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Alexeï Navalny a appris à l’opposition russe à se mobiliser

par Ilya Budraitskis
Crédit Photo Evgeny Feldman / Wikimedia Commons
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Le mouvement d’Alexeï Navalny a tenté un type de mobilisation de masse rare parmi les dissidents libéraux qui l’ont précédé. Il a résisté aux efforts visant à étouffer la société russe – un acte de défi qui lui a coûté la vie.

Vendredi 16 février – à moins que ça ne se soit produit la veille – l’homme politique a été tué dans une prison pour détenus à haut risque dans l’extrême nord de la Russie. Les véritables causes de sa mort restent cachées, et on ne sait même pas où se trouve son corps, malgré les tentatives de ses parents et de sa femme pour le récupérer auprès des autorités. Navalny est peut-être mort à cause de coups, d’un poison ou de la torture systématique à laquelle il a été soumis pendant trois ans en prison. Nous n’en savons rien.

Nombreux sont ceux, dont je fais partie, qui ont encore du mal à s’habituer à l’idée de la mort de Navalny. Pourtant, force est de constater que c’était l’issue inéluctable depuis son retour en Russie en janvier 2021. À l’époque, après avoir miraculeusement survécu à une tentative d’empoisonnement par les services spéciaux russes – il avait alors été hospitalisé à Berlin –, il a pris l’avion pour Moscou, où il a été immédiatement arrêté. Les motifs juridiques de son emprisonnement étaient insensés : il a d’abord été condamné à trois ans de prison, puis les autorités ont ajouté une peine de neuf ans pour une autre affaire, puis une troisième avec dix-neuf ans supplémentaires. Navalny avait parfaitement compris que, sur le territoire russe, sa vie ne dépendait que de la volonté d’un seul homme. En ce sens, il est devenu un Russe comme les autres.

Un parcours politique chaotique

Navalny a passé plus de 250 jours, entrecoupés de courtes pauses, dans la cellule dite punitive – une sorte de prison dans la prison, où il était détenu dans des conditions extrêmement difficiles, avec notamment une interdiction totale de tout contact avec le monde extérieur. Pourtant, jusqu’à ses derniers jours, il a saisi toutes les occasions pour lire et écrire. L’histoire nous apprend que pour de nombreux prisonniers politiques, la cellule devient un lieu de réflexion profonde – souvent, malheureusement, définitive – sur les raisons de la défaite des mouvements auxquels ils appartenaient, sur les leçons à en tirer et sur les défis à relever pour l’avenir.

En août dernier, Navalny a probablement écrit l’un de ses messages les plus importants de ce type1 . Réfléchissant aux raisons de l’émergence de la dictature de Vladimir Poutine, il est parvenu à la conclusion que ses racines remontent aux années 1990, à l’époque du règne de Boris Eltsine et des soi-disant réformes du marché. Poutine et ses amis des services secrets ne sont pas arrivés au pouvoir en « repoussant les réformateurs démocratiques », écrivait-il : au contraire, ces « réformateurs » « les ont eux-mêmes appelés, ils leur ont eux-mêmes appris à falsifier les élections, à voler les biens de l’État, à mentir aux médias, à réprimer l’opposition par la force, et même à déclencher des guerres absurdes ». Pour maintenir le contrôle d’un petit groupe d’oligarques sur un vaste empire immobilier, les « démocrates » des années 1990 ont détruit les institutions démocratiques naissantes et ouvert la voie à l’autoritarisme. Comprendre cette genèse du poutinisme, inextricablement liée à l’histoire criminelle de la redistribution de l’ancienne propriété publique, est, comme l’a noté Navalny, « la question de stratégie politique la plus importante pour tous les partisans du développement démocratique du pays ».

