toi, l’objectif d’Israël à Gaza ? Réaliser le « Grand Israël » ? 

Grand Israël, c’est un terme très vague. Israël est le seul pays au monde dont la Constitution ne spécifie pas de frontières. Cela lui permet d’occuper la Cisjordanie aujourd’hui et de l’intégrer à Israël, d’occuper le Liban ou le Sinaï demain et de l’intégrer à Israël. C’est une colonie occidentale construite au Moyen-Orient sur l’idée de s’étendre, de contrôler et de déstabiliser. Cela permet à l’Occident de continuer à voler les biens et les ressources de toute la région et de la maintenir région dans un état de faiblesse. Alors oui, ils veulent étendre le territoire, c’est le premier objectif de ce plan de colonisation, et Gaza est certainement une étape importante, en génocidant ou en expulsant la population pour prendre possession du territoire, vidé. 

Mais prenons du recul autour d’un moment spécifique, novembre 2021. Pour la première fois depuis 1948, lorsqu’Israël a expulsé la majorité du peuple palestinien, a tué des milliers de personnes et a jeté 800 000 Palestinien·nes hors de leurs maisons et de leurs terres et a importé des millions d’immigrant·es du monde entier pour coloniser la Palestine, il s’est passé quelque chose d’important. Au cours des cinq années qui ont suivi Oslo, nous avons ramené un million de Palestinien·nes et leur avons permis de se reproduire beaucoup plus rapidement – car en Palestine, la reproduction fait partie de notre résistance, il y a des familles qui ont 8 ou 10 enfants. En novembre 2021, pour la première fois, les Arabes palestinien·nes ont été en nombre égal avec les juifs dans la Palestine historique et ensuite sont devenu·es plus nombreux, parce que notre croissance est beaucoup plus forte et que l’immigration des juifs du monde entier vers Israël a cessé. Plus personne ne souhaite faire partie de cette colonie, si ce n’est temporairement, pour en tirer des avantages, puis repartir rapidement vers l’Amérique ou l’Europe.

Par conséquent, Israël a quatre possibilités. Il y a l’option de laisser la population palestinienne prendre l’ascendant, ce que la direction coloniale israélienne ne veut évidemment pas faire. Une autre option consiste à mettre en place une solution à deux États, ce qui va à l’encontre de l’idéologie sioniste et de l’objectif d’Israël pour lui-même et pour le monde occidental colonial. Troisièmement, il a le recours à l’apartheid, qu’Israël utilise depuis 70 ans pour gérer les Palestinien·nes et qui devient difficile à maintenir, car le monde entier le voit, le sait et l’observe en détails, tandis que le nombre de Palestinien·nes augmente. La dernière possibilité est le génocide.

Alors, très clairement, le génocide est fondamental dans la vision stratégique qu’Israël a de lui-même en tant que système colonial qui consiste à dévorer la terre et à rejeter les populations à l’extérieur et les remplacer par des personnes venues d’autres pays. C’est exactement ce qu’ils font à Gaza. 

Sont-ils capables de le faire actuellement ? Non. Y parviendront-ils ? Je ne pense pas, mais ils essaient. Même s’ils ne peuvent pas tuer deux millions et demi de Palestinien·nes, ou les expulser d’un seul coup comme en 1948, ils peuvent créer des conditions de vie intolérables : détruire complètement Gaza, les logements, la vie civile, les infrastructures, les universités, les écoles, les hôpitaux, les usines, les réseaux de gaz et d’eau, les réseaux électriques, les routes, les plantations.

Ils peuvent tenter de vider en une seule fois par le génocide et l’expulsion totale, en rejetant la population dans le désert du Sinaï, ou le faire graduellement en créant des conditions de vie intolérables. 

Et que penses-tu de ce qui se passe autour de Benny Gantz qui dit qu’il va peut-être quitter le gouvernement ? Comment pouvons-nous utiliser ce genre de difficultés ? 

Je pense que la résistance, et plus particulièrement Yahya Sinwar (dirigeant du Hamas, NDLR), qui est un fin tacticien et a une compréhension très profonde de la société et de l’état d’esprit israéliens, ont réussi pendant cette guerre à diviser l’adversaire. 

Mais tout le jeu de Benny Gantz est un jeu américain. Ce sont eux qui voient que Netanhayou et le reste de sa bande deviennent trop dangereux pour la stabilité et les intérêts à long terme d’Israël et pour leur colonie qui leur permet de contrôler le Moyen-Orient, de s’approvisionner en pétrole bon marché, en pillant et en maintenant les dictateurs dans la région.

