Mikhail Lobanov n’est pas sans connaître les trucages des élections russes sous la présidence de Vladimir Poutine. Candidat aux élections législatives de 2021 en tant que socialiste indépendant de 37 ans sur la liste du Parti communiste de la Fédération de Russie, M. Lobanov a devancé le candidat de Russie unie de M. Poutine de plus de 10 000 voix (soit une marge de 12 %) lors du dépouillement des votes exprimés le jour de l’élection. Cependant, après l’ajout des « votes » électroniques à distance, il a été proclamé deuxième… Depuis lors, M. Lobanov – cofondateur du syndicat indépendant du personnel de l’enseignement supérieur, University Solidarity – a passé du temps en prison à plusieurs reprises pour ses opinions anti-guerre. Il a été licencié de son poste de professeur de mathématiques à l’université d’État de Moscou, proclamé « agent étranger » par le régime de Poutine et finalement contraint à l’exil en juillet 2023 (voir Russes de gauche contre l’invasion de l’Ukraine : « Sans le succès de cette campagne, il n’y aura pas de paix réelle et complète »). Pourtant, il continue de lutter pour une Russie meilleure. Avec d’autres, il fait partie d’une nouvelle initiative de gauche qui cherche à entraver la mise en scène des élections présidentielles qui auront lieu du 15 au 17 mars. Le nom de l’initiative est Справедливый мир (Spravedlivyi Mir, traduit par « Monde juste » ou « Paix juste », étant donné la double signification de мир). Federico Fuentes, de Green Left’s, s’est entretenu avec M. Lobanov au sujet de la campagne.
Vous avez participé au lancement de l’initiative « Just World/Just Peace », qui affirme que pour « faire entendre notre voix, nous devons voter contre tous ». Pourquoi ? Que demande la campagne aux électeurs ?
L’événement qui se déroulera du 15 au 17 mars en Russie n’a d’« élection » que le nom. Il s’agit d’un pur spectacle, dans lequel le vainqueur et son score final sont déjà connus, et où les trois autres candidats sont tous totalement loyaux envers le Kremlin. Le résultat souhaité par les autorités sera obtenu par la coercition et la falsification.
En 2006, les autorités ont supprimé l’option « contre tous » du bulletin de vote, craignant une recrudescence de l’activité politique. Mais nous sommes convaincus qu’étant donné les conditions désastreuses dans lesquelles se trouve la Russie, nous ne devons voter pour aucun des candidats-jouets.
Par contre, nous militons pour que nos concitoyens utilisent ces élections pour exprimer leur mécontentement et pour s’impliquer dans des actions collectives afin d’apprendre à refuser de jouer le jeu du Kremlin et de suivre ses règles.
Nous militons pour que nos concitoyens utilisent ces élections pour exprimer leur mécontentement et pour s’impliquer dans des actions collectives afin d’apprendre à refuser de jouer le jeu du Kremlin
Nous avons proposé deux options pour de telles actions. La première est une participation de protestation dans les bureaux de vote, où nous demandons à tout le monde de se présenter à la même heure, c’est-à-dire à 12 heures, le 17 mars. La seconde consiste à voter « contre tous » et à invalider son bulletin de vote en rayant les cases correspondant à tous les candidats.
Ces bulletins seront comptabilisés séparément dans chaque bureau de vote, dans chaque région et dans l’ensemble du pays et figureront dans les statistiques officielles.
Lors de la dernière « élection » présidentielle de 2018, le candidat aux « bulletins de vote abîmés » a obtenu près de 800 000 voix (un peu plus de 1 %), battant ainsi quatre des candidats. Et ce, alors que personne ne faisait campagne pour cette ligne de conduite. Il s’agissait donc de l’expression d’actions individuelles entreprises par de nombreuses personnes par pur désespoir.
Nous sommes certains qu’à l’occasion de cette « élection », plusieurs millions de personnes exprimeront un vote de protestation.
Un manifeste a été publié dans le cadre de la campagne. Quels en sont les points essentiels ?
Premièrement, nous voulons et exigeons que cette guerre injuste [en Ukraine] prenne fin immédiatement et que les hommes envoyés au front rentrent chez eux.
Deuxièmement, nous pensons qu’il faut s’attaquer aux causes qui ont abouti à cette guerre, à savoir les inégalités économiques et politiques criantes qui déchirent la Russie.
La concentration du pouvoir et des richesses entre les mains de quelques-uns a permis à cette bande d’usurpateurs d’entraîner un immense pays dans une guerre injuste sans rien demander à personne. Pendant ce temps, à cause des politiques de travail néolibérales de droite des dernières décennies, la plupart des gens ont été laissés dans une position extrêmement vulnérable et privés de toute possibilité de résistance.
