26 octobre : au 41e jour de la grève contre les Trois de Detroit – Ford, General Motors et Stellantis (ex-Chrysler) – le syndicat automobile UAW est parvenu à un accord non encore définitif avec Ford. L’accord sera en discussion dimanche 29 octobre au sein de la direction élue de la section Ford de l’UAW. En cas de majorité en faveur d’un vote des adhérents, l’accord sera mis en ligne sur le site de l’UAW le même soir. Des réunions seront prévues dans les sections locales pour permettre discussions et votes.
De leur côté, les ouvriers reprendront le travail. Dans une vidéo adressée aux adhérents le soir du 26 octobre, le président de l’UAW, Shawn Fain, et le vice-président de la section Ford, Chuck Browning, ont souligné certains éléments de l’accord.
Si cette présentation reste encore très incomplète, l’accord représente une percée en mettant un terme aux reculs imposés par le plan de sauvegarde de l’emploi de 2009. Il rétablit une bonne partie de ce qui avait été concédé tout en offrant la sécurité de l’emploi dans un secteur instable, en phase de restructuration en vue du passage à la production de véhicule électrique (VE).
Les ouvriers de Ford retourneront au travail pendant la lecture, la discussion et le vote de l’accord. Assurément, l’enjeu est de taille pour Ford dès lors que son site le plus rentable, Kentucky Truck, est en grève depuis deux semaines. Ce site produit 48 000 dollars de revenu à chaque minute d’activité. L’accord incite fortement GM et Stellantis à ne plus traîner et à trouver un compromis, d’où son utilité aussi pour l’UAW.
La stratégie de stand up strike, grèves surprises montant en puissance d’un site à l’autre de semaine en semaine, a touché les sites les plus rentables du trio de grands constructeurs de Détroit au cours de deux dernières semaines : le site Kentucky Truck et les sites d’assemblage Arlington de GM et Sterling Heights de Stellantis. Pour chacun d’entre eux, le revenu annuel atteint les 20 à 25 milliards de dollars.
Des avancées importantes
Le nouvel accord collectif s’appliquera pour les quatre prochaines années et demie avec une augmentation de salaire de 25 %, dont 11 % dès la première année. Il prévoit le retour de la mesure de compensation du coût de la vie (COLA), suspendue en 2009 pendant la crise économique (indépendamment du fait que Ford, à la différence des deux autres, n’avait été destinataire de l’aide fédérale).
L’étalement de la progression salariale sur huit ans pour atteindre le salaire maximum sera réduit à trois ans, mesure décisive qui supprime la grille salariale à double échelle, tant détestée, mais qui toutefois ne s’accompagnera probablement pas d’une restauration complète de la protection santé des retraités et des pensions de retraite.
Les retraités de Ford, qui n’ont pas vu la pension de retraite augmenter depuis 2009, recevront une somme annuelle en un seul versement.
Cet accord voit pour la première fois un des Trois de Detroit accepter une disposition relative au droit de grève de l’UAW en cas de fermeture de site. L’engagement de Ford à une garantie de deux ans accordée aux travailleurs dans de telles situations avait déjà été annoncé. Celui-ci comporte le maintien d’un pourcentage de leur salaire et la prise en charge des dépenses de santé. On ne sait pas encore si Ford a suivi GM sur son offre de reconnaître l’UAW pour représenter les ouvriers des sites de production de batteries des entreprises partenaires (GM a un partenariat déjà effectif et un autre prévu pour être opérationnel dès la fin de l’année ; les partenariats de Ford sont encore en cours d’élaboration).
Dans leur présentation, Fain et Browning insistèrent sur le rôle de la base militante dans l’obtention de l’accord provisoire et sur le fait qu’il revient aux 48 000 membres de l’UAW d’accepter ou de rejeter l’accord. S’il devait être rejeté, ce qui est peu probable, la négociation devrait alors reprendre.
La nouvelle direction ayant récemment obtenu la majorité pour la direction internationale de l’UAW au terme d’une dure confrontation entre la vieille garde et les réformateurs, il restait à savoir si les uns et les autres étaient prêts à mener une campagne unitaire en faveur de l’obtention d’un accord collectif sans concession. Lors de l’annonce de dix revendications syndicales, nombre des proches de la vieille garde déclarèrent qu’elles étaient irréalistes. Cependant, dans le cadre de cet accord provisoire, il s’avère que les choses avancent significativement pour plus de la moitié d’entre elles (voir la liste ci-dessous). La présentation commune de Fain (le réformateur) et Browning (membre de longue date de la direction) a donné une image de cette unité, au moins pour l’instant.
