La syndicalisation dans le secteur automobile dans le Sud des États-Unis, un moment charnière ?

par Mike Elk

Il y a dix ans, le père d’Angelo Hernandez a participé à la campagne de syndicalisation de l’usine Volkswagen de Chattanooga (Etat du Tennessee). Cet effort a échoué de peu, mais dix ans plus tard le fils pourrait être en mesure de réaliser le rêve de son père [voir l’article ci-dessous de Harold Meyerson, en date du 22 avril, sur l’adhésion de 73% des salarié·es à l’UAW lors du vote qui s’est terminé le 19 au soir].

«C’est lui qui m’a parlé du syndicat avant même que j’occupe ce poste», déclare Angelo Hernandez, 20 ans. Lorsque la campagne syndicale actuelle a débuté à la fin de l’année dernière, son père a commencé à le pousser à s’impliquer. «Je suis là et je vais m’y mettre tout de suite», dit Angelo à son père [voir l’article publié sur alencontre site le 6 avril «Quand l’UAW organise la syndicalisation de Volkswagen et Mercedes dans le Sud»].

Pendant plus de dix ans, les travailleurs et travailleuses se sont battus, ont discuté et ont tenté de persuader leurs collègues d’adhérer à un syndicat. Après la première défaite dans cette usine Volkswagen en 2014, l’United Auto Workers (UAW) a même créé un syndicat minoritaire, le Local 42 (section locale de l’UAW).

Mais lors des deux élections syndicales précédentes à Chattanooga, l’UAW n’a pas réussi à faire bouger suffisamment le curseur pour gagner, perdant la première fois 626 contre 712, et lors d’une deuxième tentative en 2019, 776 contre 833. Les Etats-Unis restent le seul pays au monde où les travailleurs de Volkswagen ne sont pas syndiqués.

En 2022, les choses commencent à changer lorsque Volkswagen agrandit l’usine pour produire le modèle ID.4 entièrement électrique. À cette occasion, l’entreprise a embauché plus de 2000 nouveaux travailleurs et travailleuses.

En raison de la pénurie de main-d’œuvre dans l’ensemble du secteur manufacturier, de nombreux salarié·e·s embauchés par Volkswagen étaient beaucoup plus jeunes et plus hétérogènes. Certains avaient même quitté des régions du pays plus favorables aux syndicats pour venir travailler chez Volkswagen.

Alors que dans le passé les travailleurs et travailleuses de Volkswagen, qui avaient moins d’expérience avec les syndicats, étaient sceptiques à l’égard des bureaucraties de l’UAW, entachée de scandales [une dizaine de dirigeants ont été accusés de détournement de fonds, ce qui a abouti à une modification de la nomination du président par élection directe: cela a abouti à la nomination de Shawn Fain début 2023, NdT], les jeunes travailleurs du Sud semblaient plus réceptifs à l’idée d’essayer quelque chose de nouveau.

«J’espère simplement que le projet aboutira», déclare Manny Perez, 25 ans. «Je ne suis pas très bien informé. Je sais juste qu’il est plus important de pouvoir faire entendre sa propre voix que de laisser d’autres personnes décider à sa place.»

Au cours de la dernière décennie, les travailleurs de l’usine Volkswagen de Chattanooga ont changé radicalement, en grande partie grâce à cette nouvelle et plus jeune main-d’œuvre. Cette évolution pourrait déboucher sur une victoire historique lors des élections syndicales, qui se terminent aujourd’hui [le 19 avril], et sur une victoire emblématique pour les syndicats présents dans le Sud des Etats-Unis, une victoire qui leur échappe depuis des années. Les votes seront comptabilisés ce soir.

«Beaucoup de ceux qui se sont montrés farouchement antisyndicaux appartiennent à une génération plus âgée», explique Caleb Michalski, 32 ans, responsable de la sécurité. Il a travaillé dans diverses équipes d’assemblage à l’usine Volkswagen. «Une grande partie de la jeune génération, grâce à la combinaison des réseaux sociaux, de l’éducation et d’autres choses de ce genre, se rend compte que la non-présence syndicale ne fait pas sens.»

