Les résultats de la prochaine élection présidentielle semblent absolument prévisibles, mais cela signifie-t-il que la société civile est impuissante ? Le journaliste et militant Vitaly Bovar exprime ici son opinion sur la stratégie préélectorale.
En mars 2024, une élection présidentielle est programmée en Russie. Dans les démocraties libérales, on dirait probablement qu’il y a un favori évident : Vladimir Poutine. Toutefois, ces élections ne sont pas réelles : il n’y aura pas de candidats désireux de gagner ni de forces politiques critiquant sérieusement le président en exercice. C’est pourquoi, dans le discours public russe, on parle parfois de « procédure électorale » ce qui souligne leur caractère arbitraire. Mais il serait plus juste de les qualifier de plébiscite sur la confiance accordée au président Vladimir Poutine.
Ces élections auront lieu dans un contexte d’épuration sans précédent de l’arène politique russe
La plupart des personnalités d’opposition ont émigré, sont en prison ou ont été obligés de réduire leurs activités au minimum.1 Il fait cependant peu de doutes que les résultats seront falsifiés. Dans certaines régions comme Moscou, où l’organisation des élections représente un défi pour les autorités, l’arme absolue – le système de vote électronique à distance (VED) – sera déployée. Ce système sera utilisé dans les régions où l’on s’attend à ce que les élections soient problématiques pour les autorités. En effet, la falsification directe des résultats du vote peut déclencher des manifestations de masse. Le Kremlin l’a compris pour la première fois en 2011 et en a été encore plus convaincu par les manifestations en Biélorussie en 2020. Les autorités sont résolues à éviter de telles péripéties et autres surprises dans les régions dotées d’un potentiel élevé de contestation, et le système VED peut contribuer à garantir un résultat « adéquat ».
Quel impact ces élections auront-elles sur la société russe ? Quel est l’élément le plus important dans ces élections pour le Kremlin ? Pourquoi ces élections sont-elles à la fois cruciales et périlleuses pour les autorités russes ?
Je ne veux pas tergiverser ni dissimuler ma position : je pense qu’il est nécessaire de participer à ces élections, même si elles sont truquées. Pendant plus d’un mois, il y a eu une vive discussion sur cette question dans les cercles de l’opposition russe. L’un des éléments les plus importants est la consultation publique d’Alexei Navalny sur les stratégies et tactiques électorales pour mars 2024.
Je n’ai pas l’intention de dresser la liste des arguments en faveur des différents points de vue : ils sont nombreux et on peut en trouver pour tous les goûts. J’aimerais seulement souligner que la direction politique de la Russie a mis en place un système coûteux de contrôle bureaucratique sur les élections, conçu pour produire les résultats souhaités par le régime. Il est par essence crucial pour ce système que les urnes contiennent le plus grand nombre possible de bulletins « Pour » et un minimum de bulletins « Contre ». Tout le reste – le taux de participation, le nombre de candidats et leurs personnalités, le bourrage des urnes et les manipulations – constitue des détails techniques. Ceci doit être pris en compte dans tout projet politique d’opposition pour mars 2024, mais cela ne détermine pas la réponse à la question de savoir si les opposants à la politique de Vladimir Poutine doivent se rendre aux urnes.
Détruire la politique
Dans un commentaire récent pour un article du New York Times, Dmitry Peskov, l’attaché de presse du président Poutine, affirmait que les élections en Russie ce n’est pas la démocratie, mais une « bureaucratie coûteuse ». Les raisons qui fondent cette affirmation ont une importance limitée dans cette conjoncture. Évitons de fouiller le sous-texte ou les significations cachées de ses mots, laissant cela aux experts en « signaux envoyés à l’élite » et en technologie politique. Admettons que sa déclaration est un fragment d’une compréhension globale du système politique de la Fédération de Russie en tant que forme d’exercice du contrôle administratif pour s’assurer que la démocratie – c’est-à-dire une forme de régime politique où l’opinion des masses pourrait détruire les plans des groupes dirigeants – n’arrive pas par accident dans le pays.
