Revue et site sous la responsabilité du Bureau exécutif de la IVe Internationale.

Économie mondiale, guerres et perspectives des socialistes

par David Mc Nally
Vladimir Poutine et Xi Jinping en 2019. © Kremlin.ru, CC BY 4.0

Guerres en Ukraine et en Palestine, hausse des taux d’intérêt, déplacement de la crise économique vers les pays du Sud, stratégie de la Chine et combat entre Trump et Biden, cet article lie des éléments très variés et interroge l’état du capitalisme et des politiques des classes dominantes.

Entretien de Tempest avec David McNally

Nous aimerions connaître votre point de vue sur la situation économique mondiale actuelle, en particulier sur le cycle économique, la réponse à la crise de 2007-2009, la période post-Covid et le passage à l’ère de « l’argent facile ». Quel est votre point de vue sur la situation actuelle ? À quel point sommes-nous proches d’une récession mondiale ?

Ceux et celles d’entre nous qui pensaient que la crise mondiale de 2007-2009 était un tournant dans l’évolution de l’économie mondiale ont eu raison. Mais je pense que la plupart d’entre nous (et certainement moi-même) avons sous-estimé à quel point les classes dirigeantes allaient opérer un virage incroyablement radical vers des mesures de relance de type keynésien et à quel point tous leurs préceptes néolibéraux contre les dépenses déficitaires allaient s’envoler face au risque d’effondrement du système financier mondial.

Rappelons que les sept principales banques de Wall Street ont été menacées d’effondrement en 2008-09 et que la question de savoir si elles pourraient être sauvées a suscité un véritable traumatisme dans les rangs de la classe dirigeante. Une fois que cela s’est produit, je pense que les meilleurs commentateurs ont compris qu’en réalité le néolibéralisme était fondamentalement lié à une réorganisation du pouvoir de la classe dominante et beaucoup moins à un engagement idéologique ferme de ne jamais générer de déficits et de ne jamais s’endetter.

En d’autres termes, pour préserver la configuration existante du pouvoir de classe qui caractérise le néolibéralisme (basé sur des syndicats affaiblis, des mouvements sociaux décimés et une rentabilité restaurée), ils peuvent injecter des quantités sans précédent de liquidités dans le système, creusant ainsi d’énormes déficits.

Tout en stabilisant le système, les politiques de relance annulent essentiellement les mécanismes de régénération inhérents au capitalisme. Classiquement, le système a utilisé les récessions profondes pour éliminer les capitaux les moins efficaces de l’économie et ouvrir ainsi la voie à une nouvelle vague de restructurations, d’innovations technologiques, de réorganisations managériales et de concentrations de capitaux beaucoup plus importantes qui permettent une nouvelle phase d’expansion.

Nous n’avons pas assisté à un nouveau boom. Ce que nous avons vu, en revanche, c’est un effort concerté de la part des banques centrales du monde entier pour bloquer le passage à une dépression généralisée. Il faut le reconnaître, elles l’ont évitée. Mais l’une des questions qui se posent alors est la contradiction entre l’arrêt d’une récession (et d’une récession très profonde) et le blocage du mécanisme de restructuration du capitalisme. Parce que de cette manière, ils n’ont pas éliminé du système les capitaux les moins productifs.

La plupart des commentateurs s’accordent à dire qu’un nombre important d’entreprises du Nord sont devenues « zombies », c’est-à-dire ne sont pas rentables. Mais lorsque l’argent était effectivement disponible auprès des banques centrales, elles pouvaient emprunter pour rester en vie. Elles pouvaient contracter des crédits à 1,5 % et les revendre à 3,5 %, donc afficher des bénéfices financiers même si leurs activités principales ne rapportaient pas d’argent.

Nous n’avons donc pas connu la restructuration profonde et prolongée que les États-Unis ont connue au début des années 1980, lorsque des aciéries, des usines automobiles, des usines de matériel électrique, de caoutchouc et de pièces détachées ont fait faillite à grande échelle. Cette période a été marquée par une restructuration technologique très importante qui a permis l’expansion néolibérale pendant les 20 ou 25 années suivantes.

Nous n’avons pas vu ce type de restructuration au lendemain de la crise de 2008-09. Au lieu de cela, nous avons maintenant un capitalisme qui a évité une énorme catastrophe, mais qui l’a fait au détriment de son propre dynamisme. Mais maintenant, les banques centrales ont augmenté les taux d’intérêt afin de réduire l’inflation, et c’est ce que nous avons vu au cours des 18 à 24 derniers mois.

Nous devons nous demander quels ont été les résultats de ces mesures. Ce n’est pas la peur de l’inflation en général qui a justifié l’augmentation des taux d’intérêt. Ce que les capitalistes craignaient, c’était plutôt une hausse des salaires. Ils craignaient une vague de grèves et d’efforts de syndicalisation pour rattraper ce que les travailleurs avaient perdu à cause de la hausse des prix.

Si l’inflation atteint 6 %, 8 % ou 10 % par an (en particulier pour les denrées alimentaires, le prix de l’essence et les loyers), et si les travailleurs sentent que leur pouvoir de négociation s’est renforcé, ils font pression pour combler cet écart. C’est ce qui s’est passé à la fin des années 1960 et dans la première moitié des années 1970, lorsque les grèves se sont multipliées, en particulier dans les pays occidentaux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et dans les pays du Nord, mais aussi dans des régions importantes du Sud.

Les classes dirigeantes étaient donc très préoccupées par les soi-disant faibles chiffres du chômage et par le problème du « taux de démission » – quand les travailleurs se sentent suffisamment confiants pour quitter un emploi faiblement rémunéré à la recherche d’un autre travail. Elles craignaient que cela donne à la classe ouvrière, même aux États-Unis, le sentiment qu’elle pouvait négocier individuellement avec les employeurs, en quittant un emploi faiblement rémunéré pour un autre légèrement meilleur. Mais ce qui les préoccupait le plus, c’était que les travailleurs pouvaient négocier et agir collectivement.