Volkswagen a déclaré rester neutre lors de chaque campagne de syndicalisation menée à l’usine du Tennessee. Mais en sous-main ils ont combattu le syndicat, tout en s’alliant à des politiciens de renom, qui ont averti à plusieurs reprises que l’usine, en cas de syndicalisation, fermerait ou perdrait des postes de travail. Les gouverneurs du Sud tentent la même tactique cette fois-ci, en signant une déclaration commune exprimant leur inquiétude face à la campagne de l’UAW ici et ailleurs.

En 2019, Volkswagen a licencié ou transféré plusieurs contremaîtres d’atelier impopulaires, et a mis en place un directeur d’usine populaire, Frank Fisher, qui a promis d’améliorer les choses.

«Quand j’ai commencé, c’était en janvier 2020, juste après les dernières élections, et c’est là que, vous savez, le directeur de l’usine a dit: “Hé, réglons ça en interne”», raconte Caleb Michalski. «Ils ont procédé à de nombreux changements. Lorsque j’ai commencé, au début de cette première vague de changements, j’ai été impressionné.»

Selon lui, la disponibilité de la direction lui a fait croire qu’il était possible de régler les problèmes au travail sans syndicat. Avant, je me disais toujours: «Peut-être que les bonnes personnes ne sont pas au fait de la situation.»

Cependant, en tant que responsable de la sécurité, Caleb Michalski s’est trouvé bloqué dans ses efforts pour régler les problèmes au sein de l’usine. Volkswagen lui demande régulièrement, ainsi qu’à ses collègues, de lever des véhicules qui peuvent peser plus de 315 kg à 360 kg, et parfois jusqu’à 635 kg. Pendant près d’un an, il a supplié Volkswagen de lui fournir un élévateur. L’entreprise n’a rien fait, alors que de nombreux membres de son équipe se sont blessés.

«Je me suis blessé au dos en novembre, je souffre de douleurs chroniques depuis un mois, je peux à peine tourner la tête et la nuque», explique Caleb Michalski. «Chacun d’entre nous s’est blessé. Deux d’entre nous ont dû être opérés de l’épaule, un troisième va devoir l’être, et un autre s’est brisé la rotule.»

Caleb Michalski a finalement dû s’entretenir avec le PDG de Volkswagen America pour obtenir l’approbation pour un élévateur. Mais des semaines plus tard, l’élévateur n’a toujours pas été installé.

«Je ne devrais pas avoir à m’adresser au PDG d’une société multimilliardaire pour obtenir un élévateur», déclare Caleb Michalski. Je pense que nous devons avoir la possibilité de dire “Hé, ce processus n’est pas sûr”. Et c’est tout, il ne faut pas avoir à discuter pendant des semaines et des semaines, et des semaines de réunions pour dire: “Hé, nous avons besoin d’un élévateur”.»

Outre la bataille menée pendant dix ans pour gagner les cœurs et les esprits à l’usine, les travailleurs de Volkswagen affirment également que le succès de la «grève debout» [Stand Up Strike, grèves frappant des secteurs sélectionnés menées en automne 2023] chez les trois grands constructeurs automobiles [Stellantis, Ford et General Motors] des Etats-Unis a contribué à stimuler l’intérêt pour le syndicat.

«Des grèves se sont développées dans tout le pays. Il y avait les scénaristes, les acteurs, puis l’UAW a suivi», explique Zach Costello, ouvrier chez Volkswagen, à propos de «l’été des grèves» de l’année dernière. «Et puis il y a eu le gros contrat obtenu par l’UAW. Cela a déclenché une énorme discussion sur les syndicats dans toute l’usine.»

Dans les derniers jours de la campagne de syndicalisation, les travailleurs et travailleuses affirment que les tactiques antisyndicales de Volkswagen n’ont que peu d’effet pour dissuader les travailleurs. En raison de l’influence du droit du travail allemand, l’entreprise ne s’est pas encore engagée dans des réunions antisyndicales à «audience captive» [présence «obligatoire» des salarié·e·s] ou dans des discussions individuelles, qui peuvent s’avérer mortelles pour le soutien aux syndicats.