Les processus démocratiques, même dans les démocraties libérales les plus limitées, supposent une « dynamique ascendante »2 au sein de la société : des ONG sont créées et dissoutes, des partis et des mouvements politiques se confrontent, les radicaux se rebellent et la police essaie de les contrôler. Ceci résume la vie politique et la politisation, quand on regarde l’engagement citoyen. Les élections ne sont qu’une partie de ce processus. Une partie importante parce qu’elles déterminent l’équilibre du pouvoir et des ressources pour une période donnée, mais pas la seule. Ce sont précisément les dynamiques sociales au sein de la société russe que Vladimir Poutine a intentionnellement combattue depuis qu’il est devenu Président. Ainsi nous pouvons affirmer que la dépolitisation a été la stratégie intérieure adoptée par le Kremlin au cours des dernières décennies.
La première réponse des autorités à un groupe social ou à des protestataires locaux n’est pas le rejet catégorique de leurs revendications. En lieu et place, Poutine utilise une phrase qui a été son leitmotiv tout au long de son mandat : « ne politisons pas ce problème ». Cette affirmation véhicule trois messages : les discussions sur les questions sociales devraient être éliminées ; les citoyens mécontents ne devraient pas essayer de réfléchir aux raisons de leur mécontentement ; il est souhaitable de minimiser l’implication des partis politiques et des mouvements socio-politiques dans la défense de leurs intérêts. Les députés à tous les niveaux ont souvent du mal à comprendre le sens de leur travail, car ils sont principalement occupés à approuver les projets de loi qui leur sont soumis par le pouvoir exécutif, c’est-à-dire la bureaucratie. La conviction qui prévaut au sein de la classe dominante russe est qu’il n’y a pas de problèmes politiques mais seulement des défaillances dans la machinerie bureaucratique.
La dépolitisation est atteinte en brisant les liens entre les mots, les actions et les résultats. Je souhaite souligner l’importance du lien entre les mots et les actes, parce que cela constitue le défi le plus significatif dans le cadre complexe de la gouvernance politique russe contemporaine. En même temps, il est crucial de garder à l’esprit que les mots peuvent aussi être des actes. Prenons par exemple le vote dans une élection. Si cela influence le résultat de l’élection, les mots constituent sans aucun doute une forme directe d’action. Nous avons voté et le fait de voter véhicule en lui-même une signification tangible et influence le paysage politique.
S’exprimer est un défi
Après le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, la majorité des opposant·es russes se sont installé·es à l’étranger et les plus ingénieux d’entre elles et eux ont créé des grandes chaînes YouTube. Dans ce cadre, elles et ils sont contraints d’un côté de fournir des informations et de l’autre de divertir leur public ; c’est ainsi que fonctionnent les médias, c’est ainsi que fonctionnent les mots. Sans aucun doute, certaines actions se révèlent évidemment précieuses et significatives pour celles et ceux qui s’opposent au régime de Poutine. Récemment, des plateformes médias d’opposition de premier plan ont organisé un marathon de levée de fonds en soutien aux prisonniers politiques, intitulé « Vous n’êtes pas seuls », qui a permis de collecter 34,4 millions de roubles [349 000 euros].