Ils savaient qu’il y avait une nouvelle vague de syndicalisation chez Apple, Amazon, Starbucks et ailleurs, en particulier chez les jeunes travailleurs. Ils savaient également qu’ils risquaient d’être confrontés à une grève du syndicat des travailleurs unis de l’automobile (UAW) aux États-Unis, comme ce fut le cas.

La Réserve fédérale américaine (FED) s’était préparée à cette éventualité. Les rapports de la FED sont incroyablement honnêtes sur le fait que ce qui les préoccupait le plus était le taux d’emploi « figé ». Ils voulaient faire baisser le taux d’emploi – en d’autres termes, faire monter le taux de chômage pour créer un plus grand sentiment d’insécurité et contenir la vague de campagnes syndicales et de grèves en cours.

La soi-disant guerre contre l’inflation était une attaque préventive contre une explosion des salaires qui aurait été provoquée par la syndicalisation et une vague de grèves bien plus importante que celle que nous avons connue, même si elle n’est pas négligeable, en Grande-Bretagne, en France, en Inde, en Argentine, aux États-Unis, etc.

Mais en augmentant les taux d’intérêt, ils ont créé une situation difficile : de plus en plus d’entreprises zombies sont aujourd’hui dans une situation très précaire. Le taux de faillite des entreprises a commencé à croitre, mais on n’a pas encore assisté à une purge massive du système, car on a évité une récession profonde. Si la demande chute, les entreprises les plus vulnérables seront en grande difficulté. Le système financier sera confronté à des défis croissants en raison des créances douteuses.

De plus, la hausse des taux d’intérêt a déplacé la crise vers le Sud. Nous nous trouvons à nouveau dans une situation où une cinquantaine de pays du Sud risquent de se retrouver en défaut de paiement, du fait de leur simple incapacité à payer : pour rembourser les emprunts contractés à 2 %, ils ont dû emprunter à 5 % ou 6 %. En dehors de la répudiation de la dette, leur seule option est de s’engager plus avant dans la voie de coupes sombres dans les budgets des soins de santé, de l’éducation, des subventions aux carburants, etc.

Au cours de l’année prochaine, nous pourrions assister à diverses révoltes dans certaines régions du Sud – du Nigeria au Pakistan – où le fardeau de la dette devient tellement insoutenable. Soit la lutte contre l’austérité y entraînera des bouleversements sociaux, soit ces pays devront se mettre en défaut de paiement et probablement négocier des accords draconiens avec le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et d’autres bailleurs de fonds mondiaux.

Il s’agit d’une guerre des classes menée par les banques centrales et déguisée en lutte anti-inflationniste. Elle a placé les secteurs les plus vulnérables de l’économie mondiale sous la menace d’une crise de la dette. Ce scénario se déroulera de manière très spectaculaire au cours des douze prochains mois.

Bien entendu, tout cela signifie également que les puissances impériales dominantes intensifieront leur lutte pour la suprématie. On oublie souvent que l’impérialisme consiste en partie à détourner les effets de la crise mondiale d’un bloc à l’autre. Une bonne partie de la stratégie américaine consiste précisément à détourner la crise vers la Chine, la Russie et ceux qui se trouvent dans leur orbite.

Aujourd’hui, les conflits entre impérialistes s’intensifient. La longue et pénible guerre en Ukraine en est l’expression. Bien qu’elle soit fondée sur une résistance légitime du peuple ukrainien à l’occupation étrangère, la guerre est également imprégnée d’un conflit entre impérialismes.

Les marxistes comprennent classiquement qu’il peut y avoir une guerre à plusieurs niveaux, dans laquelle coexistent différents antagonismes. Ce à quoi nous assistons en Ukraine, c’est une rivalité inter-impérialiste qui se superpose à une guerre de type colonial menée par la Russie contre le peuple ukrainien.

Cette situation est révélatrice des fractures croissantes du système mondial. On pourrait facilement oublier que le plan de jeu néolibéral était l’intégration de la Chine dans l’ordre capitaliste mondial. Les classes dirigeantes occidentales ont poursuivi cet objectif avec vigueur pendant un quart de siècle. Ce processus s’est maintenant considérablement ralenti en raison des effets de la crise de 2007-2009.

Nous sommes passés de l’intégration à la désintégration. Nous sommes passés de la coopération à la rivalité.

 

Pensez-vous que la classe dirigeante américaine, représentée par la Banque centrale, a réussi, étant donné qu’elle a été guidée par la question de l’inflation des salaires et du marché du travail ? Le marché du travail se développe toujours très rapidement. Il n’est pas certain qu’ils aient réussi à faire baisser les salaires. Les germes du militantisme ouvrier persistent. Et en ce qui concerne la question de la rivalité entre impérialismes en général, la crise en Chine a entraîné un recul de l’initiative de la « route de la soie », un recul de ses efforts pour proposer d’autres offres de crédit. Comme nous l’avons vu au Sri Lanka, cela peut aggraver la dynamique de la dette.

Il est intéressant de noter que les États-Unis ont fait baisser les chiffres de l’inflation de base. Mais je ne pense pas qu’ils aient entamé de manière significative l’esprit de combativité des classes populaires, en particulier des jeunes travailleurs/ses dans les grandes villes multiraciales.