Des revendications offensives
Sachant que les Trois de Detroit ont ramassé 250 milliards de dollars au cours de la dernière décennie, l’United Auto Worker (UAW) a axé sa campagne pour l’obtention d’un nouvel accord sur la dénonciation de la course aux profits des grandes entreprises. Les trois entreprises, quant à elles, ayant amassé 21 milliards de dollars au cours du premier semestre 2023, avaient accepté le principe d’une augmentation de salaires tout en rappelant que la restructuration nécessaire à la mise sur le marché de véhicules électriques laissait peu de marge financière.
La direction rénovée récemment élue a cependant déclaré, « À profits records, accords collectifs records », avant de parcourir la liste des dix revendications :
• Élimination du système de double échelle [défavorisant les travailleurs·ses récemment recruté·es dans l’accès à la tranche salariale la plus haute, ndt] : il ne doit y avoir aucun travailleur de seconde classe. Les camionneurs ont mis fin à ce système chez UPS. Nous y mettons fin chez les Trois grands.
• D’importantes augmentations de salaires : nous revendiquons des augmentations à deux chiffres. Les dirigeants des Trois grands ont vu leur rémunération bondir de 40 % en moyenne au cours des quatre dernières années. Nous savons que nos adhérents valent autant et mieux encore.
• Rétablissement de la mesure de compensation du coût de la vie (COLA) : COLA a assuré la prospérité de la classe ouvrière pendant des décennies. Elle doit être rétablie.
• Indexation des pensions de retraites sur les salaires : tou·te·s les travailleur·se·s méritent la pension de retraite sûre dont ont bénéficié les adhérent·es de l’UAW durant des générations.
• Restauration de l’allocation de santé des retraité·es : ceci est tout aussi essentiel qu’une bonne pension de retraite.
• Droit de grève en cas de fermeture de site : les Trois grands ont fermé 65 sites au cours des 20 dernières années, causant un désastre dans les villes concernées. Nous devons avoir le droit de défendre nos communautés.
• Un programme de protection des familles de travailleur·se·s : ce programme maintient les adhérent·es de l’UAW dans l’emploi et la production dans nos sites. Si les entreprises tentent une fermeture, elles devront payer les adhérent·es de l’UAW pour faire des travaux d’intérêt général.
• En finir avec la maltraitance des travailleur·se·s temporaires. Nous allons mettre fin aux mauvais traitements subis par les travailleur·se·s temporaires. Notre lutte chez les Trois grands est une lutte pour tous les travailleur·se·s.
• Plus de congés payés pour pouvoir être en famille : nos adhérent·es travaillent 60, 70 et même 80 heures par semaine pour tout juste parvenir à joindre les deux bouts. Ce n’est pas une vie, mais une survie et ceci doit cesser.
• Une augmentation significative de la paie des retraité·es : nous devons tout à nos retraité·es. Ils et elles ont construit ces entreprises et ils et elles ont construit nos organisation syndicale.
Ces revendications, venues de notre base, non seulement inversent des années d’inégalités au travail qui se sont immiscées dans l’accord collectif, mais elles affirment aussi le droit des ouvriers de l’automobile d’avoir une vie en dehors du travail. Même ceci n’est pas pleinement formulé : si le salaire augmente et les heures supplémentaires baissent, les menaces de fermetures de sites s’éloignent. Même si les usines ferment, cela ne met pas fin à la responsabilité de l’entreprise à l’égard de la main-d’œuvre et de la communauté au sens large.
En préparant les négociations de 2023, les réformateurs ont compris que l’obtention d’un bon accord dépendait de la participation active de la base. Les entreprises étaient prêtes à augmenter les salaires de 9 à 10 % mais pas beaucoup plus et ne voyaient aucun inconvénient au fait de reconduire les énormes reculs syndicaux concédés dix ans plus tôt. Mais une fois mises sous pression, ces constructeurs étaient susceptibles d’accorder des plein-temps à toutes les récentes recrues encore en intérim.