Cependant, les programmes quotidiens et les émissions diffusées toutes les heures représentent un marathon incessant de production de contenu dans un domaine où la concurrence pour l’audience est assez féroce. Cette production incessante de mots était censée remplacer le manque d’occasions d’agir, mais ce n’est pas le cas : l’effet performatif n’est pas atteint ou ne peut pas être évalué. Certes, on pourrait prétendre qu’il y a un combat pour les esprits, les cœurs et l’état d’esprit des Russes. Mais, franchement, alors que l’on est dans la seconde année de l’invasion, il est difficile de croire que la question soit uniquement un manque d’informations et une supposée ignorance politique. De nombreuses rédactions des médias d’opposition ont été sauvées et agrandies, de nouveaux médias ont émergé et la majorité des militant·es politiques qui souhaitaient quitter le pays ont pu le faire. Il semblerait que le plan d’urgence a été exécuté. Cependant le lien entre la parole et l’action a été finalement rompu, créant pour le Kremlin un espace opérationnel pour finaliser son projet de dépolitisation de la société. La dure réalité est que vous pouvez parler, mais transformer les mots en actions est impossible dans de telles circonstances. Ou, à l’inverse, vous pouvez mener quelques actions limitées mais alors vous devez rester silencieux. Par exemple, de nombreuses annonces d’évènements, plus qu’innocents selon l’ancienne norme, sont précédées de la mention « à partager uniquement lors de réunions restreintes ».
Tel est le défi – l’effondrement de la possibilité d’être un acteur politique dont les mots se transforment en actions – qui constitue l’intrigue principale de l’élection principale de 2024. Dans ces circonstances, la contestation est-elle possible même seulement en théorie ? Après tout, participer à une élection est un acte performatif : on peut authentiquement effectuer une action politique minimale avec un mot représentant le nom d’un candidat. La puissance de cette connexion simple a jeté des dizaines de milliers de gens dans les rues de Moscou en 2011 et 2012. Rien n’est aussi direct que le décompte précis des bulletins de vote. Un bulletin de vote est tangible : on peut le voir et le toucher. Si les bulletins de vote sont empilés dans l’urne, vous n’avez pas besoin de jetons numériques pour comprendre quelle case est cochée. Chaque bulletin de vote est rempli par une personne que vous avez vue et est vérifié par un membre de la commission électorale. C’est cette compréhension instinctive qui active l’impact performatif du vote et transforme la participation aux élections en action politique accessible.
Faire taire à tout prix
Dans cette situation, le VED (système de vote électronique à distance) est la machine de dépolitisation parfaite. Quand Peskov mentionne la « bureaucratie coûteuse », il se réfère sans aucun doute au vote électronique, qui pourrait minimiser les efforts bureaucratiques dans les années à venir. Avec la mise en place du vote électronique, il n’y a plus besoin de se faire du souci pour les régions à problèmes, les gens qui s’organisent eux-mêmes et constituent des groupes de surveillance ou des chefs de commission électorale imprudents qui poussent les bulletins de vote dans les urnes avec des brosses à cheveux. Rien de tout cela ne se produira : le pouvoir sera peu coûteux, discret et contrôlé.
La société contemporaine est centrée sur la production de messages. À proprement parler, ce que fait quelqu’un importe de moins en moins par rapport au commentaire qu’il produit. Le message du poutinisme, le sentiment social qu’il reproduit constamment, tourne autour de la sensation de solitude totale de l’individu face à la réalité du monde. Le citoyen idéal de la Russie de Poutine est isolé et le système de vote électronique à distance contribue de façon certaine à isoler politiquement chaque citoyen. La reproduction continue de la frustration et de l’irritation des concitoyens est le fondement technologique et le choix stratégique du pouvoir russe. Cependant, dans cette Russie, il y a aussi des citoyen·es qui ne correspondent pas à l’idéal poutinien. Ils se regroupent en communautés, tentent de s’engager dans la politique, la surveillance et l’entraide. Elles et ils créent des zones de politisation. Leurs activités sapent le poutinisme. Il faut être très clair : ce n’est pas le résultat du vote affiché sur les tableaux électoraux qui le détruira, parce que le tableau est entièrement contrôlé. Cette remise en cause viendra de processus sociaux conduisant à une coopération accrue entre citoyens et à leur politisation.
Le 13 décembre 2023
Vitaliy Bovar est étudiant en master en histoire de la psychiatrie à l’université européenne de Saint-Pétersbourg, après avoir obtenu un diplôme d’études supérieures en histoire de l’Europe médiévale à l’université d’État de Saint-Pétersbourg.