L’une des ironies de ce moment est que la prolifération des conflits politiques, en particulier en Palestine, se répercute sur les lieux de travail, en particulier chez les jeunes travailleurs/ses. Je parlais récemment avec Kim Moody de la façon dont les jeunes militant·es et organisateurs de la fin des années 1960 et des années 1970 ont ramené le Vietnam sur le lieu de travail. L’humeur de défi envers la classe dirigeante à propos de la guerre du Vietnam a fait partie de la radicalisation d’une couche de jeunes travailleurs/ses sur le lieu de travail.

Je pense que le mouvement mondial pour la justice en Palestine va se dérouler de la même manière. Des millions de jeunes travailleurs/ses sont complètement déconnectés de la classe dirigeante au sujet de la Palestine. Cela les met dans un esprit d’opposition et crée un schéma similaire à celui décrit par Rosa Luxemburg à propos de l’interaction des dynamiques politiques et économiques. Dans ce scénario, même si un niveau de lutte commence à s’atténuer légèrement, l’autre dimension (dans ce cas, la politique) aura un effet de rétroaction et alimentera de nouveaux types de conflits économiques, de confrontations, de campagnes d’organisation, etc. Nous ne sommes pas dans une vague de grèves de masse, bien sûr, mais il y a une combativité revigorée.

Les capitalistes ont singulièrement échoué à stopper le sentiment général d’opposition parmi les jeunes travailleurs/ses, en particulier sur les lieux de travail. Bien que je mette l’accent sur les jeunes, parce qu’il y a là un foyer de défiance, l’agitation ouvrière peut très rapidement prendre de l’ampleur parmi une couche plus âgée de travailleurs/ses, comme nous l’avons vu lors de la grève de l’UAW, malgré toutes ses fluctuations.

Je vis et travaille actuellement au Texas. Des usines General Motors et des usines de pièces détachées y ont fait grève, avec des piquets de grève très solides. Cela nous dit quelque chose. La défiance des travailleurs se poursuit même en dehors des centres d’organisation des jeunes travailleurs dont je parlais. Je ne pense donc pas que la classe dirigeante ait réussi à atténuer les attitudes d’opposition parmi les travailleurs.

En ce qui concerne la Chine, on assiste à ce que l’on pourrait appeler une reconsolidation de la stratégie du bloc impérial. Outre les mesures qui visent à renforcer la protection des États nord-américain et chinois, on assiste également à un recul de certains efforts visant à intégrer d’autres États. Lorsque les taux de croissance étaient élevés, lorsque la Chine était au premier rang mondial en termes de taux d’investissement et de croissance de la production, ses dirigeants pouvaient se permettre d’expérimenter un certain nombre d’initiatives pour voir ce qui fonctionnait et ce qui ne fonctionnait pas.

Maintenant que son taux de croissance baisse, il n’est pas certain que la Chine puisse éviter une crise majeure dans le secteur de l’immobilier. Il y a une énorme suraccumulation dans le secteur du logement en Chine, qui ne s’est pas encore résorbée, et il n’est pas certain qu’elle puisse la contenir. Cela ne signifie pas que la classe dirigeante chinoise va se replier sur une sorte d’isolationnisme autarcique. Mais elle consolide, retranche et redéfinit les priorités de ses politiques d’investissement en dehors de la Chine. Il ne s’agit pas d’une démarche purement économique. Elle décide également quels sont les investissements géopolitiques et militaires qui valent la peine d’être réalisés et quels sont ceux qui peuvent être suspendus.

L’initiative de la « route de la soie », par exemple, est en train d’être ralentie. Une façon de comprendre la classe dirigeante chinoise est de réfléchir au conflit qui oppose les Démocrates de Biden, d’une part, et les Républicains, d’autre part, en ce qui concerne le niveau approprié de dépenses militaires, diplomatiques et de politique étrangère à l’échelle mondiale. Biden continue de faire pression pour que les États-Unis dépensent beaucoup d’argent afin d’assurer leur hégémonie mondiale, mais une grande partie des Républicains, influencée par le semi-isolationnisme de Trump, souhaite un repli sur soi.

Aux États-Unis, cette situation s’est jouée en grande partie entre les deux partis au Congrès. Mais en Chine, elle s’est jouée à l’intérieur du seul parti au pouvoir. En d’autres termes, il existe différents courants et factions qui tentent actuellement de résoudre leurs différends. Je pense qu’ils sont en train de se retrancher, mais ils ne vont pas reculer sur l’augmentation des dépenses militaires. Je ne pense pas qu’ils reviendront sur leur soutien tacite à Poutine en Ukraine. Ils ne reculeront pas non plus sur Taïwan.

Ils discutent au sein des leurs cercles dirigeants des positions qu’ils considèrent comme des initiatives extravagantes chez leurs concurrents étrangers. Cela correspond également à la tendance générale aux États-Unis. Lorsqu’il y a un seul parti au pouvoir, comme en Chine, les changements se produisent sans qu’il y ait de débat ouvert du type de celui que nous observons au sein de la classe dirigeante étatsunienne.

Je pense que l’axe de la rivalité entre les États-Unis et la Chine va non seulement se poursuivre tout au long de cette période, mais qu’il va rester très marqué. Nous avons vu les prémices du passage de l’intégration à la rivalité après la crise de 2007-2009, mais il s’est fortement accentué depuis 2016.

 

Jusqu’à quel point pensez-vous que les blocs impériaux sont consolidés ? Pensez-vous que la Russie est plus engagée, peut-être par nécessité, datns un modèle autarcique parce qu’elle est soumise à une telle pression ? Dans quelle mesure la Russie est-elle un acteur indépendant, compte tenu de sa tentative d’affirmer son pouvoir régional dans le cas de l’Ukraine, de ses menaces à l’égard de la Finlande, etc. Dans quelle mesure considérez-vous que la Russie devrait rendre des comptes aux Chinois ?