Il y avait une autre raison. Au fil des ans, la direction, sous le contrôle de la commission administrative, avait incité les ouvrier·es à revoir leurs attentes à la baisse sur ce qu’il serait possible d’obtenir. On s’aperçut, cependant, que non contents de s’être rangés à l’idée que les travailleur·se·s de l’automobile devaient faire des sacrifices pour préserver leur site, certains des hauts dirigeants – dont deux présidents – avaient accepté des dessous de table en recevant des pots-de-vin de la part d’entreprises, et entretenaient le train de vie en se servant dans les fonds de l’UAW. Plus d’une douzaine de responsables finirent en prison et une tutelle fédérale fut nommée afin de superviser le syndicat. Comment cette organisation pourrait-elle se remettre de la corruption et de quarante années de négociations à la baisse ?
Les réformateurs ne seraient jamais parvenus à se débarrasser de l’ancienne direction sans ces révélations sur la corruption généralisée des principaux dirigeants. Mais une fois cette étape franchie, Unite All Workers for Democracy (UAWD) l’emporta sur le principe d’un vote de la base et gagna la moitié des sièges du comité exécutif international (IEB).
Les raisons de la victoire des réformateurs
C’est une longue histoire qui raconte comment un petit groupe, United All Workers for Democracy (UAWD), a obtenu une modification des statuts de l’UAW prévoyant l’élection directe, a fait campagne pour les sièges les plus importants et a réussi à faire élire chacun des sept candidats qu’elle avait soutenus, remportant même la présidence. Sans une équipe dirigeante réformatrice pour remplacer la vieille garde, nous aurions continué sur la voie des concessions.
Créée par Walter Reuther à la fin des années 1940, la commission administrative (CA) contrôlait les postes de direction du syndicat du sommet jusqu’aux sections locales. Ayant à l’origine une conception sociale-démocrate du rôle de l’UAW, son implacabilité face à toute remise en cause de son autorité a contribué à la mise en place d’une bureaucratie qui considérait que son rôle était de maintenir les entreprises en activité.
Depuis les années 1970, la CA a négocié des contrats contenant des concessions aux entreprises. Cela signifiait expliquer à ses membres qu’il était impossible d’obtenir de meilleures conditions de travail, de meilleurs salaires et de meilleurs avantages. Certains responsables ont prétendu qu’avec la reprise économique, ces concessions seraient éliminées, mais cette estimation erronée de la demande incessante du capitalisme pour une main-d’œuvre moins chère signifiait une restructuration constante de l’industrie, une intensification du travail et une plus grande insécurité de l’emploi.
Les négociations avaient l’habitude de commencer par une poignée de mains avec les PDG des Trois grands. Les syndiqué·es n’avaient aucune nouvelle de l’avancement des pourparlers. Éventuellement l’UAW finissait par cibler une seule entreprise. Si les négociations s’enlisaient et débouchaient sur une grève, les ouvriers venaient sur les piquets et recevaient l’ordre de ne pas s’adresser à la presse au motif que les négociations pourraient s’en trouver mises en difficultés. Même le département de la communication de l’UAW avait reçu l’ordre de ne faire aucun commentaire lorsqu’on le lui demandait.
Il y a toujours eu une vision alternative au sein de l’UAW. Cependant, elle a été marginalisée par le pouvoir d’un groupe bien installé. La plus importante fut probablement celle du mouvement New Directions, dans les années 1980 et au début des années 1990. Sous la direction de Jerry Trucker, New Directions a réussi à obtenir de bons contrats suite à des grèves du zèle. Mais le succès du directeur adjoint régional a menacé la décision du CA d’accepter des concessions ; la direction s’est efforcée d’écraser le mouvement – et y est parvenu.
Le petit nombre d’activistes de New directions qui ont survécu se sont battus contre la vente par les Trois grands de leurs usines de pièces détachées. Tout en permettant à ces derniers d’acquérir un plus grand contrôle sur ces usines, cette vente a réduit leur main-d’œuvre. Capables de dicter les décisions en matière de prix et de qualité, non seulement sur le produit mais aussi sur les travailleurs, les Trois grands ont également pu observer comment les dirigeants de l’UAW réagissait au projet patronal de création d’une double échelle de statuts d’embauche. On était loin de se douter que les dirigeants du CA avaient non seulement accepté des postes offerts par ces grandes entreprises, mais qu’ils pouvaient mener un train de vie identique à celui des patrons et tirer profit de la situation. Lorsque la corruption a été révélée, ces dirigeants syndicaux se prélassaient dans des hôtels haut de gamme, entre parties de golf et cigares à 2000 dollars.