Alors oui, les Américains sont prêts à pousser à un changement pour sauver Israël de lui-même et Gantz est prêt à jouer ce rôle. Gantz fait partie intégrante du cabinet de guerre et, lorsque la Cour pénale internationale a pris sa décision, elle a accusé Gallant (ministre de la Défense d’Israël, NDLR) et Netanyahou, pas Gantz, parce que les Américains veulent que Gantz survive et prenne la relève. C’est leur homme, le successeur qu’ils ont choisi. Personnellement, je n’ai strictement aucune confiance en lui, et je mets toujours en garde les gens contre les illusions sur la politique interne israélienne. Netanyahou est un criminel, comme Ben-Gvir et Smotrich 8. Ce sont des criminels, des terroristes et des fanatiques d’extrême droite. Mais c’est ce qu’a été Israël pendant 76 ans ! Qu’ils soient issus du Parti travailliste de gauche, du Likoud ou d’autres formations similaires, tous les Premiers ministres d’Israël ont le sang de milliers de Palestinien·nes sur les mains.

Tel est Israël, tel est l’État colonial et telle est l’idéologie des colons. C’est l’idéologie sioniste de l’expansionnisme, du racisme, de la suprématie juive et blanche, du contrôle et du vol de la terre. De Ben Gourion à Eshkol, de Shamir à Sharon9. Je peux citer des actions génocidaires majeures contre les Palestinien·nes : la destruction de maisons et d’habitations, des milliers d’assassinats, des mains et des jambes brisées, des yeux brulés, ainsi que l’emprisonnement de dizaines de milliers de Palestinien·nes. Pour moi, une partie de l’amplification occidentale du rôle individuel de Netanyahou, Ben-Gvir et Smotrich, c’est comme toujours pour sauver Israël en parlant d’erreurs de fanatiques d’extrême droite, pour maintenir l’État colonial sioniste.

Les contradictions au sein d’Israël sont aussi le résultat de la pression exercée sur Biden par le mouvement, non ? 

Je ne vois pas ça comme ça. Netanhyahou, Smotrich et Ben-Gvir sont plus proches de Trump. Alors, comment Biden pourrait-il défendre quelqu’un qui soutient son adversaire dans l’élection présidentielle, et comment continuer à parler à quelqu’un qui ne l’écoute pas complètement et qui met en danger la grande stratégie américaine ? Mais encore une fois, rien de tout cela n’est lié aux droits des Palestinien·nes, aux droits humains, au droit international, à la justice de quelque manière que ce soit ; c’est lié à la stratégie américaine et à l’intérêt personnel de Biden face à Trump et aux Républicains. Et ce ne sont pas des éléments sur lesquelles on peut vraiment parier pour changer les choses.

Quelle est donc la voie du changement ?

Je pense que le 7 octobre et ses conséquences ont jeté de nouvelles bases. Tout d’abord, il y a un changement de discours et de perspective dans le monde entier : Israël est perçu comme un État voyou. Les gens comprennent ce que nous disons depuis des dizaines d’années. Les gens font le lien entre 1948 et aujourd’hui. Les gens ont vu la brutalité, le génocide, l’intention de tuer, la joie de soldats devant le massacre de Palestiniens. Les gens ont vu le droit international ridiculisé par les gouvernements occidentaux et, en particulier dans les pays du Sud, ils ont vu qu’il y avait un deux poids deux mesures.

Cela a changé tout le discours pourri selon lequel Israël serait une démocratie, et cela fait échouer le whitewashing, le greenwashing et le genderwashing. On a pu faire face aux discours idéologiques, montrer que si cette entité génocidaire fait partie de la civilisation occidentale, c’est d’un point de vue impérialiste, qu’elle n’a rien à voir avec les peuples d’Occident, avec l’ordre et la civilisation, que ce soit en termes de démocratie, de droits, de perspective ou d’attitude. Et je pense qu’ils ne peuvent plus y remédier.

Mon deuxième point est lié au rôle d’Israël au Moyen-Orient. Au-delà de l’expansionnisme en Palestine, son rôle est d’effrayer toute la région pour sauvegarder les intérêts impériaux américains au Moyen-Orient. Comment faire peur à la quatrième superpuissance, à l’armée la plus puissante, au troisième service de renseignement au monde, qui contrôle tout et qui a la capacité de détruire six armées arabes en un jour ? Comment 1 200 Palestiniens, essentiellement des civils en pantoufles, ont-ils pu battre l’armée israélienne le 7 octobre ? Et comment 360 kilomètres carrés et ses 2,5 millions de civils assiégé·es depuis 17 ans, peuvent-ils résister pendant près de 250 jours et continuer à atteindre l’armée israélienne, à tuer des soldats et des officiers et à détruire des chars ?