Je pense que nous avons besoin d’une analyse beaucoup plus approfondie du dynamisme interne des blocs impériaux. Nous avons tendance à penser qu’un seul État dicte sa loi, mais je pense que c’est beaucoup plus complexe que cela. Les partenaires juniors au sein d’un bloc impérial peuvent parfois exercer un degré d’autonomie plus important que nous ne l’imaginons souvent. Ils n’écrivent pas le scénario, ce n’est pas ainsi que fonctionne le pouvoir mondial. Mais la puissance dominante au sein du bloc doit s’accommoder des autres puissances.

Un bloc impérial comprend des puissances régionales qui ont leurs propres aspirations. La puissance dominante a besoin de son influence régionale et doit souvent accepter des actions qui ne sont pas entièrement dans son intérêt. Par exemple, la Chine n’envoie pas de troupes en Europe de l’Est, pas plus que l’armée étatsunienne ne va envoyer 100 000 soldats à Gaza et en Palestine occupée. Mais ils permettent à des puissances sous-impérialistes de le faire.

Les puissances régionales qui ont besoin du parapluie de la plus grande puissance impérialiste agissent elles-mêmes avec une grande autonomie, et particulièrement en ce moment. À l’heure actuelle, Poutine ne peut pas se permettre de faire marche arrière sur l’Ukraine. C’est une simple réalité. Une défaite en Ukraine est une sortie de route pour Poutine et sa section de la classe dirigeante. Ils se souviennent de ce qui s’est passé lorsque la Russie a perdu une guerre contre le Japon en 1905 et de la façon dont cela a fait éclater le tsarisme et ouvert les vannes de la révolution de 1905. Ils se souviennent des leçons de la Première Guerre mondiale : tous les belligérants perdants ont été secoués par des soulèvements de la classe ouvrière impliquant des soldats et des marins à très grande échelle.

Poutine a besoin de persévérer en Ukraine. La Chine a besoin de l’alliance avec la Russie de Poutine parce que Poutine correspond à une stratégie pour contenir l’OTAN. Sans Poutine, les dirigeants chinois craignent que l’OTAN déferle sur l’Europe de l’Est. L’État chinois laisse donc beaucoup de latitude à Poutine pour poursuivre une guerre contre l’Ukraine qui n’offre pas grand-chose à la Chine elle-même.

Je dirais que des éléments de cette dynamique sont en jeu au Moyen-Orient. Il ne fait aucun doute qu’Israël est totalement dépendant de l’aide étrangère et en particulier de l’aide militaire des États-Unis. Il a besoin de l’autorité mondiale des États-Unis auprès de l’Égypte, de l’Arabie saoudite et d’autres États du Golfe pour ses projets à long terme. Il dépend donc du gouvernement étatsunien. Mais les États-Unis veulent exercer une influence territoriale et empêcher les soulèvements anti-impérialistes dans la région. En même temps, ils préfèrent limiter leurs propres interventions directes. Il vaut mieux laisser les mandataires régionaux faire le sale boulot. Ainsi, l’Arabie saoudite et Israël – surtout Israël – ont toute latitude pour faire ce qu’ils jugent nécessaire. Les États-Unis peuvent essayer de contraindre les États alliés de la région, de les influencer et de faire pression sur eux. Mais comme ils ont besoin de ces puissances en tant que forces de police régionales pour l’empire, ils leur laissent une grande marge de manœuvre. C’est la doctrine Kissinger, en vigueur depuis longtemps, après la défaite des États-Unis au Vietnam.

Nous devons reconnaître que les blocs impérialistes sont dynamiques et que les pays secondaires au sein d’un bloc peuvent exercer une autonomie régionale très importante tout en menant des stratégies qui, souvent, ne sont pas identiques à celles du grand patron qui domine le bloc.

Je pense qu’il y a eu une période où la Chine espérait un règlement négocié en Ukraine. Elle pensait qu’il était dans son intérêt d’être perçue comme une puissance capable de parvenir à un règlement. N’y parvenant pas, elle a décidé de s’accommoder d’une guerre permanente.

Je pense que les États-Unis souhaitent sincèrement une pulvérisation moins destructrice de la population de Gaza à l’heure actuelle. Je ne pense pas qu’ils l’obtiendront. Ils le savent probablement et vont s’en accommoder. Ces tensions vont perdurer.

Ce qui est intéressant, c’est qu’il n’y a pas de puissances hégémoniques qui ont le même type d’influence au sein de leur bloc que celle que la Russie et les États-Unis avaient en 1948. Ils ne dominent pas de la même manière. Nous allons donc assister à des tensions parfois beaucoup plus manifestes à l’intérieur des blocs, même si cela ne signifie pas que les blocs vont voler en éclats.

 

Les tensions dont vous parlez, au Moyen-Orient, se manifestent certainement entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Les États du Golfe affirment leur pouvoir de manière indépendante. Les administrations étatsuniennes successives, et peut-être encore maintenant, ont œuvré à renforcer la stabilité régionale et à normaliser les relations avec Israël, et surtout avec l’Arabie saoudite. Il semble que cela ait été en partie à l’origine de l’attaque du 7 octobre et que cela ait eu un impact, au moins momentané, sur ce processus. Quelle est votre évaluation de ce que le 7 octobre a signifié pour cette dynamique – ou est-il trop tôt pour le dire ?

Il est trop tôt pour le dire. Nous sommes en plein dedans. De très nombreux facteurs peuvent encore entrer en jeu. Nous ne devons pas sous-estimer ce que cela signifierait d’avoir un mouvement mondial de solidarité avec la Palestine capable d’une mobilisation du même type et du même niveau que le mouvement contre la guerre du Vietnam pendant des années.