L’entreprise et les dirigeants de l’UAW ayant les uns et les autres fait campagne pour le « oui » à cette stratégie de préservation de l’emploi, nombre d’ouvriers votèrent « oui » à contre-cœur. Sur le site American Axle de Detroit (section 235) où je travaillais, nous avions réussi à faire voter contre, mais sans pouvoir nous adresser aux travailleurs des autres sites dont l’entreprise était propriétaire, notamment du fait de la campagne de rumeurs qui répandait le bruit que nous, nous avions la sécurité de l’emploi et que c’était donc par égoïsme que nous refusions le système de double échelle.
Au moment de la banqueroute de GM et Chrysler en 2009, des courants oppositionnels se reconstituèrent autour de la décision de la direction de l’UAW de soutenir l’entreprise de façon inconditionnelle dans sa demande de fonds fédéraux. Ces diverses composantes se rendirent en convoi à Washington afin d’y tenir une conférence de presse et exiger qu’il y ait des conditions à l’attribution d’argent public. Il s’agissait d’abord d’imposer aux entreprises d’orienter leur production pour les transports publics. Ensuite, il était question de refuser que les travailleurs renoncent à leur droit de grève ou acceptent la suspension de la mesure de compensation du coût de la vie (COLA) dès lors qu’ils n’avaient pas pris part à la décision de l’entreprise. Ces revendications furent balayées.
Le convoi des travailleurs de l’automobile (AWC, Auto Worker Caravan) perpétua la tradition des courants qui l’avaient précédé en se procurant une version de l’accord en cours de négociation, pour en faire la lecture et l’analyse.
Tandis que les négociateurs de l’UAW parvenaient à un accord provisoire, ils préparèrent un fascicule basé sur ses points phares. De leur côté, les composantes réformatrices, dont l’AWC, mirent la main sur l’accord, en firent la lecture et produisirent leur propre tract soulignant ses points faibles. L’AWC était en mesure de rendre public l’accord sur son site internet. La direction de l’UAW dut alors faire de même et mettre l’accord sur son site.
Une partie des militants de l’AWC décida concentrer leur force sur la transformation des statuts pour permettre un suffrage direct de ses cadres dirigeants, et ainsi naquit Unite All Workers for Democracy (UAWD). Ils organisèrent une campagne afin de réunir les conditions pour la convocation d’un congrès extraordinaire pour l’adoption de ces modifications statutaires, mais le temps leur manqua. Alors qu’ils se préparaient à relancer cette campagne, des membres du parquet fédéral prononcèrent des chefs d’accusation contre plusieurs responsables de l’UAW et le Comité exécutif international (IEB) fut contraint d’accepter un administrateur fédéral chargé d’enquêter sur la corruption et d’aider à la mise en œuvre d’un contrôle des adhérents sur leurs dirigeants. l’UAWD exigea un référendum sur les conditions de l’élection de l’IEB, référendum qui fut approuvé ainsi que les modifications statutaires souhaitées.
L’UAWD fit campagne pour l’obtention de la moitié (sept) des sièges du Comité exécutif international de l’UAW, et les remporta tous les sept. Le dernier à être déclaré vainqueur fut Shawn Fain, qui fut élu au poste de président avec 600 voix d’avance seulement. Il prêta serment moins d’une semaine avant l’ouverture du congrès de négociation de l’UAW. Le slogan des réformateurs – et leur engagement – était : « pas de concessions, pas de corruption, pas de double échelle. » Avec l’élection d’un candidat indépendant, le nouvel IEB avait maintenant une chance de tenir ces promesses.
Les réformateurs optent pour une autre stratégie
La nouvelle direction réformée de l’UAW devait rompre avec l’apathie qui caractérisait les processus de négociation d’accords. Elle commença par organiser une mobilisation pour l’accord en encourageant les adhérents à la rejoindre. Des sms et des emails hebdomadaires insistaient d’abord sur la rentabilité des Trois grands, et sur les sommes que ramassaient leurs PDG. Les dix revendications formaient le socle des négociations et signalaient aux adhérents ce qu’ils pouvaient faire. Adaptant certaines des modalités organisationnelles utilisées par les Teamsters for a Democratic Union (TDU) lors des récentes négociations de l’accord Teamsters-UPS, ils furent appelés à porter des T-shirts rouges tous les mercredis, à organiser des meetings de dix minutes avec les collègues et à préparer des piquets de grève.
Lors de l’ouverture des négociations, le président Fain se rendit sur un site Ford, GM et Stellantis et alla serrer la main des ouvriers. Ceci représentait une rupture manifeste avec la pratique antérieure et signalait l’importance de la place que les adhérent·es doivent occuper pour que les négociations aboutissent.