Israël a perdu plus de la moitié de ses chars à Gaza. Oui, Israël est exposé et cette perception s’est répandue dans tout le monde arabe. L’horreur des destructions et les orgies macabres resteront dans les mémoires, on se souviendra des milliers de maisons brûlées, des femmes tuées et des enfants décapités. Il y a à Gaza un grand cimetière avec des centaines de chars israéliens détruits. Cela brise l’idée selon laquelle Israël contrôlerait le Moyen-Orient. 

Troisièmement, Israël a été vendu à ces dictateurs arabes comme leur protecteur face à l’Iran et à leurs contradictions destructrices internes, mais Israël ne peut même plus se sauver lui-même.

Quatrièmement, Israël a été présenté comme un espace économique sans danger, pour attirer les investissements technologiques, énergétiques et un passage pour les exportations. Il devait devenir la plaque tournante de la technologie du monde arabe, où l’argent des dictateurs arabes pourrait circuler en abondance. Mais Israël ne peut pas survivre sans la chaîne d’approvisionnement américaine dans tous les domaines. L’ensemble du secteur technologique a disparu après ces mois de guerre. Si la situation se stabilisait, Israël aurait besoin d’années et d’années pour être en mesure d’attirer à nouveau ces entreprises et les inciter à investir. 

Il y a donc des fissures majeures dans l’entité coloniale et il faut les exploiter. Le combat ne sera peut-être pas facile, mais il y a une possibilité réelle d’implosion complète d’Israël. Finalement, comme pour tous les dirigeants dans le monde, le danger premier vient de l’intérieur, avant la menace des ennemis extérieurs : Nous pouvons voir qu’au fil des ans, les juifs non religieux ont été mis de côté et qu’un mouvement fanatique a pris le dessus, le sionisme religieux a pris le dessus et la communauté des colons est devenue la norme. Au fil des ans, le financement de dizaines de milliers de colons, leur armement et leur droit de tuer des femmes et des enfants palestinien·nes, de détruire des maisons et des villages, se sont retournés contre Israël. En effet, si vous êtes autorisé à faire cela aux Palestinien·nes, pourquoi ne pourriez-vous pas le faire à un autre ennemi, juif ou israélien ? Il y a une possibilité majeure d’implosion interne. On peut observer une immigration massive d’Israël, de 700 000 à un million d’Israélien·nes l’ont quitté. En Allemagne, aux États-Unis, en Australie et au Canada, des dizaines de milliers d’Israélien·nes demandent la nationalité ou la restitution de leurs documents. Le projet sioniste perd du terrain et je pense qu’il est temps de mettre fin à ce projet colonial.

Et construire une riposte ?

Personnellement je n’ai aucune envie d’un autre génocide. Je préférerais que la majorité des colons retournent chez eux, dans leur pays d’origine, et que ceux qui veulent vivre dans un État palestinien qui a toujours compté des musulman·es, des chrétien·nes et des juifs, qui ont vécu très harmonieusement pendant des siècles, le fassent, dans la Palestine historique. 

Nous sommes aujourd’hui sous le coup d’un génocide, le rapport de force est difficile, mais il est incroyable de voir que la résistance est toujours là et très puissante. Le massacre qui s’est produit à Rafah le 27 mai est lié au fait que dans les 24 heures précédentes, la résistance a attaqué un grand groupe d’officiers de l’armée israélienne, les a entraînés dans un tunnel, en a tué une grande partie, en a blessé d’autres et a fait de nouveaux prisonniers de guerre. Deux officiers de Tsahal et des officiers du renseignement ont été arrêtés. Cela a eu lieu à Jabalia, que l’armée israélienne est en train de détruire. Tout cela après quelque 230 jours de destructions !

Le même jour, la résistance a pu tirer des roquettes sur Tel-Aviv, arrêter les vols vers l’aéroport Ben Gourion, en contournant les technologies anti-missiles. Il s’agissait d’un symbole, car cela ne peut être comparé aux capacités destructrices des bombes d’une tonne que les Américains ont fournies à Israël. Ce sont des roquettes artisanales qui sont encore tirées à quelques mètres de l’armée israélienne. Le peuple, face à cette guerre et ce génocide, commençait à craquer et à se demander si résister était la bonne décision. Aujourd’hui, le peuple relève la tête, soutient pleinement la résistance et est en harmonie avec elle. La résistance en Palestine n’est pas en mesure de libérer l’ensemble de la Palestine, mais un processus de fissuration a commencé et se poursuit. Cette guerre n’est pas près de se terminer. Elle pourrait s’arrêter pour ce qui concerne Gaza, mais, pour ce qui concerne le niveau régional, elle ne se terminera pas comme cela. Le processus en cours annonce la fin de la colonisation en Palestine.