Nous n’en sommes pas encore là. Mais si nous y parvenons, ce mouvement deviendra un facteur indépendant dans l’établissement d’une sorte de bilan. Un tel mouvement de masse pourrait devenir un facteur très important.

Je ne pense pas que tout ce qui s’est passé autour du 7 octobre ait été dicté par la dynamique régionale et mondiale. Il s’agit d’un facteur, sans aucun doute important, mais nous devons comprendre comment le Hamas a fait face à un dilemme auquel l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) avait été confrontée auparavant.

De nombreuses personnes ont récemment lu, à juste titre, le livre de Tareq Baconi sur le Hamas, son titre est significatif : l’enfermement du Hamas1. Baconi a esquissé un scénario dans lequel le Hamas risquait de devenir un pouvoir administratif croupion à Gaza, enfermé, restreint, par l’occupation et administrant essentiellement l’austérité locale. Il n’était pas encore dans la situation dans laquelle Yasser Arafat, de l’OLP, s’était retrouvé, littéralement enfermé et encerclé par les Forces de défense israéliennes (FDI). Mais le Hamas a compris ce risque.

Si vous ne pouvez pas vous présenter comme une force de résistance à l’occupation des terres palestiniennes, vous devenez avec le temps un administrateur de l’occupation. Je pense que c’est en grande partie la motivation du 7 octobre, une tentative de restaurer l’idée de résistance.

Je tiens pour acquis que le Hamas ne représente pas la politique de libération palestinienne à laquelle nous aspirons. La politique, les stratégies politiques et la formation idéologique du Hamas sont étrangères à celles de la gauche socialiste révolutionnaire. Il ne représente pas une résistance authentique, mais c’est une force réelle et elle devait faire quelque chose.

En ce qui concerne le contexte régional, l’Arabie saoudite en particulier s’est réconciliée avec le statu quo. L’Arabie saoudite s’oriente vers un accommodement avec Israël, sous l’impulsion des États-Unis, à cause de l’Iran. Elle craint que l’Iran ne soit une force déstabilisatrice hostile à la puissance des États du Golfe dans la région.

Mais en fin de compte, nous devons comprendre que l’État israélien a démontré qu’il n’avait aucun intérêt à négocier avec les représentants du peuple palestinien. Récemment, Netanyahou a déclaré ouvertement et sans ambages qu’il était totalement opposé à toute forme d’État palestinien parcellaire et fractionné. Suggérer que les objectifs du processus de paix d’Oslo représentent un risque énorme pour le projet sioniste est à la limite de la folie. Les accords d’Oslo ont été une victoire pour les États-Unis et Israël. Néanmoins, l’idéologie dominante de la droite israélienne y voit des concessions excessives aux Palestiniens.

Même si la dynamique régionale a joué un rôle important dans les événements du 7 octobre, nous ne devons pas perdre de vue que tant qu’il n’y aura pas de mouvement en faveur d’une souveraineté palestinienne, même semi-raisonnable, il y aura de la résistance. Malheureusement, cette résistance ne prendra pas toujours la forme que la gauche socialiste souhaiterait. Mais elle se produira d’une manière ou d’une autre.

 

Quel est votre point de vue sur l’état de la résistance et du mouvement au niveau international ? C’était extraordinaire de voir le mouvement palestinien aux États-Unis réapparaître en ce moment. Lorsque l’on voyage à travers le monde, on a l’impression que les gens regardent le mouvement aux États-Unis et voient son importance, notamment en raison du rôle du gouvernement étatsunien vis-à-vis d’Israël. Depuis le lancement du mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS) en 2005, le mouvement palestinien a toujours été confronté à une hostilité flagrante. Aujourd’hui, il est confronté à la répression et à une forme plus extrême de maccarthysme que ce que nous avons vu dans ce pays depuis des décennies. Quelle est votre évaluation de l’évolution du mouvement palestinien, de ses contours politiques et des défis auxquels il est confronté ?

La vague d’attaques maccarthystes que nous avons observée sur les campus, à Hollywood et ailleurs est de mauvais augure, mais elle ne durera pas. Cela ne veut pas dire que ces attaques ne sont pas dangereuses. Mais je crois que la répression surcompense la faiblesse idéologique. Israël et les États-Unis sont confrontés à une crise de légitimité à propos de la Palestine. Il y a là les ingrédients d’un mouvement comme pour le Vietnam, une série d’éléments qui pourraient créer une énorme rupture sociale aux États-Unis et au-delà.

D’un point de vue symptomatique, ils se manifestent de manière très simple. Commençons par l’ampleur de la mobilisation. Je participe à des manifestations depuis plus de 50 ans. En novembre dernier, j’ai participé à la plus grande de ma vie. J’ai marché avec au moins 600 000 personnes à Londres lors de la marche de solidarité avec la Palestine. Certains organisateurs disent qu’ils étaient 800 000. Rien que cela nous dit quelque chose.

Des dizaines de collaborateurs du président Biden ont tenu un piquet de grève à la Maison Blanche, portant des masques et protestant contre le soutien des États-Unis à la guerre contre Gaza. Des employés du Programme alimentaire mondial ont écrit à leur patron, un important politicien américain, pour protester contre la guerre à Gaza. Des journalistes de la BBC ont écrit une lettre ouverte dénonçant la partialité de la BBC envers les Palestinien·nes.

La guerre n’a commencé que depuis quautre mois. Des syndicats importants, comme ceux des travailleurs de l’automobile et des postiers aux États-Unis, se sont prononcés en faveur d’un cessez-le-feu. Il avait fallu cinq ou six ans pour qu’un grand syndicat se prononce contre la guerre au Vietnam. Tout cela témoigne d’une énorme fracture dans l’hégémonie du sionisme.