Au lieu de cela, les forces antisyndicales de Volkswagen se sont largement concentrées sur des publicités télévisées et en ligne tentant de lier l’élection de l’UAW au président Biden, qui est impopulaire dans cet Etat rouge (républicain), mais peut-être pas tout à fait dans l’usine. Près de l’entrée de l’usine se trouve une bannière sur laquelle on peut lire: «Back Biden, Vote UAW» («Soutenez Biden, votez UAW»).

Ces derniers jours, des publicités télévisées et des panneaux d’affichage locaux ont dénoncé l’UAW avec des messages tels que «UAW = Biden». Le syndicat a soutenu Joe Biden, qui a été présent sur un piquet de grève lors de la grève chez les «Big Three». Dans une déclaration officielle que le syndicat a envoyée à ses membres, Joe Biden a félicité les travailleurs et travailleuses de Chattanooga pour leur campagne syndicale. «En tant que l’un des plus grands constructeurs automobiles du monde, de nombreuses usines Volkswagen sont syndiquées dans le monde entier», a déclaré Biden dans le communiqué. «Comme président le plus favorable aux syndicats dans l’histoire des États-Unis, je pense que les travailleurs américains devraient eux aussi avoir leur mot à dire sur leur lieu de travail. La décision d’adhérer ou non à un syndicat appartient aux travailleurs et travailleuses.»

Les publicités des anti-syndicats répètent à plusieurs reprises aux futurs membres que l’argent de leurs cotisations sera dépensé pour aider la campagne de réélection de Biden.

«L’adhésion à l’UAW est à son plus bas niveau depuis 2009. Peut-être que l’UAW devrait se préoccuper davantage de ses membres que de la politique», ont déclaré des groupes antisyndicaux dans des publicités en ligne diffusées à Chattanooga. [Les gouverneurs de six Etats du Sud – Tennessee, Alabama, Géorgie, Mississippi, Caroline du Sud, Texas – sont républicains, NdT].

L’usine Volkswagen étant située dans le «pays de Trump», dans l’est du Tennessee, les militants de l’UAW ont réagi en prenant leurs distances par rapport à la fonction politique de leur syndicat. «Ce vote n’a rien à voir avec la politique», a déclaré Isaac Meadows, un ouvrier de Volkswagen, lors d’une interview accordée à American Prospect (revue et site démocrate de gauche). «Ce vote concerne les travailleurs […] qui se défendent eux-mêmes.»

L’élection majoritaire de l’UAW à Volkswagen pourrait inciter les travailleurs et travailleuses d’autres usines du Sud à se syndiquer. L’UAW a déjà demandé l’organisation d’une élection syndicale dans l’usine Mercedes de Vance, en Alabama, et plusieurs autres mobilisations sont en cours.

Josh Murray, professeur de sociologie à l’université de Vanderbilt (Nashville, Tennessee), qui a passé des années à étudier les tentatives de syndicalisation dans le Sud, pense qu’une victoire chez Volkswagen pourrait créer un effet domino.

Josh Murray explique: «Dans la théorie des mouvements sociaux, on trouve l’idée de “la force sociale et politique du possible”, selon laquelle le succès d’un mouvement engendre le succès de mouvements futurs parce qu’il mobilise les gens en leur donnant la preuve qu’il est possible de gagner. Appliquée à l’UAW, l’énorme victoire dans les grèves contre GM, Ford et Stellantis rend la victoire chez Volkswagen plus probable, et une victoire chez Volkswagen rendrait plus probables d’autres victoires dans des usines actuellement non syndiquées.»

Dans les derniers jours de la troisième élection en dix ans de l’UAW chez Volkswagen, cet espoir est évident parmi les travailleurs et travailleuses et les militants syndicaux.

«En ce qui concerne la reconquête de notre pouvoir par les salarié·e·s, cela commence par nous», déclare Caleb Michalski. «Et si nous pouvons être les premiers à faire en sorte que les travailleurs syndiqués obtiennent des emplois bien rémunérés avec des travailleurs qui disposent de droits, ici dans le Sud, je suis tout à fait d’accord.» (Article publié par American Prospect le 19 avril 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

Mike Elk est un journaliste spécialisé sur les questions syndicales.