Dans notre court texte, nous proposons une série de mesures d’urgence qui pourraient s’attaquer à la fois aux causes et aux conséquences de cette situation. Nous avons également esquissé quelques nouveaux principes de politique internationale qui devraient remplacer les luttes pour les sphères d’influence et les marchés.
Une nouvelle Russie pacifique devrait appeler à une coalition la plus large possible pour s’attaquer aux problèmes environnementaux et climatiques et soutenir le contrôle des capitaux et des principes équitables communs sur la politique fiscale mondiale visant à lutter contre l’évasion fiscale des super-riches et des entreprises et à garantir des niveaux de vie identiques dans les différentes régions du monde.
Une nouvelle Russie pacifique devrait appeler à une coalition la plus large possible pour s’attaquer aux problèmes environnementaux et climatiques et soutenir le contrôle des capitaux et des principes équitables communs sur la politique fiscale mondiale
Le manifeste appelle à « un monde sans annexions ». Cela inclut-il le retrait de toutes les troupes russes d’Ukraine ?
Oui, absolument. Le retrait des troupes d’Ukraine découle directement de notre texte. Cependant, la Russie dispose aujourd’hui de lois répressives sévères qui punissent ceux qui tiennent de tels propos. Et comme beaucoup de nos participants se trouvent en Russie, nous avons cherché à utiliser dans nos déclarations générales des mots qui minimisent les risques pour eux.
Il semble que le régime de Poutine ait lancé une opération de nettoyage de toute voix dissidente avant les élections, avec l’interdiction du candidat anti-guerre Boris Nadejdine, la mort en prison du leader de l’opposition Alexeï Navalny et l’emprisonnement du socialiste Boris Kagarlitsky. Le manifeste lui-même fait référence à « une guerre civile déclenchée par les autorités contre les opposants politiques » ? Pourquoi le régime a-t-il ressenti le besoin de lancer une telle attaque ?
L’invasion de l’Ukraine doit être considérée non seulement à travers le prisme des ambitions impériales de Poutine, mais aussi comme une réponse préventive du régime à la politisation d’une partie importante de la société à l’intérieur de la Russie. Dans cette optique, l’objectif principal de cette guerre intérieure est de maintenir la domination à l’intérieur du pays et de frapper la société russe qui s’est engagée dans la voie de la résistance.
L’invasion de l’Ukraine doit être considérée non seulement à travers le prisme des ambitions impériales de Poutine, mais aussi comme une réponse préventive du régime à la politisation d’une partie importante de la société à l’intérieur de la Russie
Quelles sont les forces actuellement impliquées dans l’initiative « Just World/Just Peace » ? Peut-on espérer que cette campagne aboutisse à quelque chose de plus après les élections ?
Plusieurs dizaines de groupes de gauche, de blogueurs et de projets médiatiques participent à notre initiative. Certains d’entre eux ont une audience de quelques milliers de personnes et d’autres de centaines de milliers. Il s’agit de projets très hétérogènes et divers, mais il est très important que nous menions une campagne commune et que, ce faisant, nous discutions et apprenions à nous connaître.
Je considère qu’il s’agit d’une étape vers la formation d’un mouvement démocratique de gauche fort, orienté vers une participation active aux changements à l’intérieur de la Russie et vers une plus grande interaction avec les personnes partageant les mêmes idées à l’extérieur du pays, par l’intermédiaire des politiciens et des activistes qui ont été contraints de quitter la Russie en raison de la répression et de la menace d’être envoyés de force sur le front.
Souhaitez-vous ajouter quelque chose d’autre ?
Depuis une quinzaine d’années, on assiste en Russie à un développement des forces de gauche et à une demande croissante de participation politique de la part de l’ensemble de la société.
La seule façon de sortir de la guerre actuelle et d’assurer une transition vers une paix réelle passe par une révolution en Russie. Cela ne sera possible qu’en renforçant l’aile gauche de l’opposition russe, pour laquelle toutes les conditions sont réunies.
C’est pourquoi j’appelle les groupes, les partis et les syndicats de gauche de différents pays à en prendre conscience et à prêter main forte aux socialistes russes qui se regroupent actuellement et se préparent à la lutte future.
J’appelle les groupes, les partis et les syndicats de gauche de différents pays à en prendre conscience et à prêter main forte aux socialistes russes qui se regroupent actuellement et se préparent à la lutte future
Une révolution en Russie est possible et, si elle se produit, elle donnera un nouvel élan au mouvement climatique mondial et à la lutte pour une plus grande égalité.
Propos recueillis par Federico Fuentes
Article original publié sur le site de Green Left le 15 mars 2024 (greenleft.org). Le titre en français est celui de la rédaction de l’Anticapitaliste. Traduit par Catherine Samary.