C’est l’une des raisons pour lesquelles les forces pro-israéliennes sont si furieuses en ce moment. Elles savent notamment qu’elles perdent le soutien de la jeunesse juive. Et le rôle d’organisations comme Jewish Voice for Peace (JVP) a été énorme à cet égard. Nous assistons à une rupture générationnelle du type de celle que nous avons connue avec le Vietnam.

Il y a littéralement des millions de jeunes qui sont complètement opposés à la position de leur propre gouvernement. Comme indiqué précédemment, cette rupture se reflète même à des niveaux institutionnels assez élevés : la Maison Blanche avec les collaborateurs de Biden, le Département d’État et le Programme alimentaire mondial. Il s’agit de ruptures importantes qui se produisent beaucoup plus tôt en comparaison avec la guerre du Vietnam. Cela s’explique en partie par les campagnes que les militant·es de la solidarité avec la Palestine mènent depuis des années pour mettre en place la campagne BDS, les organisations étudiantes pour la justice en Palestine sur les campus et d’autres encore.

Nous avons assisté à une sorte de changement progressif qui s’accélère maintenant dans le contexte d’un génocide. C’est un énorme problème pour la classe dirigeante. Biden utilise aujourd’hui un mot que le New York Times a tenté d’interdire il y a 30 ans, lorsque Thomas Friedman (entre autres) a inséré le terme « sans discernement » dans un article du New York Times sur le bombardement du Liban. Les rédacteurs en chef ont alors biffé ce terme. Ils n’ont pas voulu le laisser paraître dans le journal. Aujourd’hui, Biden utilise ce terme.

C’est parce qu’ils lisent les sondages et qu’ils savent qu’ils perdent les jeunes et les Arabes-Américains en particulier. Je pense que si quelque chose doit compromettre la réélection de Biden, ce sera la Palestine. La perte des jeunes et des Arabes-Américains va vraiment les frapper de plein fouet.

Rappelons que les manifestations de Chicago en 1968 ont eu lieu lors de la convention nationale du Parti démocrate. Les mouvements sociaux se mobilisaient contre un président du Parti démocrate qui menait une guerre impériale au Vietnam. Au moins dans un premier temps et sans le savoir, les Démocrates de Biden ont réactivé cette dynamique en soutenant le génocide à Gaza. Aujourd’hui, ils commencent à avoir une idée de ce qu’ils ont déclenché. Le problème auquel ils sont confrontés est que lorsque les deux principaux partis politiques sont en complet décalage avec la position de millions de jeunes sur la guerre, cela crée un énorme espace social et politique. Les mouvements sociaux ont essentiellement comblé ce vide dans les années 1960 et au début des années 1970.

Mais les mouvements sociaux dont nous disposons actuellement ne sont pas encore à la hauteur de la tâche. Nous aurons besoin de beaucoup plus d’organisations de masse. Et si ce mouvement se poursuit – nous ne savons pas s’il le fera – je pense qu’il est possible que nous soyons en présence d’une mobilisation sociale pluriannuelle autour de la Palestine. Des documents internes indiquent que le cabinet de guerre israélien veut encore un an de conflit à Gaza. Ils ne l’obtiendront peut-être pas, mais ils discutent ouvertement de l’expulsion de plus de deux millions de personnes vers la péninsule du Sinaï ou même vers le Sud-Liban. Quoi qu’il arrive, une vague d’épidémies frappera Gaza dans les mois à venir. Lorsque vous détruisez le système d’approvisionnement en eau et les infrastructures de santé, c’est ce qui se produit.

Il se pourrait donc que nous soyons confrontés à une période beaucoup plus longue de mobilisation mondiale de solidarité avec la Palestine. Si cela est vrai, nous devons alors réfléchir à ce à quoi ressemble l’organisation d’un mouvement social sur une période de plusieurs années, comme c’est le cas pour le mouvement des droits civiques, par exemple. S’il est vrai que Martin Luther King occupait encore une position très importante sur la scène nationale au sein de la Southern Christian Leadership Conference (SCLC), King et la SCLC ne menaient pas la danse sur le terrain au milieu des années 1960. C’est le Comité de coordination des étudiants non violents (Student Nonviolent Coordinating Committee) qui a commencé à stimuler l’activisme des jeunes : le Freedom Summer (l’été de la liberté), les campagnes d’inscription sur les listes électorales, etc. Le SDS (Étudiants pour une société démocratique) a connu une croissance fulgurante. Tous deux ont été les pivots de l’organisation de la lutte pour les droits civiques et contre la guerre du Vietnam. L’initiative s’est ensuite déplacée pendant un certain temps vers le Congrès pour l’égalité raciale, qui est devenu un élément central de l’organisation.

En d’autres termes, le mouvement doit réinventer les formes d’organisation au fur et à mesure qu’il avance. Nous ne devrions pas supposer que les structures d’organisation actuelles sont gravées dans le marbre. À un moment donné, si le mouvement prend de l’ampleur, il sera possible – et nécessaire – de mettre en place un cadre général réunissant les syndicats, les organisations religieuses, les groupes d’étudiants, les universitaires dissidents et les organisateurs de mouvements sociaux dans le cadre de nouvelles modalités d’organisation.

Je l’ai déjà remarqué à Toronto. Au début, une grande partie de l’organisation du travail de solidarité avec la Palestine était essentiellement menée par une organisation de jeunes. Mais rapidement, une coalition de syndicats, d’organisations de défense de la justice pour les migrants, d’organisations universitaires, d’organisations religieuses et de groupes d’artistes a vu le jour. En conséquence, les manifestations à Toronto sont passées de 5 000 à 50 000 personnes parce que ce nouveau cadre d’organisation s’est mis en place. Il y a toutefois des problèmes, notamment parce que les dirigeants syndicaux aiment souvent contrôler les choses dans les coulisses.