Navalny a passé de nombreuses années dans les cercles politiques russes avant d’en arriver à cette conclusion. En 2000, très jeune, il rejoint le parti libéral Iabloko, qu’il quitte quelques années plus tard, déçu par le dogmatisme et l’élitisme de l’ancienne génération de libéraux russes. Son désir de construire une large coalition d’opposition le conduit alors à flirter avec le nationalisme russe et la rhétorique anti-immigrés, ce qui reste l’un des moments les plus controversés de sa trajectoire politique. En 2011, il lance la Fondation anti-corruption, une organisation qui s’est avérée capable d’absorber l’énergie de la jeune génération mise en mouvement avec les manifestations de masse contre le troisième mandat présidentiel de Poutine. C’est le début de l’histoire de Navalny en tant que principal et plus dangereux opposant au gouvernement Poutine – l’histoire du Navalny des années 2010.

 

Colère sociale

Dans un contexte de répression croissante et de propagation de l’apathie et du conformisme dans la société russe, face à un système électoral opaque et manipulé d’en haut, Navalny a montré que même de telles élections peuvent être utilisées pour exprimer une puissante protestation et la politisation de larges couches de la société. En 2013, il mène une campagne impressionnante lors des élections à la mairie de Moscou, défiant le protégé du Kremlin et, en 2018, il annonce sa candidature à la prochaine élection présidentielle. Bien que les autorités n’aient pas autorisé Navalny à se présenter, invoquant divers prétextes farfelus, sa campagne de 2018 a attiré 150 000 volontaires et est en fait devenue l’organisation politique de base la plus massive de l’histoire de la Russie post-soviétique. Les quartiers généraux de campagne de Navalny, ouverts dans tout le pays, sont devenus des centres de politisation de la jeunesse. Des débats ont été constamment organisés sur toutes les questions d’actualité et de la vie du pays, et la génération des jeunes de vingt ans a découvert le monde des idées politiques (et certain∙es d’entre elles et eux ont choisi les idées socialistes).

Plus important encore, la campagne de Navalny a montré à des dizaines de milliers de personnes que la participation politique est une véritable alternative au monde étroit des intérêts privés et de l’indifférence dans lequel le gouvernement Poutine a si péniblement poussé les Russes pendant des années. Ce succès a été possible parce qu’il s’est rendu compte que les slogans libéraux habituels – limités à des demandes d’élections équitables et de garanties des droits civils – ne peuvent pas produire une mobilisation politique à grande échelle. Il a compris que dans la Russie de Poutine, les inégalités sociales colossales, la pauvreté de la majorité et l’incroyable richesse d’une infime minorité étaient les principaux problèmes. La possibilité d’une transition vers une véritable démocratie dépend de la résolution de ce problème. Les enquêtes de Navalny, qui ont suscité une énorme indignation, ne parlaient pas seulement de corruption, mais aussi de la nature criminelle de la richesse de l’élite politique et économique en tant que telle. La colère sociale suscitée par les inépuisables visites virtuelles des palais secrets de Poutine et de ses amis était, dans l’ensemble, un sentiment de classe.

Des préoccupations sociales

Au cours de cette période, la question de l’injustice sociale a commencé à occuper une place centrale dans la rhétorique de Navalny. Il s’est activement opposé à la réforme néolibérale des retraites de Poutine, encourageant la création de syndicats indépendants d’infirmières et d’enseignants, et il a critiqué le gouvernement pendant la pandémie pour les maigres sommes versées aux personnes qui avaient perdu leur revenu et leur emploi.

Navalny n’est pas arrivé à ces prises de position à partir d’idées de gauche, mais grâce à son expérience de voyages constants à travers le pays et à sa capacité à écouter des personnes très différentes au sujet de leurs vrais problèmes.