Chaque semaine, Fain organisait des rencontres de 20 minutes en direct sur Facebook. Il faisait un point destiné aux adhérent·es sur les campagnes de syndicalisation et les grèves dans les sections locales de l’UAW à travers le pays, avant de se concentrer sur les négociations avec les Trois grands. Les dernières minutes étaient consacrées aux réponses aux commentaires et questions postées par dans le chat par les adhérent·es. Un jour, Fain fit part de la proposition de Stellantis affirmant le droit de l’entreprise de fermer 18 sites sur l’ensemble de la durée de l’accord. Fain mit la proposition à la corbeille, faisant remarquer que c’était sa place.
Ce geste était à l’image de la stratégie agressive du syndicat. Fain avait rappelé la rentabilité des trois constructeurs, soulignant que cet argent passait dans des rachats d’actions et gonflait de 40 % les rémunérations des patrons. Pendant ce temps, les ouvriers devaient se contenter d’attendre, paye après paye. Un travailleur sur contrat à durée déterminée devait attendre jusqu’à six ou huit ans pour accéder à un CDI. Une fois embauché en longue durée, il atteignait la tranche salariale supérieure en huit ans, sans jamais obtenir de régime de protection de santé une fois à la retraite, ou de pension. Et il y avait les filiales de distribution de pièces de rechange du constructeur, un marché très rentable, où les travailleurs démarrent avec des salaires inférieurs à ceux des ouvriers des chaînes de montage.
En tant que syndicat d’industrie, l’UAW préconise dans ces statuts une égalisation des salaires entre le travailleur le moins bien payé et le mieux payé. Lorsque fut introduite la double échelle des salaires dans l’accord avec les Trois de Détroit, même ceux qui avant voté favorablement, sans enthousiasme, sur la recommandation de la direction de la CA, se sentaient mal à l’aise de travailler à côté de nouvelles recrues dont les salaires et les prestations sociales étaient inférieurs. À chaque nouvel accord, les travailleurs déclaraient que la fin de cette double échelle était leur revendication numéro un, mais ils espéraient une concession temporaire qui deviendrait une procédure standard.
Sur les dix revendications, cinq exigeaient la fin de l’embauche à deux vitesses, qui avec la demande de rétablissement du COLA et l’augmentation de l’allocation retraite, constituaient une tentative de reprendre ce qui avait été perdu. Les trois autres questions – heures supplémentaires, fermetures de sites, et protection contre les licenciements – concernent l’intensification continue du travail et la restructuration du secteur qui laisse des travailleur·se·s sur le bord de la route. Le coût du travail ne représente que 4 à 5 % du coût total des véhicules (en baisse par rapport aux 7 à 8 % antérieurs), et pourtant, il est la cible prioritaire des constructeurs. Au moment où les entreprises revendiquent leur besoin de mettre de l’argent dans la recherche sur les batteries et la technologie, l’UAW exige le droit de reprendre ce qui a été perdu au titre de ce qui, pour les travailleur·se·s, était censé n’être qu’un « sacrifice » temporaire. Plus généralement, ces revendications contestent le droit de la direction d’entreprise à aggraver l’inégalité.
Ces mises à jour hebdomadaires n’eurent donc pas pour effet de limiter la négociation à une seule entreprise. Là encore, il y avait rupture avec la pratique antérieure qui consistait à ne viser qu’une seule entreprise pour obtenir un accord qui devait ensuite servir de base pour les deux autres. Dans certains cas, ceci conduisait à des grèves dans l’entreprise visée.
À l’approche de la date d’expiration de l’accord existant, Fain fit clairement savoir que cette échéance ne serait pas repoussée. Les ouvriers, les analystes du secteur et les médias se demandèrent si l’UAW allait se mettre en grève contre les Trois à la fois. Disposant de 825 millions de dollars dans son fonds de grève, l’UAW pouvait anticiper une grève d’un mois (chaque travailleur pouvant compter sur 500 dollars et une couverture santé).
Deux heures seulement avant minuit, Fain dévoila la stratégie innovante consistant à organiser la grève sur un site de chacune des trois entreprises. Ceci permit à la fois de préserver les ressources financières de l’UAW, mais également de fournir aux équipes de négociation une montée en puissance laissant à leurs interlocuteurs le soin de deviner quel allait être le prochain site affecté.