Tel sera le défi à relever. Pouvons-nous, au cours des prochains mois, commencer à envisager, à élaborer des stratégies et à contribuer à la mise en place de structures et de cadres d’organisation nouveaux et plus larges pour les campagnes ? Si nous y parvenons, il y a potentiellement un mouvement de millions de personnes à construire dans un pays comme les États-Unis.

Les ingrédients clés sont déjà présents dans un pays comme la Grande-Bretagne. Comme je l’ai dit, j’ai défilé avec 600 000 personnes ou plus à Londres. D’énormes marches ont eu lieu à Manchester, à Glasgow et ailleurs dans le pays le même jour. Nous sommes potentiellement revenus à ce niveau d’organisation anti-guerre.

Même si je pense qu’il y a d’énormes défis à relever en raison de l’épuisement de nos infrastructures de dissidence après des décennies de néolibéralisme, nous devons également nous rappeler que les mouvements qui ont reconstruit une gauche dans les années 1960 aux États-Unis sortaient du maccarthysme. Ils sortaient de l’écrasement de la gauche précédente. Il est donc possible de reconstruire et de réinventer, mais c’est là tout le défi.

Je ne veux pas donner l’impression de minimiser les difficultés. Elles sont réelles. Mais je ne veux pas non plus que l’on sous-estime les possibilités d’une organisation de masse à l’instar de ce qui s’est passé avec Black Lives Matter (BLM) lors du soulèvement pour George Floyd. Bien sûr, cela a été trop bref pour que de nouvelles organisations de masse se développent à grande échelle.

La lutte en Palestine ne sera peut-être pas déviée comme l’a été le soulèvement de BLM, en partie parce que le Parti démocrate a mis fin au soulèvement de BLM. Barack Obama a parlé à LeBron James et a encouragé les basketteurs à mettre fin aux grèves des athlètes. Ils ne voulaient plus d’arrêts de travail, de peur que cela ne nuise à la campagne présidentielle de Joe Biden. Ils ont obtenu la fin des grèves en échange de la promesse que les stades de basket seraient utilisés comme sites d’inscription sur les listes électorales.

Les Démocrates ne peuvent pas faire cela maintenant sur la question de la Palestine. Ils ne peuvent pas envoyer Obama ou Biden ou n’importe quel Démocrate pour tuer le mouvement maintenant. Les enjeux d’un génocide sont trop importants. L’une des discussions stratégiques dont nous aurons besoin au cours des prochains mois au sein de la gauche américaine portera sur la manière dont nous pouvons commencer à créer des cadres plus larges pour la solidarité et la mobilisation en faveur de la Palestine. Les opportunités sont là.

 

Le Parti démocrate est discrédité au moment même où l’extrême droite connaît une résurgence au niveau international et national. Le discrédit et l’affaiblissement du soutien à Biden sont en fait antérieurs au 7 octobre et au soutien manifeste des Démocrates au génocide. Mais l’extrême droite a pu, à bien des égards, se présenter comme un contre-pouvoir hégémonique pour répondre au problème du « marécage » de l’establishment. Il ne s’agit pas seulement de Trump, mais aussi de Javier Milei en Argentine. Partout, l’extrême droite se présente de cette manière, ce qui n’est pas le cas de la gauche à bien des égards.

Vous avez tout à fait raison de le souligner. L’initiative politique, en particulier dans l’arène électorale, a été le fait de la droite et, dans certains cas, de l’extrême droite, ce qui est effrayant. Il serait désastreux pour chacun d’entre nous, au sein de la gauche socialiste, de sous-estimer cet état de fait. Car ce qu’ils essaient de faire, et dans certains cas ils y parviennent avec un certain succès, c’est de déplacer la colère de la classe ouvrière, de la classe des patrons vers les couches socialement opprimées de la classe ouvrière.

Cette dynamique nous est familière. Nous pouvons remonter aux grands écrits des années 1970, comme Policing the Crisis de Stuart Hall avec un certain nombre de coauteurs, qui nous dit en substance : « Écoutez, ils présentent la crise économique du capitalisme comme une crise de la sécurité personnelle et du maintien de l’ordre. Ils ciblent les personnes de couleur comme cause de la crise sociale. Et si nous n’avons pas de parade à cela, nous sommes en mauvaise posture »2.

Une partie du problème réside dans l’érosion des anciennes formes de solidarité de classe. Dans certains cas, elles ont été détruites par les institutions. Et nous devons toujours nous rappeler que le néolibéralisme dépend d’une série de défaites infligées aux organisations de la classe ouvrière.

En Grande-Bretagne, Margaret Thatcher savait que le National Union of Mine Workers devait être vaincu dans l’intérêt du néolibéralisme. Pour briser la politique de solidarité de la classe ouvrière, il fallait écraser les mineurs. En Bolivie, les néolibéraux savaient qu’il s’agissait des mineurs d’étain, peut-être le syndicat le plus militant d’Amérique du Sud. En 1985, des milliers d’entre eux qui participaient à une marche ont été confrontés à l’armée et vaincus.

À un niveau moins dramatique, mais tout aussi significatif sur le plan social, la grève des contrôleurs aériens a été brisée par Ronald Reagan aux États-Unis. Une fois que les organisations et les syndicats qui constituent le fondement institutionnel de la solidarité de la classe ouvrière sont détruits ou gravement affaiblis, les gens ont tendance à se rabattre sur des stratégies de survie individuelles, à moins qu’une autre forme d’organisation de gauche ne vienne combler le vide. Et cela induit la concurrence et la rivalité, plutôt que la coopération et la solidarité.