Comment vois-tu la résistance dans les pays impérialistes et les liens avec les processus au Moyen-Orient ?

L’idéologie sioniste a mis en avant, non seulement en Israël mais aussi en Occident, les conceptions de Samuel Huntington sur la guerre entre les civilisations et sur le fait qu’il y aurait une civilisation chrétienne blanche – transformée en civilisation judéo-chrétienne – en guerre contre le monde islamique ou contre le monde oriental. Toutes ces idées sont fondées sur le concept de suprématie de la race blanche et sur l’impérialisme et, malheureusement, elles ont été couronnées de succès. Y compris au Moyen-Orient, où les Arabes ont reçu des bombes occidentales, l’exploitation occidentale, le soutien occidental au colonialisme et à la dictature.

Cela fait des années que nous parlons aux gens pour expliquer que nous faisons la différence entre les peuples et leurs gouvernements. Nous leur disons : les peuples d’Occident doivent-ils nous considérer comme partie prenante des actions de Sissi ou ben Salmane (prince héritier d’Arabie saoudite, NDLR) ? Il y a une différence parce que les Occidentaux ont voté et choisi leurs dirigeants, mais les gens ne se rendent pas compte du manque de compréhension, du rôle des médias, des conditions matérielles et de la société de consommation dans laquelle l’Occident s’est enfoncé.

Pour moi, l’une des choses les plus importantes est de rétablir le lien entre les êtres humains du monde entier, pour leurs propres droits, face à cette petite élite de bellicistes, de criminels cupides, par-delà les différentes religions et les différents pays, en espérant mettre fin à cette idée sauvage de guerre entre les civilisations, où ils nous envoient nous tuer les uns les autres pour le bénéfice de quelques-uns.

La Palestine représente tant de choses dans ce monde : la guerre dure depuis des centaines d’années, lorsque les Croisés puis, bien plus tard, Napoléon, ont tenté d’occuper la Palestine, lorsque les colonialismes britannique, français et européen ont commencé à exploiter le Moyen-Orient et façonné le combat actuel en Palestine.

Cela doit cesser si nous voulons un monde différent. Et pour cela, il faut qu’en Occident on comprenne, et cette compréhension progresse, que les peuples sont exploités, qu’on leur prend leur argent, leur vie, qu’on tue leurs enfants.

Je me souviens avoir été interviewé par CNN après le 11 Septembre, après l’attaque du World Trade Center, parce que j’étais un expert des mouvements islamiques, d’Al-Qaïda et du reste de cette bande, et que le monde entier voulait savoir qui étaient ces gens, comment ils s’étaient développés et quelle était leur idéologie. J’ai expliqué en quoi cela consistait et, à la fin, la journaliste a essayé de m’embarrasser en me demandant : « que pensez-vous des gens déraisonnables en Palestine et dans le monde arabe qui ont célébré dans les rues ce qui s’est passé le 11 Septembre ? » et j’ai répondu que oui, des Palestinien·nes déraisonnables ont célébré dans les rues, tandis que les Palestinien·nes raisonnables, eux, ont célébré à la maison… Elle a été choquée et, bien sûr, CNN ne m’a plus invité pendant 20 ans. Il s’agissait pour moi d’expliquer que depuis des décennies, les bombes qui ont tué notre peuple en Palestine, au Liban, au Soudan, en Égypte, en Libye, en Afghanistan, au Yémen et en Syrie étaient américaines, toutes les exploitations auxquelles nous avons été confrontés étaient américaines, toutes les dictatures qui nous ont gouvernés étaient soutenues par les États-Unis, toutes les colonies qui ont conduit à notre mort étaient d’origine américaine. Alors qu’est-ce qui vous fait penser que vous nous privez de notre humanité lorsque vous nous parlez des gens qui sont morts le 11 Septembre ? Il faudrait que je me soucie sincèrement des 3 000 morts du 11 Septembre et que j’oublie le million d’Irakien·nes que vous avez tué·es au cours du siège de dix ans en Irak, par la faim et le manque de médicaments ? Je ne veux pas faire cela.