Au moment où 13 000 travailleur·se·s furent appelé·es à se mettre en grève, Fain défendit la stratégie de « stand up » fédératrice des grévistes et de ceux prêt·es à les suivre si nécessaire. Celles et ceux qui poursuivaient le travail après l’expiration de l’accord antérieur étaient incités à refuser les heures supplémentaires volontaires et à surveiller les agents de maîtrise susceptibles d’instituer des changements en violation des règles. Ceux qui n’étaient pas encore en grève devaient continuer à s’organiser, à porter les T-shirts rouges chaque mercredi, à discuter avec leurs coéquipiers et à participer aux piquets de grève.
Fain continua ses points d’étape hebdomadaires sur Facebook pour rendre compte de l’avancement des négociations. Au terme de la première semaine, Ford formula des réponses positives à certaines des revendications : pour titulariser les contrats courts après 90 jours de travail, rétablir le COLA, et garantir jusqu’à deux années de salaires et de prestations en cas de fermeture de site et de licenciement. Au regard de ce premier pas, l’UAW choisit de limiter la grève aux seuls sites de distribution de Stellantis et de GM. Ces 38 sites sont répartis sur 21 états, ce qui permet aux travailleur·es et aux habitant·es des villes voisines de se regrouper sur leurs piquets de grève. Certains parmi les grévistes organisèrent spontanément des convois d’un site en grève à un autre. Dès la semaine suivante, ces convois faisaient la navette d’une région à l’autre.
Lorsque la grève entra dans sa troisième semaine, Stellantis fit une proposition et s’assura un répit. Sur les sites d’assemblage GM à Lansing (Michigan) et Ford près de Chicago, 25 000 travailleurs UAW étaient en grève, accompagnés de quelques centaines d’autres, au chômage du fait de la grève.
La stratégie qui consiste à démarrer avec des objectifs minimaux impose chaque semaine aux entreprises de réagir, ou leurs sites seront visés. À mesure qu’elle gagnait en extension géographique, la grève bénéficia de la solidarité d’autres syndicats et associations, jusqu’à celle du président Biden lui-même.
Premier président à se rendre sur un piquet de grève, Biden déclara que les revendications des travailleurs étaient justes. Ce qui voulait également dire que le gouvernement Biden ne pouvait chercher à négocier une fin de mouvement et devait se tenir à l’écart.
Quand Trump prétendit soutenir les grévistes tout en s’opposant à leur dirigeants, Fain n’y vit rien d’autre qu’une attitude de milliardaire, cette classe opposée aux revendications ouvrières. Au lieu de venir dans le Michigan sur les piquets de grève, Trump tint un meeting sur un site non-syndiqué de production de pièces détachées, et où la presse ne parvint pas à trouver un seul gréviste parmi tous ceux qui arboraient le T-shirt « les ouvriers de l’automobile avec Trump ». Des journalistes finirent par rencontrer deux ouvriers automobile pro-Trump, mais même ceux-là ne partageaient pas l’opinion de Trump sur la stratégie de l’UAW.
La stratégie de la grève contre l’ensemble des Trois de Detroit met les entreprises en difficulté, devant répondre continuellement aux revendications de l’UAW. Cette stratégie est aussi transparente grâce aux points d’étape proposés chaque semaine et qui permettent d’être au fait de la négociation en cours et même de ce qui est gagné. De cette manière, elle encourage les adhérent·es à maintenir la pression, qu’ils poursuivent le travail au-delà de l’accord antérieur arrivé à échéance en gardant un œil sur l’attitude de l’encadrement, ou qu’ils tiennent un piquet de grève.
Les organisations syndicales de quartiers et les organisations politiques vinrent participer aux piquets de grève à toutes les heures du jour et de la nuit. On apporta de la nourriture, de la musique, et avec l’arrivée du froid, des quantités de bois pour les braseros. Les comités des DSA (Democratic socialists of America) furent particulièrement impliquées dans la participation aux piquets et dans l’aide matérielle.
Lorsque Bill Ford implora les travailleur·es de l’UAW du site Ford de Rouge de se tourner vers l’avenir avec l’entreprise et en concurrence avec les entreprises étrangères où la main d’œuvre n’est pas syndiquée, Fain répondit que ces travailleur·es non organisé·es étaient nos frères et nos sœurs et prêt·es à rejoindre les syndicats. Fain souligne également que la grève ne concerne pas uniquement l’UAW, mais qu’elle répond à un besoin plus large de mettre fin aux inégalités.
Traduction T.M. Labica.