L’extrême droite continue de tirer parti de ce fait. Son message est le suivant : si vous voulez une stratégie de survie individuelle, nous allons vous élever au-dessus de ces « inférieurs », qui ont bénéficié de l’aide des élites libérales sous la forme de discrimination positive, de diversité, d’équité et d’inclusion, de programmes d’aide sociale, de laxisme en matière de criminalité, etc. Ce problème persistera jusqu’à ce que la reconstruction des organisations de la classe ouvrière à une échelle significative ramène un grand nombre de personnes de la classe ouvrière dans des projets collectifs et des formes d’organisation collective.

La lutte de solidarité avec la Palestine peut se répercuter sur les lieux de travail, comme je l’ai dit. Les grands mouvements sociaux peuvent jouer un rôle extrêmement important. Même s’ils n’ont pas le même ancrage que les syndicats sur le lieu de travail, ils créent de nouvelles solidarités collectives. Ils deviennent le terreau de nouvelles identités politiques. L’idée qu’une action de masse peut donner des résultats se répercute sur d’autres formes d’organisation, telles que l’organisation communautaire et l’organisation sur le lieu de travail.

En tant que militants de la cause socialiste, nous devons essayer de travailler avec toutes ces petites pousses vertes qui ont émergé en termes d’organisation syndicale et sur le lieu de travail. Il est extrêmement important de les cultiver, mais nous devons également être conscients des possibilités de mobilisations sociales à plus grande échelle, car elles attireront les jeunes travailleurs et les travailleurs de couleur en particulier.

Si nous parvenons à mettre sur pied une véritable campagne populaire de solidarité avec la Palestine contre la guerre à Gaza dès à présent, elle se propagera. Cela ne signifie pas que la droite disparaîtra électoralement, mais l’une des choses essentielles que nous devons comprendre stratégiquement pour la gauche est que l’arène électorale est moins propice pour nous qu’elle ne l’est pour la droite. L’arène électorale convient mieux à la droite parce qu’elle n’essaie pas de briser les institutions du pouvoir capitaliste. Elle nous convient moins parce que la gauche est, dans sa grande majorité, obligée de s’adapter lorsqu’elle pénètre dans les rouages de l’État, même dans ses structures élues.

Bien sûr, on peut créer d’énormes contrepoids si l’on dispose de mouvements sociaux de masse, et je ne dis donc pas qu’il ne faut jamais contester le pouvoir dans l’arène électorale. Mais l’une des choses que nous avons constatées, c’est qu’à moins que les représentant·es élu·es de la gauche ne soient ancré·es dans les mouvements sociaux de masse, qui exercent une attraction sur l’électoralisme, ils s’accommodent de l’électoralisme – et c’est très grave.

À l’heure actuelle, les avancées électorales de la droite doivent être contrées par tous les moyens possibles. Mais si nous voulons mettre fin à l’attaque contre les droits reproductifs aux États-Unis, par exemple, nous ne devons pas nous concentrer sur l’élection de Démocrates. Nous devons au contraire reconstruire un mouvement de masse en faveur du choix en matière de procréation. C’est ce que nous avons vu ailleurs, et ce sera le cas aux États-Unis, tout comme dans les années 1970, en termes de victoire sur les droits fondamentaux.

Les mouvements sociaux de masse créent un autre type de politique. Ils enseignent aux gens que la politique n’a pas à se soumettre aux dirigeants du monde entier. Nous ne gagnerons jamais la confiance des classes populaires si c’est ce que nous leur proposons comme alternative c’est une élite technocratique, comme Biden et compagnie, qui ont été toute leur vie des valets politiques dans les rouages du Parti démocrate.

De cette façon, nous n’avançons pas et nous sommes en fin de compte perdants sur le plan politique. La vraie question pour nous est de créer un contrepoids de masse et une vie politique qui préfigure un autre type de politique, un autre type d’organisation et un autre type de lutte.

Cela produira inévitablement des retombées électorales. Pensez par exemple au Parti démocratique de la liberté du Mississippi ou au Parti de la paix et de la liberté associé au Black Panther Party en Californie. Il y aura des retombées électorales, mais à l’heure actuelle, la priorité absolue est de créer une force de gauche en politique pour contrer la droite. Pour ce faire, nous avons besoin de mouvements de masse de gauche. Nous devons revenir à la mobilisation dans la rue, au sein des communautés et sur les lieux de travail. Il y a une ouverture en ce moment autour de la justice pour la Palestine. J’espère que nous ne la gaspillerons pas.

 

Le 4 mars 2024

Le Tempest Collective est une organisation marxiste révolutionnaire aux États-Unis. Elle édite la revue en ligne Tempest Mag. Cet entretien a été d’abord publié en deux parties par Tempest le 11 février et le 4 mars 2024. Traduit de l’anglais par JM.

  • 1une mise en perspective historique », publié par le site web Contretemps.
  • 2Mugging, the State, and Law and Order, Macmillan, London 1978.

Inprecor a besoin de vous !

Notre revue est en déficit. Pour boucler notre budget en 2024, nous avons besoin de 100 abonnements supplémentaires.

Abonnement de soutien
79 €

France, Europe, Afrique
55 €

Toutes destinations
71 €

- de 25 ans et chômeurs
6 mois / 20 €

 

 

Le dernier numéro

Auteur·es

David Mc Nally

David McNally est spécialisé dans l’histoire et l’économie politique du capitalisme. Il enseigne au département d’histoire de l’université de Houston et est l’auteur, entre autres, de Global Slump : The Economics and Politics of Crisis and Resistance (Merlin Press, London 2011), Monsters of the Market : Zombies, Vampires and Global Capitalism (Brill, Historical Materialism Book Series n° 30, Leiden 2011), et Blood and Money : War, Slavery, Finance, and Empire (Columbia University Press, New York 2020).