Après 2018, lorsqu’il est devenu clair que lui et ses partisans ne seraient jamais autorisés à participer aux élections présidentielles ou parlementaires, Navalny a appelé à un « vote intelligent », c’est-à-dire à soutenir le candidat apparaissant le plus capable de l’emporter face au parti Russie unie de Poutine. Cette tactique est devenue un sérieux défi pour le système de « démocratie dirigée » de Poutine, dans lequel tous les autres partis existent en tant qu’ornements et ne sont pas destinés à rivaliser réellement pour le pouvoir et l’influence politique. Le principal bénéficiaire du « vote intelligent » a été le Parti communiste de la Fédération de Russie (PCFR), seule force du système politique existant capable d’accumuler des voix exprimant la colère sociale.

En appelant au soutien tactique du PCFR, Navalny a non seulement attiré des centaines de milliers de jeunes électeurs vers le parti, mais il a également contribué à un renouveau au sein du parti lui-même, où le mécontentement à l’égard du conservatisme et de l’opportunisme de l’ancienne direction allait croissant.

La marche à la guerre

À l’été 2020, il est devenu évident pour le Kremlin que Navalny représentait un problème existentiel qui ne pouvait être résolu que par des moyens radicaux. Cependant, Navalny a non seulement miraculeusement survécu à l’empoisonnement, mais a également mené, avec son équipe, une brillante enquête sur son propre assassinat manqué, établissant la liste complète des officiers du Service fédéral de sécurité (FSB, successeur du KGB) qui y étaient impliqués. Janvier 2021 est devenu le dernier combat de Navalny. Des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues des grandes villes pour exiger sa libération immédiate. Ces manifestations ont été interdites et sévèrement réprimées : des centaines de personnes ont été battues et arrêtées.

À ce moment-là, la Russie de Poutine était déjà sur le point d’envahir l’Ukraine, et l’élimination de toute opposition potentielle faisait partie intégrante de cette préparation. Les manifestations du jour du début de la guerre, le 24 février 2022, ont été mal organisées et n’ont pas atteint l’ampleur de l’année précédente. La société russe a plongé dans une atmosphère de peur et d’apathie, et Navalny n’a pu apprendre les nouvelles dans sa prison que par des programmes télévisés de propagande et des lettres de ses camarades.

Pas un esclave

Alexeï Navalny n’a jamais été socialiste. Il croyait fermement en la possibilité d’une démocratie « normale » pour la Russie, avec un État de droit, la liberté d’expression, une classe moyenne massive et un marché orienté vers la société. Jusqu’au bout, Navalny a pris au sérieux des principes aussi banals que le « gouvernement du peuple et par le peuple ».

À l’instar d’Alexandre Radichtchev2, premier dissident russe de la fin du 18e siècle et combattant de la libération, Navalny voulait que chaque Russe se sente « non pas un arbre, non pas un esclave, mais un être humain ». Aujourd’hui, après l’assassinat de Navalny et face à la montée des formes autoritaires de capitalisme dans le monde, nous devons nous rappeler que sans la liberté fondamentale d’expression et de réunion, la gauche et les opprimé·es ont très peu de chances de gagner quoi que ce soit.

Le 20 février 2024

  • 1« Ma peur et ma haine », 11 août 2023 (en russe).
  • 2Alexandre Radichtchev (1749-1802), écrivain, philosophe et poète a publié en 1790 Voyage de Pétersbourg à Moscou (traduction française, éditions Payot, 2007) où il dénonçait le servage, le système judiciaire et l’administration sous Catherine II. Il a été arrêté, torturé et condamné à mort, peine commuée en dix ans de bagne en Sibérie. Libéré par Paul Ier, employé brièvement par Alexandre Ier pour la révision de la législation russe et à nouveau menacé par son employeur, il aurait mis fin à ses jours sous la menace d’un nouveau exil en Sibérie. Mais, officiellement, il est mort d’une phtisie…

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Auteur·es

Ilya Budraitskis

Ilya Budraitskis, chercheur en histoire et en sciences politiques, enseignant à l’Université de Moscou, organisateur du mouvement anti-guerre jusqu’à son exil en 2022, est militant du Mouvement socialiste russe.