Mais bien sûr, nous savons que dans cette lutte, cette aspiration nationale pour notre indépendance et notre liberté, nous Palestinien·nes sommes très faibles, une petite nation de civil·es pour faire face à immense quête impériale : nous ne faisons pas face aux Israéliens, nous faisons face aux États-Unis et à l’OTAN. Depuis les superpuissances britannique et française du 19e siècle jusqu’aux États-Unis, nouvelle superpuissance impériale qui reprend le projet et le contrôle, on nous impose une colonie. Il est très difficile d’y faire face seuls.

Nous devons donc trouver un équilibre entre d’un côté tenir de façon inébranlable sur notre terre, faire croître notre peuple et l’aider à survivre, et de l’autre la nécessité de résister. Nous réalisons que la résistance ne nous mènera peut-être pas à la libération mais qu’il faut continuer jusqu’à ce que le rapport de forces change. C’est ce qui nous donne notre liberté et permet à notre résistance de travailler à la libération.

Nous devons nous allier avec des personnes libres dans le monde entier : voir des millions de personnes dans les rues du monde occidental, mais aussi du Sud et du monde arabe, pour la Palestine, est très important pour nous dans le cadre du changement du rapport de forces. Il est important à plus long terme que les gens comprennent ce qu’est la Palestine, comment elle souffre, comment ils peuvent l’aider et comment nous pouvons ensemble changer le rapport de forces.

Cependant, à l’intérieur de la Palestine depuis 20 ans et la mort de Yasser Arafat, la Palestine n’a pas de direction. Il y a des forces de résistance ici et là, du Hamas au Jihad en passant par le FPLP, et même des échanges entre des groupes locaux, mais rien de tout cela ne constitue une direction politique. La Palestine a besoin de retrouver son unité et une direction politique. Et je pense qu’aujourd’hui, dans les combats, dans les rues d’Europe, des États-Unis, partout dans le monde et dans le mouvement de résistance qui est extrêmement héroïque en Palestine, une nouvelle génération de leaders émerge.

Une partie du rôle du mouvement de solidarité est de soutenir cette émergence et ces nouvelles perspectives palestiniennes qui doivent s’unifier, s’allier, se consolider et exercer leur rôle, non seulement dans les mouvements de solidarité, mais aussi en tant que future direction pour la Palestine, afin d’offrir de nouvelles alternatives, éduquées, visibles, soutenues, et liées aux mouvements du monde entier. Cela peut être le facteur décisif pour le changement en Palestine. 

Le 28 mai 2024

Ramy Shaath est actuellement une des figures des collectifs Urgence Palestine en France. Fils de l’homme d’État Nabil Shaath, il a été détenu en Égypte de juillet 2019 à janvier 2022. 

Lire l’interview publiée dans le Monde le 19 janvier 2019. Propos recueillis par Antoine Larrache et Penelope Duggan, traduit par AL.

  • 1Le National Progressive Unionist Party, Hizb al-Tagammu’ al-Watani al-Taqadomi al-Wahdawi, a été la fraction de gauche de l’Union socialiste arabe. Amal (« espoir » en arabe), acronyme de afwâju l-muqâwamati l-lubnâniyya (« détachements de la résistance libanaise » en arabe), est un parti politique et une ancienne milice musulmane chiite durant la guerre civile libanaise, fondé en 1974. Il s’est rapproché du Hezbollah.
  • 2Un aquifère est un ensemble de roches qui peut contenir une nappe d’eau.
  • 3Hamid Karzai, président de l’Afghanistan de 2001 à 2014, comme homme de paille des États-Unis.
  • 4Du 14 au 16 août, le massacre de la place Rabia-El-Adaouïa, considéré par Human Rights Watch comme « le plus important de l’histoire moderne de l’Égypte », a fait 2 600 morts selon les Frères musulmans et l’Alliance anti-coup d’État.
  • 5« “L’accord du siècle” au service de la droite israélienne », Randa Haidar, 12 juillet 2019, Orient XXI.
  • 6L’auteur joue sur la proximité sonore entre deal of the century et steal of the century.
  • 7« Endettement. Les pays du Golfe volent au secours de l’économie égyptienne », 27 février 2024, Courrier international.
  • 8Itamar Ben-Gvir, dirigeant de l’organisation d’extrême droite Otzma Yehudit (Force juive), est ministre de la Sécurité nationale. Bezalel Smotrich, membre de l’organisation d’extrême droite Mafdal – sionisme religieux, est ministre des Finances et ministre au ministère de la Défense.
  • 9David Ben Gourion a été un des fondateurs d’Israël et son Premier ministre, membre du Mapaï devenu le Parti travailliste israélien. Levi Eshkol a été Premier ministre de 1963 à 1969. Yitzhak Shamir a été Premier ministre, de droite.

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